dimanche 23 juin 2019

Le triangle dramatique, de Stephen B. Karpman




 Dans ce livre publié dans sa version originale en 2014, l’auteur fait une synthèse des enjeux et de l’utilisation thérapeutique de son concept de triangle dramatique. Elève direct d’Eric Berne, fondateur de l’analyse transactionnelle, il a en effet repéré un jeu relationnel qui se jouait très souvent, entre Persécuteur, Victime et Sauveur. On peut prendre l’exemple (les exemples sont très nombreux dans le livre!) pour l’illustrer d’une conversation entre Sammy et Tom. Sammy se plaint de ne pas réussir à utiliser un logiciel professionnel (Victime). Tom propose spontanément de l’aider (Sauveur), bien que Sammy n’ait pas explicitement demandé de l’aide. Sammy refuse (d’autres ont essayé de l’aider sans succès, il n’y a pas de raisons que Tom y arrive mieux). Tom insiste, Sammy s’énerve et rhabille Tom pour l’hiver (Persécuteur) : "Ce que tu peux être prétentieux parfois ! Tu ferais mieux de t’occuper de ce qui te regarde!" Cet exemple permet aussi d’illustrer les concepts importants d’hameçon (en se plaignant ostensiblement devant quelqu’un qui est réputé pour être serviable, Sammy était à peu près sûr de réussir à déclencher une partie) et de timbre (la partie s’arrête là, mais Tom ne repart pas les mains vides : "le Sauveur de la partie peut maintenant dire à qui veut l’entendre que les gens sont décidément hostiles et ingrats"). Les timbres peuvent s’accumuler, et même permettre de jouer tout seul, en s’embarquant dans des parties endiablées et interminables de ruminations douloureuses et de conversations imaginaires alors qu’on pourrait bêtement, par exemple, être en train de dormir. Cet échange un peu malsain mais superficiel dans un cadre professionnel n’aura peut-être pas énormément de conséquences, mais le triangle dramatique peut aussi s’inviter avec un supérieur hiérarchique, entre amis, dans le couple, dans la famille, et être bien plus… dramatique! Karpman distingue trois niveaux d’intensité : le premier désigne le socialement acceptable ("des jeux auxquels des personnes extérieures peuvent être témoins"), le second des jeux socialement embarrassants ("nous les jouerons à huis clos"), et le troisième des jeux destructeurs ("on y observe faillite, tribunal, hôpital, prison ou pire"). Si la très grande quantité d’exemples donne parfois l’impression que l’auteur trouverait le moyen de caser son triangle dans à peu près n’importe quelle interaction ("J’ai faim (V), je vais vous prendre une baguette s’il vous plaît" "Voilà (S). C’est 80 centimes (P)" , "Bonjour, je tourne en rond depuis un moment (V), vous savez où est le musée d’Art Contemporain ?" "Juste là au tournant à gauche (S), par contre l’expo temporaire est un peu décevante (P)"), les exemples donnés avec une personne alcoolique (Karpman dit en avoir reçu beaucoup en tant que thérapeute) sont assez éloquents, et donnent une bonne idée de comment on peut en arriver au niveau 3. Dans un exemple, le père alcoolique a un accès de violence (P) (il jette un verre contre un mur) suite à une remarque de sa conjointe (S). Son plus jeune fils pleure (V), sa fille quitte la pièce en l’insultant (P). Le père dit qu’elle a bien raison de réagir comme ça et se dénigre lui-même violemment (V) en promettant d’arrêter (S) ("c’est du sauvetage parce qu’aucun contrat clair n’est conclu entre les parties. Aucune décision adulte n’est prise. Il n’y a aucune garantie que cela ne se reproduise plus, pas plus que de vraies excuses"), la mère s’en prend maintenant à sa fille qui reste en colère (S et P). Un concept important du livre est qu’une personne joue les trois rôles en même temps (pour le premier exemple, on peut argumenter que Tom offrant son aide (S) est Victime de l’hameçon de Sammy (V) ou encore qu’il le Persécute en ne l’écoutant pas), mais plus importante encore est la notion de Switch : il n’y a vraiment jeu que quand la même personne change de rôle. Et, dans le cadre d’une relation abusive, la personne qui est au centre a pris l’habitude de changer de rôle assez vite pour que les partenaires de jeu ne puissent pas suivre ("après de nombreuses années de pratique, un joueur expérimenté sait changer de rôle rapidement pour éviter toute communication saine"). L’auteur donne aussi 5 règles du jeu pour jouer régulièrement en famille (rien ne doit être obtenu facilement, la personne la plus dysfonctionnelle est celle à qui on donne le pouvoir et la personne saine n’est jamais écoutée, aucune personne saine n’est autorisée à voir ce qu’il se passe dans la maison, les règles changent constamment, chaque problème doit générer un conflit plus important et les solutions trouvées doivent être sabotées), ou encore des règles d’escalade pour se diriger sans perdre de temps vers des jeux de niveau 3 (augmenter le nombre de personnes impliquées, augmenter le périmètre et le territoire impliqués, augmenter les enjeux et le dangers impliqués, augmenter l’insolvabilité pour toutes les personnes impliquées).

 Cet état des lieux un peu glaçant établi, le livre propose bien sûr des éléments pour se diriger vers des échanges plus apaisés et constructifs et passer du triangle dramatique au triangle compassionnel. En effet, si les jeux du triangle dramatique entretiennent un rapport de force douteux et souvent une spirale d’échecs, ils prennent leurs sources dans des douleurs et des besoins bien réels (qui parfois répondent à des scripts appris dès l’enfance suite à des expériences négatives marquantes, amenant à s’enfermer ensuite dans des prophéties autoréalisatrices qui renforcent la croyance). Les attitudes toxiques du Persécuteur, du Sauveur ("un Sauveur confond aider et sauver") et de la Victime ("qui veut qu’on règle ses problèmes à sa place") ne sont pas si éloignées des attitudes bien plus positives de Pouvoir, de Solidarité et de Vulnérabilité. Pour un premier pas dans cette direction, l’auteur propose cinq règles (oui, il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup… beaucoup de listes dans ce livre!) : il y a au moins 10 % d’intention positive dans chaque jeu ("le triangle OK de la compassion et la solution à 10 % ne consistent pas à trouver une excuse pour des comportements négatifs, mais de trouver des aspects positifs qui pourront être utilisés de manière constructive quand le moment viendra"), il y a au moins 10% de vérité dans toute idée exprimée, il y a au moins 10 % de la population qui aurait réagi de la même façon ("lorsque vous êtes pris dans un jeu, il y a au moins 10 % de la population qui serait d’accord avec vous et 10 % qui serait d’accord avec les autres joueurs"), quand nous sommes en train de jouer, au moins 10 % de ce que nous disons est faux ("gardez à l’esprit que tout n’est pas vrai dans ce qui est dit par la personne en conflit"), et dans chaque jeu une personne joue au moins 10 % de chacun des rôles PSV en même temps. Plus concrètement, la solution est donc de prendre en compte les enjeux plus positifs implicites pour soi-même et pour l’autre joueur, et de les exprimer en présentant des excuses (pour s’adresse de façon constructive au Persécuteur, P+), en offrant des signaux de reconnaissances (S+) et de la compassion (V+) tout en exprimant ce qu’on ressent soi-même, sans négliger d’expliciter les attitudes qu’on a eues qui ont pu être mal acceptées ("je me suis emporté et j’ai dit des choses inappropriées parce que j’étais sur la défensive, mais j’aurais mieux fait de te laisser t’exprimer"). Etant moi-même plus sensible à l’approche rogérienne, j’aurais plutôt tendance à appeler tout ça "écouter l’autre et s’écouter soi puis s’exprimer avec authenticité", mais je dois admettre que la feuille de route de Karpman est plus précise : il va jusqu’à proposer 12 angles du triangle à couvrir, qu’il détaille dans un exemple.

 L’auteur insiste sur le fait qu’il a élaboré son modèle en griffonnant des pages et des pages de schémas sur un carnet : l’idée du triangle lui est d’ailleurs venue alors qu’il réfléchissait à des stratégies de basket. Si le triangle initial est assez simple à comprendre (critère essentiel pour Karpman et, semble-t-il, dans l’Analyse Transactionnelle en général), et que ses enrichissements sont dans un premier temps assez progressifs, le nombre de listes et de concepts augmente de façon exponentielle dans la dernière partie : SEVF, CASE, 5 contrats de confiance, SALMEC, 7 P, ACC, AIR… n’en jetez plus! Et ça semble presque délibéré quand, comme un coup de grâce, surgissent les 20 C. Malgré ses évocations récurrentes du rasoir d’Occam (se débarrasser du superflu car les solutions les plus simples seront aussi celles qui seront le plus souvent pertinentes) (c'est gonflé comme concept de la part de quelqu'un qui a deux façons d'orthographier son nom), j’avais parfois l’impression de lire un catalogue plus qu’une proposition d’outil thérapeutique. Mais, comme pour des schémas stratégiques pour une partie de basket, je pense que les (nombreuses!) propositions répondront à des difficultés rencontrées dans la pratique, et que cet inventaire est surtout le signe que, si les principes généraux sont relativement faciles à saisir et à retenir, ce livre grand public ("être compréhensible par un enfant de 8 ans, un agriculteur du Midwest et un professeur du MIT") peut aussi servir à un·e thérapeute qui a des années pour en approfondir tous les aspects. Si la lecture est rapide, il y a en tout cas de quoi s’occuper un moment pour qui en aurait la motivation.

jeudi 6 juin 2019

Les Neurones miroirs, de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia




 Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’histoire de départ : deux neurologues, occupés à faire des recherches sur des singes, prennent une pause et un sandwich, en laissant le dispositif d’imagerie cérébrale branché sur leurs sujets. Quelle n’est pas leur stupeur de constater que chez lesdits singes, s’activent les mêmes neurones que si eux-mêmes mangeaient un sandwich! Entre le storytelling que permet l’aspect complètement fortuit de la découverte (oubliez la pénicilline et la tarte tatin!) et les nombreux enjeux associés à l’idée que le cerveau nous fasse imiter, involontairement et intérieurement, notre prochain·e, la tentation peut vite venir de faire dire tout et n’importe quoi à cette belle avancée, et d’utiliser le terme de neurones miroirs comme un mot magique. Ce livre, écrit par un professeur de philosophie des sciences et l’un des chercheurs qui a eu à peu près le meilleur timing du monde pour manger un sandwich, permet d’en savoir plus sur ce que la science permet précisément de dire sur les neurones miroirs.

 Celles et ceux qui rêvent d’envolées, philosophiques ou non, sur l’empathie, l’apprentissage par la visualisation ou la nature viscéralement sociale de l’humain ou même des autres primates seront dans un premier temps refroidi·e·s : les quatre premier chapitres sont presque intégralement consacrés aux mécanismes neurologiques impliqués dans la saisie d’une tasse de café (ce qui est certes un enjeu important, ce n’est pas moi qui vais dire le contraire!). Cette description n’est pas motivée par l’aspect ô combien essentiel de ce précieux breuvage, mais parce qu’elle permet d’expliquer les nombreuses implications de ce simple mouvement, en particulier les liens intimes entre les mécanismes visuels et moteurs. Le geste est en effet précédé par de nombreuses représentations de la tasse en question : la distance, le diamètre, éventuellement la température (eh oui, c’est quand même compliqué, pas étonnant qu’il m’arrive si souvent de tout renverser), … Et, dans le cas des neurones miroirs, il est précisément question de liens entre les mécanismes neurologiques visuels et moteurs, puisque des neurones moteurs seront activés sans qu’il n’y ait mouvement. Des expérimentations ont permis d’aller plus loin : les neurones miroirs s’activent quand les mouvements ont un sens. En voyant quelqu’un manger donc, ou par exemple taper dans un ballon… mais, chez le singe en tout cas, pas quand quelqu’un fait le geste, dans le vide, de manger ou taper dans un ballon (mais chez l’humain oui, peut-être parce que le sens du geste mimé est quand même identifié). L’une des conditions est aussi que l’observateur·ice soit capable d’effectuer le geste : une chorégraphie de capoeira n’a déclenché l’activation des neurones miroirs que chez des pratiquant·e·s de capoeira, mais pas chez des non pratiquant·e·s, même quand iels étaient par ailleurs danseur·se·s.

 Les auteurs ont identifié des enjeux des neurones miroirs hors de la stricte imitation du mouvement, par exemple dans l’apprentissage du langage ou les émotions. Je suis loin d’avoir tout saisi du chapitre sur le langage, d’autant plus complexe que beaucoup d’hypothèses sont présentées en plus des observations plus solides, mais l’idée est d’une part que notre langage est un dérivé lointain d’une représentation du monde par les signes, qui aurait été favorisé par les neurones miroirs, et d’autre part que cette spécificité optimise la communication ("ce qui compte dans la communication linguistique, ce ne sont pas tellement les sons en soi, mais les gestes articulés qui les engendrent, puisque c’est d’eux qu’ils tirent leur consistance phonique"). L’enjeu des émotions est plus évident : l’empathie est souvent associée en soi à l’émotion, et comment ne pas y penser à l’évocation de neurones qui permettent de se mettre littéralement à la place de l’autre, mais surtout les émotions ont presque depuis leur étude été intimement liées aux mouvements qui les expriment (expression du visage, posture corporelle, …), au point que dès le XVIIIème siècle la question se posait de savoir si les émotions provoquaient les mouvements associés ou si c’était l’inverse. Citant Darwin et William James, les auteurs permettent d’ailleurs de constater à quel point les observations et réflexions de ces pionniers allaient se révéler justes. La citation de Darwin sur la nourriture et le dégoût (le fait de voir de la soupe vaillamment accrochée à des poils de barbe provoque le dégoût alors que ce n’est le cas ni pour la barbe ni pour la soupe séparément, probablement parce qu’à la vision de nourriture l’humain se représente spontanément en train de la manger) rappelle d’ailleurs de façon troublante les considérations des auteurs sur la saisie de tasse de café, qui implique avant tout un certain nombre de représentations préalables. Les expériences décrites, si intéressantes soient elles, vont à mon grand regret se limiter au dégoût et à la douleur (que je n’aurais pas identifiée comme une émotion, mais bon c’est incontestablement quelque chose qu’on ressent et, généralement, qu’on exprime). J’aurais par exemple été très curieux de savoir si les neurones miroirs fonctionnaient de façon identique pour le sourire de Duchenne (authentique, réflexe, involontaire) et le sourire social (délibéré, volontaire).

 S’il s’agit bien d’un livre de vulgarisation, le contenu est plutôt technique, et des connaissances en neurologie rendront la lecture bien plus confortable. L’avantage est que le livre reste intéressant pour, par exemple, un objectif plus avancé comme un mémoire de recherche, puisque chaque étape de la réflexion est clairement expliquée et que toutes les recherches impliquées sont référencées.