jeudi 22 février 2024

Love and will, de Rollo May

 

 Dans ce livre, Rollo May partage ses réflexions sur, vous ne le devinerez jamais, l'amour et la volonté, qui sont selon lui les piliers d'une vie épanouissante, dont l'absence mène à l'apathie puis, conséquence du sentiment d'impuissance à mener sa propre existence qui en découle, à la violence. C'est d'ailleurs en interpellant l'un de ses clients, écrivain, souffrant de l'angoisse de la page blanche (puis, dans la vignette clinique suivante... d'impuissance) sur sa colère que l'auteur lui fait prendre conscience de sa complaisance à rester dans la plainte plutôt qu'à se responsabiliser de sa situation.

 May inscrit ses réflexions dans un contexte social : le progrès technologique, qui permet de surmonter d'innombrables difficultés, met aussi dans une situation de passivité. En effet, les personnes qui en bénéficient n'ont plus à chercher en elles des ressources pour surmonter les problèmes d'hier qui aujourd'hui n'en sont plus, passivité redoublée par le fait qu'elles ne sont pour rien dans les avancées technologiques dont elles bénéficient. L'auteur déplore aussi que la sexualité, qui auparavant était entravée par des barrières morales, est aujourd'hui (aujourd'hui en 1969) (oui, c'est la vraie année de parution, ce n'est pas moi qui ai fait une blague avec 69), entre l'accès massif à la contraception (dont il dit qu'il serait aberrant de ne pas se réjouir en soi) et la libération des mœurs, dévalorisée, voire désacralisée : ce n'est plus une entrée forte dans une vie affective pleine de sens, mais au contraire un moyen de ne pas s'engager dans une vraie vie affective.

 Si j'arrive à suivre l'auteur dans une certaine mesure sur ces éléments là, j'ai comme pour son livre précédent certaines réserves sur ces réflexions qui évoquent plus l'éditorialiste que le thérapeute, et qui semblent considérer la société (et les personnes qui la composent!) comme un bloc monolithique, ce qui semble pour le moins paradoxal pour un proche de Carl Rogers. Impossible de ne pas me demander, par exemple, ce qu'il pense du fait qu'il y a des personnes asexuelles a priori épanouies, alors qu'il écrit des pages et des pages sur la sexualité comme passerelle vers l'amour, lui-même indispensable à une vie profonde et véritablement heureuse (il décrète aussi que l'amitié n'existe plus parce qu'on n'a plus le temps, et que du coup certaines personnes ont des relations homosexuelles parce qu'elles ne peuvent plus rentrer en relation authentique avec d'autres personnes qui auraient dû être des amies -philia-... disons que ce n'est pas la vision la plus convaincante des relations humaines que je n'ai jamais lue).

 Si le propos général reste plutôt clair et facile à saisir, Rollo May rentre en profondeur dans les nuances des concepts qu'il mobilise, et les relie bien sûr aux enjeux existentiels qui sont au centre du livre (et a priori de son œuvre en général). Il distingue par exemple la volonté du souhait (qui devient réalisable à partir du moment où il existe donc met en mouvement) et de l'intentionnalité (il critique fortement les comportementalistes qui n'en voient que la manifestation musculaire à travers le geste qui suit l'intentionnalité, pour lui c'est un mouvement qui engage le psychisme dans son ensemble), ou encore explique longuement dans quelle mesure la vision psychanalytique de la sexualité comme pulsion lui semble erronée. Une complexité particulièrement appropriée, et argumentée ce qui permet aussi de se positionner, pour l'articulation entre philosophie et psychothérapie propre à la thérapie existentialiste.

samedi 10 février 2024

Person-Centred Experiential Counselling for Depression, de David Murphy


 

 Un petit point pratique avant de commencer : j'ai pris ce livre parce que je ne trouvais pas celui de Pete Sanders et Andy Hill sur le sujet, et c'est en fait le même, sauf que la seconde édition a impliqué un changement d'auteurs. On peut donc considérer ce livre comme une collaboration de Pete Sanders, Andy Hill et David Murphy (et par la même occasion se réjouir d'avoir une édition aussi récente -2019-, en particulier pour la revue de littérature scientifique qui figure dans le dernier chapitre).

 L'Approche Centrée sur la Personne est polyvalente : son nom semble flou, ce qui peut être frustrant quand (un exemple au hasard) on cherche à la présenter pour démarrer une activité, mais il devient pour le moins clair quand on l'oppose aux approches centrées sur les symptômes. En effet, ce qui est proposé aux client·e·s est une écoute empathique, et en aucune façon un mode d'emploi pour se débarrasser de telle ou telle souffrance ou pathologie, qui impliquerait une vision normative de ce en quoi aller mieux consiste, mais aussi une détermination très arbitraire de ce qui est important pour la personne accompagnée. Certaines figures de l'ACP, en cohérence avec ce principe, ont donc un point de vue assez virulent sur le concept de diagnostic, dont... Pete Sanders (co-auteur de la première édition) qui donne assez régulièrement (articles, conférences, ...) son point de vue sur le sujet. A titre personnel, sans en remettre en question la légitimité, je n'adhère pas à cette vision (pour moi le diagnostic est un outil parmi d'autres, qui peut parfaitement être utilisé conformément aux principes de non-directivité et d'autodétermination du ou de la client·e... le sens qui lui est donné par la personne accompagnée, par exemple, est en soi un élément de compréhension important qui peut être mis au service de l'écoute), et je ressentais le besoin de savoir, depuis mes connaissances par ailleurs floues, si cette approche était pertinente pour les personnes dépressives : est-ce que le ralentissement cognitif permet 45 minutes, 1 heure d'écoute dans de bonnes conditions? Est-ce qu'une personne qui potentiellement a du mal à trouver l'énergie de s'habiller ou de sortir de chez elle peut voir un intérêt dans la perspective de parler, fut-ce avec un·e thérapeute, le temps d'une séance? Est-ce que le contact avec ses émotions, dans ces conditions, est possible et peut apporter quelque chose, est-ce qu'au contraire une difficulté à les contacter peut augmenter le découragement et le désespoir?

 La réponse à cette question semble être... oui! Si une méthode spécifique, celle dont il va être question dans le livre, a été mise au point (celle qui donne son titre au livre!), ça semble surtout être pour des besoins institutionnels, pour pouvoir être prescrite ou proposer des formations aux professionnel·le·s, tant, et ce sera confirmé dans les vignettes cliniques (pour des raisons de mise en page, une part importante d'entre elles est illisible sur la liseuse à moins de disposer d'un microscope, préférez la version papier), elle consiste en l'application des fondamentaux de l'Approche Centrée sur la Personne : une écoute empathique qui respecte le rythme du ou de la client·e et l'amène à explorer ses émotions dans la temporalité qui lui convient. Les vignettes cliniques rappellent aussi que cette écoute n'a rien d'un automatisme, qu'elle implique une réflexion en temps réel, une observation fine et des prises de décision actives et constantes. Une dizaine d'hypothèses sont présentées pour expliquer la dépression selon ce modèle, qui relèvent le plus souvent d'une contradiction intérieure (écart entre la vie qu'on a et la vie qu'on estime qu'on devrait avoir, conflit entre différents aspects de la personnalité, ...), mais elles ne seront pas activement exploitées. Ce suivi a toutefois des spécificités, comme l'importance de connaître les médicaments proposés en cas de dépression, leurs effets et surtout leurs effets quand le traitement est arrêté, pour pouvoir mieux accompagner les client·e·s dans leur vécu, ou encore, quand un nombre de séances limité est prescrit, de faire confiance aux client·e·s pour exploiter au mieux cette temporalité imposée et donc ne pas chercher à influer le rythme de la thérapie, même avec une bonne intention (l'auteur précise par ailleurs que l'ACP ayant pour objectif le développement de la personne, et non l'atténuation de symptômes, les effets pourront se prolonger après la fin du suivi).

 C'est semble-t-il un passage obligé dans un livre britannique sur l'ACP, mais il sera énormément question des institutions et de la place que l'ACP doit y prendre ou refuser d'y prendre. Quel sens peut avoir, dans un système de santé qui fonctionne à l'opposé de l'ACP (tel traitement doit pouvoir être mis en face de telle pathologie pour pouvoir être légitimé et proposé), une telle approche? Est-ce qu'elle doit tout de même chercher à s'inscrire dedans pour gagner en légitimité institutionnelle, voire comme un cheval de Troie pour modifier le système de l'intérieur, ou est-ce que chercher à rentrer dans les cases, même avec de la vigilance, risque d'aboutir à ce que ces spécificités soient écrasées. L'auteur rapporte par exemple des témoignages de formateur·ice·s qui observaient le soulagement de soignant·e·s à être formées à cette approche plutôt que d'appliquer les protocoles des thérapies comportementales et cognitives.

 Concernant l'efficacité de l'approche... c'est compliqué à déterminer parce que la science, c'est compliqué. L'auteur présente de nombreux résultats de méta-analyses, mais c'est difficile d'en tirer des conclusions fermes car la qualité des études, voire ce qui est évalué (dans de nombreux cas, ce qui est en fait évalué est l'efficacité des approches expérientielles en général, souvent l'ACP, la Gestalt-thérapie et l'Emotionally Focused Therapy, plutôt que l'ACP spécifiquement), varie beaucoup d'une recherche à l'autre. Ce qui a le plus retenu mon attention (parce que c'était en lien avec ma question de départ!) est une étude observant une efficacité pour les dépressions d'intensité faible ou modérée, mais pas pour les plus sévères.

 Le livre a la spécificité de rentrer dans le détail du fonctionnement de l'ACP et surtout de la compréhension du psychisme qui la sous-tend, ce qui sera redondant pour les personnes déjà spécialistes mais en font un livre qui a tout intérêt à être recommandé à des thérapeutes qui s'intéressent de façon plus générale aux diverses approches qui peuvent être proposées pour aider les personnes dépressives.

samedi 3 février 2024

The Science of Trust, de John Gottman


 Le prestigieux et très actif chercheur et thérapeute de couple John Gottman livre ici un travail sur le sujet de la confiance dans le couple, un sujet à la fois évident à circonscrire et fondamental... du moins, c'est ce qu'on pourrait penser avant la lecture du livre. Après la lecture, le sujet semble tout aussi fondamental sinon plus, mais complexe et multidimensionnel.

 Si les précédents livres de John Gottman que j'ai lus sont pragmatiques, pertinents et extrêmement accessibles, il devient évident que celui-ci va être bien plus ardu quand l'auteur commence à aborder le sujet par le biais du modèle mathématique de la théorie des jeux. J'avoue ne pas m'être assez méfié quand il révèle qu'avant de bifurquer vers la psycho, il était étudiant en mathématique et que cette vision lui a permis de renouer avec son ancienne passion, mais la réalité m'a vite rattrapé. Pour autant, même s'il va effectivement être question d'équations (mais pas autant qu'on pourrait s'y attendre), les réflexions restent ancrées sur des enjeux extrêmement concrets. Si le détour par l'histoire des mathématiques évoque deux stratégies opposées étudiées en théorie des jeux (gagner en ayant moins de pertes que l'adversaire, ou gagner en ayant plus de gains), c'est pour mieux revenir sur deux façons de vivre le couple en particulier dans la résolution de conflits (pour une simplification extrême -parce qu'il faut aussi que je fasse avec ce que j'en ai compris et retenu-, ne céder sur aucun compromis au risque de ne pas être en mesure d'en demander non plus, ou chercher des changements qui conviennent mieux à chacun·e-), la seconde augurant d'une vie de couple bien plus heureuse que la première.

 Les développements qui ne s'appuient pas sur les maths restent complexes, parce qu'ils restituent les observations et questionnements fins d'un expert. Le·a lecteur·ice se verra par exemple proposer des éléments très détaillés sur ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas dans la résolution de conflit (pendant le conflit donc à très court terme mais aussi sur l'impact sur le couple à plus long terme), qui auront le défaut de profiter surtout à des couples hétéros car très genrés (cette limite, dont l'auteur a conscience, concerne un seul chapitre). Même dans l'extrême immédiateté d'une dispute, où les capacités de prise de distance, l'auteur le souligne régulièrement, sont fortement détériorées par l'état de détresse, la confiance est un enjeu majeur : comment s'apaiser sans avoir la sensation d'être pris·e au sérieux, que les engagements vont être tenus? D'autant que, ça a été observé rigoureusement, les blessures gardées pour soi pèsent lourdement sur la relation : éviter les conflits, ça peut être une fausse bonne idée qui aura un impact conséquent pour la suite. L'auteur rappelle par ailleurs ce qu'il suggérait fortement dans ce livre : si le couple s'éloigne imperceptiblement du fait des tensions, plus rien ne les rassemblera une fois les problèmes résolus, ce qui aboutira un échec difficile à comprendre pour les personnes concernées et potentiellement aussi pour le·a thérapeute ("tout est réglé, pourquoi ça ne marche pas?"). Manifestation (conséquence?) de l'éloignement parmi d'autres, la projection dans une autre relation ou la recherche d'autres relations (abrégée par CL-ALT, "currently looking at alternatives") est très longuement commentée et est un signal d'alarme qui appelle à une grande vigilance. L'auteur précise qu'une relation entretenue avec quelqu'un d'autre, même sans aller jusqu'à l'adultère, a nécessairement des conséquences : même si le secret n'est pas découvert, le simple fait de garder un secret change l'attitude dans la relation. En cas d'adultère, dont l'auteur précise qu'il peut générer des séquelles comparables au stress post-traumatique, ou autres trahisons de même importance, le besoin de réparations et les demandes qui vont avec doivent être respectés de façon non-négociable. Gottman va jusqu'à préciser que, alors que la règle en thérapie de couple est généralement de préserver l'équité dans les échanges, dans cette situation c'est à la personne trahie de s'exprimer de façon unilatérale, et c'est alors cet équilibre là que le·a thérapeute devra préserver pour que le couple ait une chance de se remettre.

 Je n'ai abordé qu'une partie des thèmes abordés dans ce livre, et encore je les ai à la fois esquissés et grossièrement simplifiés. Le livre est riche, dense, et s'appuie sur une grande expertise. Il reste bien entendu lisible sans avoir un doctorat en thérapie de couple, mais il y a largement de quoi faire plusieurs lectures et prendre beaucoup de notes. Les thérapeutes de couple les plus chevronné·e·s sont assuré·e·s d'y trouver de quoi nourrir leurs réflexion et ajuster leur pratique.

jeudi 1 février 2024

Amours en cendres, d'Anne Billows

 


 Ce roman graphique sur les relations abusives est le résultat d'un important travail de documentation. Les histoires d'Andrea et Thomas, de Femi et Patrick et de Sophie et Julien sont les compilations de nombreux témoignages recueillis, une forme qui permet de préserver l'anonymat des personnes concernées. Entre ces récits sont intercalés des points théoriques indispensables pour vraiment comprendre les relations abusives, saisir en quoi elles sont fondamentalement différentes de relations amoureuses, même conflictuelles. Ces affirmations sont appuyées par des paroles d'expert·e·s, plutôt nombreux·ses ce qui donne une idée du travail de préparation colossal, soit extraites de leurs textes (livres, articles, ...) soit recueillies directement. L'idée probablement la plus importante est que ce sont des situations où l'agresseur, s'il peut mettre en avant avec insistance des motifs qui correspondent aux idées reçues (souffrances terribles infligées par leur mère ou une ex, incapacité à contrôler ses émotions en particulier la colère, ...), perçoit sa compagne comme sa propriété,  ce qui est la cause fondamentale des violences. La tentation de prendre soin de lui, d'écouter ses souffrances, de se plier à ses exigences, aggravera donc la situation au lieu de l'apaiser comme on pourrait s'y attendre. Dans de nombreux cas, il sait d'ailleurs parfaitement avoir un comportement différent selon les interlocuteur·ice·s, soigner son image, ou encore reculer (contrition, promesses, ...) juste assez pour pouvoir ensuite reprendre, plus intensément, son emprise.

 Dans les trois histoires, une femme est victime d'un homme violent, ce qui est le cas dans la très grande majorité des situations même s'il n'est bien entendu pas question de nier le vécu d'hommes victimes de femmes, ou l'existence de violences dans les couples homosexuels. Ces trois histoires sont parlantes et marquantes tant par leurs points communs que dans leurs différences. Dans les trois, un net changement de comportement a lieu quand le couple se rapproche, après une première période idyllique (Julien fait d'ailleurs du forcing pour habiter chez Sophie, prétextant ou provoquant des soucis de logement de son côté, alors qu'elle n'est vraiment pas à l'aise avec l'idée). Dans les trois, les colères, explosives, qu'elles mènent à des violences physiques ou non, sont une menace, un souci constant. Sophie évite de rappeler à Julien pour la énième fois que c'est son tour de faire la vaisselle alors que la situation lui pèse, parce qu'il a fini par hurler lorsqu'elle a insisté un peu après d'infinies précautions pour amener le sujet. Femi, après le premier épisode de violences physiques, estime avoir recadré les choses comme il le fallait et est plutôt satisfaite de, cette fois, ne pas s'être laissée faire, sauf qu'intérieurement la peur s'est installée et qu'elle commence à marcher sur des œufs. Thomas ne frappe pas, mais prive régulièrement Andrea de sommeil par des disputes interminables qui finissent par être tellement vides de sens que, même prête à dire n'importe quoi pour qu'il s'arrête, elle finit par ne pas savoir quoi répondre. Les trois dénigrent régulièrement, très régulièrement, et c'est entrecoupé ou non de périodes plus joyeuses qui laissent la place aux compliments. Les trois disent très régulièrement à quel point elles ne comprennent rien à leur souffrance et passent leur temps à les embêter pour rien. Dans les trois cas, et le livre est certes cru mais a le mérite de rentrer dans les détails de cet aspect important, la sexualité est un outil de manipulation et d'emprise. Thomas pousse sans arrêt Andrea à des pratiques toujours plus extrêmes, qu'elle accepte sous la pression de la comparaison avec ses ex et des accusations d'être coincée. Patrick ne s'intéresse absolument pas au plaisir de Femi, et souvent la viole après des violences physiques. Julien impose à Sophie des choses pour lesquelles elle n'est pas consentante (rapports sexuels pendant les règles alors qu'elle est extrêmement mal physiquement, retrait du préservatif malgré un refus clair, relation sexuelle à côté de sa fille qui dort dans le même lit, pour laquelle il a par ailleurs des gestes alarmants, ...). Les trois isolent leur victime, soit directement comme Patrick qui trace le portable de Femi et l'enferme et coupe l'électricité quand il sort, soit indirectement comme Thomas dont les colères disproportionnées font honte à Andrea. Dans deux cas, c'est un déclic, après une période interminable de doutes, qui poussera à mettre fin à la relation : Andréa voit Thomas se masturber en riant pendant qu'elle essaye de lui parler sérieusement de la relation, et le perçoit soudain comme minable, ridicule et plus effrayant. Femi prend immédiatement la décision de partir, ce qu'elle fait avec énormément de précautions pour se protéger, lorsqu'il frappe leur fille ("Comme si j'étais morte puis revenue à la vie. Faire preuve d'une telle violence à l'égard d'un enfant si petit, pour rien, je ne pouvais pas le supporter."). En ce qui concerne Sophie, c'est la police qui l'encourage à porter plainte alors qu'elle est enfermée hors de son propre appartement (police qui a aussi refusé la plainte de Femi -"on n'est pas des conseillers conjugaux. Madame, nous ne sommes pas là pour régler vos conflits"-).

 La lecture peut être éprouvante car rien n'est euphémisé et le dessin impose une représentation visuelle, mais la complémentarité du récit et des explications permet de vraiment comprendre des aspects cruciaux et hélas probablement éloignés, au service des agresseurs, des représentations générales, comme le fait que, évidemment, les agresseurs ne ressemblent a priori pas à des agresseurs et savent par ailleurs bien dissimuler les choses, que les violences ne sont pas des disputes même si elles peuvent y ressembler au point de tromper les victimes même, que la relation abusive c'est, encore plus que des explosions spectaculaires, un poids constant (pressions sur le comportement, dénigrement, impossibilité de s'exprimer, confusion entretenue, ...) qui a de lourdes conséquences, que les proches et les forces de l'ordre ne protègent pas nécessairement les victimes, ... C'est à ma connaissance l'un des livres voire le livre en français le plus complet sur le sujet, et si la forme du récit fait que les informations sont données de façon implicite, le contenu est extrêmement riche.