jeudi 12 avril 2012

Je mange donc je suis, de Gérard Apfeldorfer



  Le livre s'ouvre sur une citation de Boris Cyrulnik faisant (venant de lui, c'est ironique) l'apologie du doute (extraite de Sous le signe du lien ). L'auteur remercie ensuite ses patient·e·s... pour leur patience. Le tout est cohérent avec la conclusion, où Gérard Apfeldorfer insiste sur le fait qu'une thérapie pertinente doit surtout être une rencontre, ce qui en effet est très différent de décalquer un savoir ou un savoir-faire à la chaîne, ce que peut facilement être tenté de faire tout·e expert·e.

  L'objet de l'ouvrage est avant tout de revenir sur des conceptions erronées sur l'individu souffrant de surpoids, problème qui sera vu à la fois sous l'angle somatique et en tant que trouble du comportement. Les autres troubles du comportement alimentaire (boulimie et anorexie) seront donc évoqués bien plus rapidement... en fait il sera surtout rappelé qu'ils sont liés au surpoids dans la mesure où le patient se préoccupe énormément des calories ingérées et du jugement de la balance.

  On n'échappe pas à l'intro habituelle sur l'alimentation en général, mais l'auteur ne se contente pas de dire qu'on mange n'importe quoi n'importe quand, qu'on grignote trop ah là là et le fast-food et les micro-ondes m'en parlez pas ou que dans les contextes socio-économiques où manger à sa faim est un luxe l'obésité est synonyme de séduction, enfin il le dit aussi (ça paraît incontournable vu le sujet) mais va surtout sensibiliser au nombre considérable d'enjeux de l'alimentation, dont certains sont présents même chez les animaux (un daim courant beaucoup plus vite qu'une banane, par exemple, les loups chasseront et surtout mangeront en groupe -ce qui sera l'occasion de rappeler la hiérarchie- quand la nourriture sera disponible, alors que les singes mangeront quand ils auront faim sans se préoccuper de l'activité des autres). Ce qu'on retrouve dans l'assiette (ou dans la barquette micro-ondable, je me comprends) dépendra donc du contexte économique (aliments disponibles), technologique (stockage, transport, cuisson, …), social (la préoccupation des convives d'un déjeuner d'affaires est rarement centrée sur le contenu de l'assiette), culturel et religieux (tabous ou au contraire recommandations), … saveur et valeur nutritionnelle sont loin d'être les seuls critères pour déterminer ce qu'on ingurgite. Il n'y est pas précisé si la division du livre en 13 chapitres est une référence à un repas célèbre, mais ce chapitre est intéressant est agréable à lire.

  De la même façon qu'un repas est plus qu'un ensemble de valeurs nutritionnelles, il est simpliste et erroné de considérer l'obèse comme un individu volumineux, paresseux, qui mange trop. L'auteur s'attache à décrire en quoi le surpoids influence la vision de son propre corps et du monde extérieur : le regard dévalorisant (sur le plan des valeurs morales, de la séduction, ...) des autres risque d'être intériorisé, certains mouvements du quotidien sont bien plus pénibles, ce qui a des conséquences non négligeables sur la représentation de la minceur qui peut être convoitée. Sont ainsi rapportés des cas de patient·e·s qui changent du tout au tout après leur amaigrissement (par exemple changeant de partenaire en estimant mériter mieux... ce qui implique que de nombreuses personnes en surpoids réel ou ressenti acceptent une vie de couple insatisfaisante car il·elle·s estiment normal de retourner à leur partenaire l'indulgence supposée qu'il·elle aurait pour leurs kilos en trop) avant d'être déçus par la différence entre idéal et réalité, reprenant dans certains cas le poids durement perdu.

  Une revue commentée des savoirs actuels (refrain habituel : il s'agit hélas des savoirs actuels de 1991)  exhaustive est proposée au·à la lecteur·ice sur le plan psychologique ou somatique, en ce qui concerne les causes comme les thérapies disponibles. Des réponses nombreuses et nuancées seront apportées à la question : "l'obèse mange-t-il·elle trop?". Si le dernier chapitre du livre concerne les traitements de la boulimie, c'est probablement du fait que traitements de l'obésité et de la boulimie se ressemblent énormément, au point que le·a lecteur·ice peut par instants avoir la sensation dans les chapitres précédents que c'est de la boulimie qu'il est question. Les différences sont rares. Pour donner des exemples : dans le cas de l'obésité, le carnet alimentaire est considéré comme parfois et provisoirement néfaste ("certains sujets le vivent comme un moyen utilisé par le thérapeute pour les espionner, les contraindre, les manipuler"... auquel cas il conviendra de l'abandonner en attendant que le·a thérapeute gagne la confiance du·de la patient·e), ou encore les méthodes de relaxation, outil bénéfique aux boulimiques et anorexiques pour mieux ressentir leur corps, ne suscitent pas un enthousiasme frénétique de l'auteur en ce qui concerne les patient·e·s obèses ("leur inefficacité en tant que méthodes amaigrissantes est si reconnue qu'on y a recours lorsqu'il s'agit de constituer un groupe témoin sur lequel jouerait uniquement l'effet placebo").

  Difficile de résumer l'éventail des thérapies décrites. Il est toutefois très clair que l'auteur déplore la tendance à séparer radicalement traitement médical (le médecin ou le·a nutritionniste soigne le physiologique) et traitement psychothérapeutique (le·a "psy" soigne la tête) même s'il est parfois confortable pour les acteur·ice·s. Si le ton est moins ferme que celui d'Hilde Bruch, les médicaments comme solution pour maigrir ne semblent pouvoir profiter qu'à des individus masochistes, ou à l'industrie pharmaceutique : si succès il y a, ce sera à court terme (or le fait de maigrir puis reprendre du poids peut être plus néfaste pour la santé que l'obésité elle-même), ce qui ne sera pas nécessairement le cas des effets secondaires. Dans ce qui peut fonctionner (attention, même si ce chiffre est ensuite tempéré -entre autres parce qu'ils portent sur les thérapies proposées par des professionnel·le·s alors que se soigner en autodidacte peut être plus efficace-, il est rappelé qu' "avec 5 ans de recul, toutes méthodes confondues, 80 à 95% des sujets ne parviennent pas à maigrir durablement et à se stabiliser à un poids, inférieur au poids de départ") figurent les thérapies de type analytique pour mieux se connaître et cerner ce que représente (et éventuellement ce qui cause) le surpoids, les TCC pour neutraliser ce qui conduit à briser un régime accepté au départ (faire les courses le ventre plein, dédramatiser les écarts, poser les couverts toutes les 3 bouchées, savoir se modérer même pendant un repas de fête, remplacer les instants de la journée à risque par une occupation incompatible avec le grignotage, …) ou diverses activités qui permettront de mieux ressentir, voire accepter, son corps (soins tels que coiffure ou maquillage, massages, sport -qui ne peut généralement dans un premier temps être pratiqué que modérément et à l'abri des regards-, …).

  L'auteur attache un intérêt particulier à deux concepts. Le premier est celui de fétichisme (qui n'a à priori pas grand chose à voir avec le fétichisme érotique... non, il ne sera pas question de petites culottes ou d'attrait extraordinaire pour les pieds) : solution de facilité pour le·a patient·e, il s'agira de faire porter tout le poids de la thérapie sur la méthode thérapeutique elle-même, sur le·a thérapeute, voire sur un objectif (rentrer dans un vêtement précis par exemple). Le·a patient·e s'absout donc lui·elle-même de toute responsabilité et surtout de toute autonomie et de tout sens critique, et laisse la magie du traitement opérer. Cette attitude est bénéfique à court terme pour le·a patient (qui pourra perdre du poids par simple effet placebo!), et bénéfique à long terme pour le charlatan qui aura plusieurs patient·e·s successif·ve·s. En effet, plus la méthode est chère et saugrenue (chanter Sur le port d'Amsterdam  au coucher du soleil les jours pairs en portant un déguisement de Zorro, ne manger que des aliments d'une certaine couleur, voire même faire des choses qui normalement font grossir), moins le·a thérapeute a l'air d'un·e thérapeute, plus l'effet fétichisme aura de chances de fonctionner. Sont donnés les exemples bien réels des régimes de star, de la méthode Atkins (ne pas manger lipides et glucides en même temps), de l'instinctothérapie (ne manger que des aliments crus, et l'appétit dira par magie ce qui est bon et ce qui l'est moins), … Cependant, le·a patient·e (ou des voisin·e·s peu coopératif·ve·s qui en ont marre de Jaques Brel, même un jour sur deux) finira par se lasser, et après avoir trouvé la méthode fantastique, aura du jour au lendemain ou presque l'attitude opposée, éventuellement jusqu'à trouver un nouveau fétiche. L'autre concept, bien moins anecdotique, est celui d'hyperempathie, plus précisément de position hyperempathique (mais il n'est pas toujours évident de déterminer si l'auteur fait une différence nette entre les deux, s'il considère que certaines personnes sont de nature hyperempathique ou si l'on est plutôt pris d'hyperempathie à certains moments). Ce concept semble découler d'une volonté de dépasser le concept d'externalité (selon une théorie datant de 1974, l'obésité découlerait d'une forte sensibilité aux stimuli externes, au détriment des stimuli internes -on mange parce qu'il y a à manger, pas parce qu'on a faim-... mais a finalement été jugée peu satisfaisante car artificielle -les fausses odeurs de croissant émanant de certaines boulangeries ou les photos gigantesques de pizza ou burgers sont susceptible d'attirer tout le monde, sans compter que l'état interne détermine la sensibilité à l'externe, d'où la prescription comportementaliste de faire ses courses le ventre plein-) car il en partage certains éléments. L'hyperempathique est extrêmement sensible aux stimuli externes, mais également aux autres gens, si bien qu'il·elle paraîtra parfois ne pas avoir de personnalité propre, voire ressentira la peur de ne pas avoir de personnalité propre, d'être vide lui·elle-même. Cela peut provoquer une attitude d'opposition qui est le syndrôme ni-ni (ça s'appelle comme les chevaliers du Ni de Sacré Graal, et d'ailleurs quand on y pense c'est un peu pareil) , une variante de l'hyperempathie dans laquelle l'individu refuse de se laisser définir... équilibre délicat, car à force de refuser tout ce qui pourrait nous définir, on risque d'être défini·e comme anti-conformiste, ce qui est tout aussi inacceptable qu'une autre définition. L'hyperempathique sera également angoissé·e par les règles, les cadres, et sera tenté de jouer avec leurs limites ou encore de les transgresser le plus possible. Inutile de préciser que la définition de ce concept est bien plus détaillée dans le livre que dans mon résumé (et illustrée très régulièrement de témoignages de patient·e·s)... au point qu'il est difficile de ne pas à un moment ou à un autre, devant des éléments qui semblent parfois contradictoires, s'autodiagnostiquer hyperempathique, ou faire ce diagnostic pour un·e proche. Les conséquences de l'hyperempathie dans le cadre des troubles du comportement alimentaire ne sont cependant pas négligeables. D'une part, le remède temporaire à la peur du vide est de se ressentir (effort sportif intense, choc physique qui explique d'éventuelles prises de risques qui sont aussi motivées par la volonté de transgresser les règles), mais aussi de se remplir, donc de manger -beaucoup-. Ceci n'est pas sans rappeler les gavages particulièrement violents évoqués dans Boulimiques, au point de ne plus pouvoir marcher. Le concept a également des applications thérapeutiques très concrètes : le·a thérapeute devra être extrêmement attentif·ve à l'effet de transfert, les réactions (adhésion absolue suivi d'une crainte d'être comme englouti·e de l'intérieur par le·a thérapeute) pouvant être particulièrement violentes, ou encore la thérapie analytique risquant de se passer de façon un peu trop idéale (le·a patient d'un·e psy freudien·ne se remémorera des rêves emplis de symboles phalliques, mais s'il·elle vient le lendemain s'allonger sur le divan d'un·e psy très inspiré par Bowlby il·elle sera intarissable sur ses liens d'attachement avec sa mère, ses peurs de l'abandon et d'éventuels deuils, avant, quand les circonstances l'amèneront à changer encore -décidément!- pour un·e spécialiste de Devereux, de lire sa pathologie en fonction de la société dans laquelle il·elle vit, …).

  Rare efficacité réelle des traitements pour mincir, silhouette faisant partie intégrante de l'identité, risque de perte d'autonomie et de sens critique par fétichisation du traitement ou par hyperempathie envers le·a thérapeute ou des proches conduisant à consulter, idéalisation de la minceur... il apparaît clairement qu'avant de pouvoir proposer une solution efficace, il est aussi primordial que complexe d'identifier, en collaboration avec le·a patient, sa demande, ses besoins réels (par opposition à une représentation idéale de la thérapie ou de son résultat). Accepter son surpoids (ressentir sincèrement qu'on peut bien vivre avec des kilos en trop, faire le deuil de l'amaigrissement, pas simplement renoncer par sentiment d'impuissance) n'est pas nécessairement plus facile que de maigrir, mais est parfois préférable : "maigrir est bien, mais vivre est mieux" semble être le message solidement argumenté du livre qui rappelle par bien des aspects Le Poids et le Moi , plus court. Si boulimie et anorexie sont très peu évoquées, les riches et nombreuses précisions données sur l'alimentation, sur le rapport au poids, fournissent une paire de lunettes salutaire qui gagnera à être chaussée en lisant des ouvrages plus spécialisés.