lundi 6 mai 2024

Moi en double, de Navie et Audrey Lainé

 


 Navie est en obésité morbide. C'est un fait, puisque c'est son IMC qui le dit, et "l'IMC n'a pas été inventé par les magazines féminins pour nous pourrir la tronche et nous faire entrer dans un bikini qui coûte un SMIC, mais par l'OMS pour évaluer les risques liés au surpoids". Certes elle n'a pas de problèmes de santé pour l'instant, elle sait cacher ses moments de mal-être ("pour l'image, j'étais une experte"), mais derrière le surpoids il y a une hyperphagie, qu'elle associe à une part dépressive. Au sens propre et au sens figuré, c'est comme si elle portait le poids d'une autre personne ("vous portez sur vos épaules le poids moyen d'une femme de votre âge" "Je peux dire à mon mec qu'on fait des plans à trois, alors?").

 Après une prise de conscience brutale (la peur de ne pas rattraper à temps son fils qui courait vers la piscine), elle décide de tuer ce double, en commençant par se mettre au sport de façon très active ("J'aimerais vous dire quelque chose de plus chic, mais la vérité c'est que c'est Chris Powell, le coach de "Extreme Weight Loss", qui m'a donné envie de faire du sport). Le double, joyeux, tente constamment de mettre cette détermination en échec ("Viens, on mange là! Allez! J'ai faim, moi! Un bon GROS burger! Et des FRITES! OHLALA des frites! HAN! Et des nuggets! Avec une petite sauce curry...").

 Au delà des parcours de prise et de perte de poids tout au long de la vie ("Je me souviens du goût des shakers Weight Watchers, j'avais 12 ans. Avec ma mère, c'était notre repas du soir", "A 19 ans, a commencé la valse à mille temps des nutritionnistes. En 12 ans, j'ai tout vu, tout entendu, tout essayé pour en arriver à chaque fois à la prise de poids supplémentaire. Histoire banale de tous les obèses."), c'est surtout la grande complexité du vécu avec l'obésité que le livre évoque. La figure du double permet de l'articuler tout au long du récit, mais pour autant il y a infiniment plus que deux facettes. L'alternance entre la joie de vivre (pour de vrai, pour convaincre les autres... ou pour se convaincre soi) et une violente détresse qui peut brusquement prendre toute la place, la légèreté et le sérieux ("Vous avez jamais remarqué que quand on est obèse, si on met plus de 10cm d'eau dans le bain il déborde? Je suis tellement plus écolo que vous. Sauf pour l'huile de palme. Rapport au Nutella" "Vous avez jamais remarqué que quand on est obèse au milieu de la foule on voudrait disparaître sous terre et crever?"), la tension entre prendre soin de soi en mangeant comme on en a envie et prendre soin de soi en s'astreignant à une hygiène de vie ultra exigeante, entre cibler le comportement hyperphagique ou le mal-être qui pourrait en être la cause ("Comme j'ai peur de la police, j'ai choisi une addiction légale"), ... Complexité, en plus de celle, quasi constante, de son propre regard, du regard des autres : "Quand ça fait quinze ans que t'annonces que tu vas faire un régime, que tu perds 10kg en un mois et que tu reprends à chaque fois le double six mois plus tard tes proches, bien que bienveillants, ont toujours la même réaction : 1°) ils t'encouragent comme des pom-pom girls. 2)° ils se taisent quand tu reprends", "Parce que si on adore faire des compliments, on ne dit pas : "Merde, t'as pris vachement de poids, qu'est-ce qu'il se passe? C'est volontaire?" ".

 Le récit, en apparence linéaire, devient vite avec un peu de recul une invitation constante aux questionnements. La certitude d'une page peut être fortement nuancée dix pages plus tard, la stabilité n'existe pas dans cette bande-dessinée qui ressemble parfois presque à un dessin animé tant les dessins rendent extrêmement bien la sensation de mouvement, en particulier dans les moments de lutte entre Navie et son double.

samedi 27 avril 2024

Maman-bébé : duo ou duel? de Régine Prat


 

 Le sujet de la parentalité est partout, au point que les personnes qui n'ont pas ou ne veulent pas avoir d'enfant (enfin, surtout les femmes) sont souvent exposées à des questions ou des injonctions déplacées. C'est un sujet sur lequel il est facile de se documenter, qu'on le veuille ou non d'ailleurs puisque la grossesse et les premiers mois après l'accouchement sont généralement l'occasion d'une avalanche de consign conseils pas nécessairement sollicités et parfois contradictoires (et c'est loin d'être exclu que les conseils contradictoires entre eux viennent de la même personne). Pourtant, de l'expérience théorique à l'expérience réelle de l'accouchement et de la vie d'après, il y a pour les mères (et les pères trans) un gouffre, dans lequel nous précipite l'autrice de façon pour le moins éloquente en évoquant sa propre expérience, de tourbillon en tourbillon, dans l'introduction. Cette entrée en matière éclaire de façon assez directe le choix d'intituler les trois chapitres qui vont suivre en énumérant des traumatismes ("Premier temps du traumatisme : de "je suis enceinte" à "j'attends un bébé" ", "Deuxième temps du traumatisme. La découverte d'un nouveau monde", "Troisième temps du traumatisme. De l'expérience à la pensée, l'expérience de la pensée").

 Pour l'autrice, "jeune parent" ne désigne en effet pas l'âge des parents mais le fait d'être parent récemment, qui est déstabilisant au même titre qu'une naissance et... implique que parents et bébé ont, d'une certaine façon, le même âge, même si on pourrait argumenter en la suivant qu'une part importante de la parentalité psychique se joue pendant la grossesse (elle déplore d'ailleurs que face à la liste interminable de recommandations pour préserver la santé physique du bébé et de la mère, il n'y a rien ou presque à propos de la santé psychique, malgré l'enjeu tout aussi important) et la préparation à l'accouchement, dont elle parle avec un regard critique qui n'est pas sans rappeler le blog (allez lire l'intégrale tout de suite) Marie accouche là. Si Régine Prat propose un regard d'experte, appuyé par la psychanalyse bien sûr, mais aussi la théorie de l'attachement (elle estime à titre personnel que la psychanalyse est "passée à côté d'une révolution" en ne s'en emparant pas suffisamment), des expériences de psychologie du développement et la méthode d'observation du bébé d'Esther Bick pour laquelle elle rappelle très régulièrement sa gratitude, c'est surtout sa posture de se mettre, autant que possible, à la place de l'autre (ce qui explique le choix de l'introduction et fait sa force) qui donne toute sa puissance au livre.

 Les observations sur les changements corporels (la prise de poids et le fait de devoir porter de nouveaux vêtements pour s'en débarrasser après mais aussi le fait de porter un bébé en elle puis que ledit bébé soit à l'extérieur), de statut social, accessoirement d'emploi du temps!, le tout sur fond de limites physiques et psychiques éprouvées au quotidien n'ont rien de nouveau mais sont portées au centre et non en périphérie, rappellent à quel point il s'agit d'un vécu, bouleversant, avant d'être un processus psychique ou une étape de vie. Dans une dimension plus pratique, elle recommande pour aider la jeune mère, en plus de lui demander ce dont elle a besoin plutôt que de décider à sa place, non pas de s'occuper en priorité du bébé pour lui laisser du temps seule, mais de la débarrasser autant que possible de tout le reste pour qu'elle puisse passer un temps apaisé avec le bébé. Elle aide aussi à se mettre à la place du bébé avec la métaphore filée du dentiste (tout en s'excusant auprès des dentistes) : être installé sous des machines à l'apparence et la sonorité improbable pour se faire triturer de façon moyennement agréable, c'est une image qui rappellera probablement des souvenirs pour le moins vifs aux lecteur·ice·s. Et pourtant, chez le·a dentiste, on sait ce qui va se passer et quand (on a même pris rendez-vous!), et pourquoi. Lors des soins quotidiens, le bébé est déplacé, manipulé, déshabillé, sans avoir de prise sur la situation ou être en mesure de demander une pause ni, potentiellement, de prévoir le début ou la fin. L'autrice fait plusieurs rapprochements avec l'autisme. Si entendre un·e psychanalyste parler d'autisme a tendance à me faire tiquer, les rapprochements qui sont faits dans le livre, soit la recherche de prévisibilité et la vigilance à la pénibilité sensorielle, m'ont semblé plutôt pertinents. Elle recommande en particulier d'expliquer chaque geste au bébé pendant la toilette, qu'il soit en mesure ou non de comprendre les explications, et de procéder lentement. A travers des vignettes cliniques, elle observe également qu'accompagner (par un regard, des commentaires, des aides ponctuelles) les périodes d'exploration sans les précéder (par exemple donner un bébé un objet qu'il peut atteindre lui-même) est une attitude optimale.

 Le regard de l'autrice fait que le livre se lit très vite dans l'ensemble, tout en étant plutôt riche au niveau théorique. Je n'ai malheureusement pas les compétences pour remettre en question tel ou tel point technique, mais Régine Prat s'appuie sur son expérience clinique tout en se nourrissant de différents modèles théoriques, tout en gardant une humilité exposée clairement dès l'introduction, ce qui met plutôt en confiance.

dimanche 14 avril 2024

Existential psychotherapy and counselling, contributions to a pluralistic practice, de Mick Cooper

 


 Mick Cooper reprend dans ce livre les fondamentaux de la (ou plutôt des, d'ailleurs) thérapie(s) existentielle(s) d'un point de vue qui éclaire les passerelles, existantes ou possibles, avec d'autres modèles (il précise d'ailleurs que selon lui l'Approche Centrée sur la Personne est voisine mais ne s'inscrit pas à proprement parler dans les thérapies existentielles, et je tiens à dire que je suis outré) (le rapport à la liberté, l'accompagnement dans les aspects sombres de l'existence, l'influence de Kierkegaard sur Rogers... bref je vous laisse vous faire votre propre opinion tant que vous concluez que j'ai raison).

 De nombreux éléments sont détaillés, tels que l'importance du lien (comme Mick Cooper est relou et aime vérifier il précise que l'assertion plutôt limpide de Yalom "C'est la relation qui soigne, c'est la relation qui soigne, c'est la relation qui soigne" est à nuancer -c'est un facteur très important mais il y en a d'autres, et les données ne permettent pas de trancher entre corrélation et causalité- ), l'aspect phénoménologique (qu'il fait l'exploit de détailler tout en le rendant clair et en mettant en lumière les utilisations pratiques), le rapport à la liberté et au choix (les rogérien·ne·s connaissent bien trop l'inconfort, parfois exprimé de façon disons directe, lorsque la personne -en consultation individuelle, et plus encore en groupe de rencontres ou dans un cadre pédagogique- est invitée à prendre des décisions dès le début plutôt que s'en remettre au ou à la professionnel·le), les limites (le chapitre sur le choix peut donner l'impression que quand on veut on peut, mais si on veut se téléporter sur la lune, être immortel·le, finir son mémoire dans les délais en gardant un temps de sommeil normal quand on a procrastiné comme il se doit, ou être traité·e sans condescendance quand on est par exemple handicapé·e ou exposé·e au sexisme ou au racisme, ça s'annonce compliqué), la recherche de sens (oui la ref était facile et j'ai d'autant moins de mérite qu'elle est dans le livre) (du coup je rajoute celle-ci) ou, j'ai plus de mal à faire le lien avec le courant existentialiste (pour autant c'est un chapitre extrêmement riche), les perceptions et métaperceptions interpersonnelles (c'est un terme extrêmement pompeux donc je compte bien le garder pour me donner l'air intelligent, mais ça concerne simplement les projections qu'on fait sur les autres selon les éléments qu'on perçoit, et la façon dont on suppose qu'on est perçu... Cooper donne l'exemple potentiellement très commun du ou de la thérapeute qui sous-estime le caractère intimidant de son statut et, en insécurité pour une raison ou une autre, va en rajouter pour dégager une aura artificielle d'expertise... si le ou la client·e a une réaction pour être moins intimidé·e --plaisanter, critiquer, ...-, ce sera perçu comme une confirmation de la sensation de départ, avec les réactions défensives qui peuvent l'accompagner, alors que le·a client·e a précisément eu la sensation inverse).

 A la fin de la lecture, et même sans le tableau récapitulatif de Cooper des points communs et différences avec d'autres approches (TCC classiques et 3ème vague, approches psychodynamiques, humanistes, ... et il ne classe toujours pas l'ACP dans les approches existentialistes, grrrr), difficile d'imaginer un modèle thérapeutique qui fait l'impasse sur la relation thérapeutique (enfin j'espère!), le questionnement des perceptions, la négociation entre choix et limites, ... Et si les TCC classiques se préoccupent peu du sens de la vie, on ne peut pas en dire autant des TCC 3ème vague. L'aspect pluridisciplinaire est renforcé par le témoignage de l'auteur que dans son parcours de patient/client ce ne sont pas nécessairement les thérapies existentialistes qui l'ont le plus aidé, ou encore par des références fréquentes à la psychologie sociale (en particulier Système 1/Système 2, qui parle en effet avec une éloquence désobligeante des limites de nos perceptions).

 La lecture en plus d'être enrichissante est fluide et magnifiquement articulée à la pratique thérapeutique, le livre est peut-être à recommander plus encore aux thérapeutes qui ne s'inscrivent pas dans le courant existentialiste, pour enrichir leur pratique ou éclairer des points flous ou aveugles qui peuvent émerger dans l'espace thérapeutique.

mardi 2 avril 2024

La psychothérapie centrée sur la personne, de Bérénice Dartevelle


 Ce livre de la première présidente et cofondatrice de l'AFP-ACP est l'objet, à l'occasion des 25 ans de l'association, d'une réédition hommage. La richesse de l'Approche Centrée sur la Personne y est présentée avec un regard à la fois factuel et personnel, en insistant sur ses spécificités spirituelle et humaniste.

 Les fondamentaux du travail de Carl Rogers sont regroupés avec clarté dans ce petit espace d'environ 50 pages, ce qui permet à l'étudiant·e qui a l'ouvrage sous la main d'éviter de rechercher des concepts disséminés dans plusieurs livres par ailleurs relativement épais : les 7 étapes du développement personnel centré sur la personne, les trois attitudes du ou de la thérapeute (empathie, congruence, approche positive inconditionnelle), les six conditions nécessaires et suffisantes pour que la thérapie fonctionne... et surtout la puissance, la richesse, presque la magie, de ce qui se déroule dans l'espace thérapeutique, qui ne se limite pas aux techniques énumérées mais a aussi une dimension artistique ("c'est en suivant ce fil de vie -où s'entrelacent la pensée, l'émotion, la sensation, sans le parcelliser- que le client et le thérapeute peuvent commencer à voir surgir ces lignes de force, ces structures motivationnelles propres au client, où se mêlent les forces vitales et leurs freins et limitations", "Comment dire en un mot ce qu'est la psychothérapie centrée sur la personne? C'est pour moi le mot VIE").

 L'énergie portée par le texte est magnifiquement accompagnée par les illustrations, photos d'une graine en train de pousser au fil des pages. Étant meilleur thérapeute que botaniste (enfin j'espère, sinon c'est de très très mauvais augure pour mes client·e·s) je vais passer mon tour, mais une graine de fenugrec est jointe aux livres pour les personnes qui voudraient faire pousser une graine à leur tour. En attendant, on peut contribuer à faire pousser la graine de l'Approche Centrée sur la Personne en adhérant à l'AFP-ACP ou en commandant le livre sur leur site.




samedi 30 mars 2024

Les grandes figures de la psychopathologie existentielle, dirigé par Jacques Quintin et Christian Thiboutot

 


  A travers 10 chapitres qui présentent la vie et les apports théoriques d'autant de figures de la psychopathologie phénoménologique (ou existentialiste, pour Rollo May), les auteurs rendent hommage à une pensée qui a vocation à "nous sortir du désenchantement du monde induit par une approche technoscientifique, à laquelle contribuent trop souvent nos programmes d'enseignement et nos pratiques de psychiatrie et de psychologie", une approche certes résiliente ("elle a survécu à la vague psychanalytique et à la machine à symptômes qu'est le DSM") mais peu représentée, alors qu'elle permet de remettre au centre la subjectivité, le rapport au monde.

 Petit piège toutefois, que j'ai mentionné dans mon intro mais qui n'est pas dans le titre : il sera bien plus question de psychopathologie phénoménologique que de psychopathologie existentielle (au point que dans le chapitre sur Rollo May, il sera régulièrement rappelé qu'il s'est intéressé tardivement à la phénoménologie). Et la phénoménologie est une approche particulièrement complexe, créée par les philosophes qui sont probablement réputés pour être les plus illisibles de l'histoire de la philosophie. Les chapitres, souvent rédigés par des professeurs de psychiatrie ou de philosophie généralement spécialistes de la personne présentée, n'épargneront pas cette complexité, et la lecture sera bien plus profitable pour les personnes qui ont déjà des connaissances solides sur le sujet.

 Un regret à la lecture, en dehors de celui de ne toujours pas avoir la motivation de chercher à comprendre les finesses (ni même les fondamentaux, qui portent déjà de belles promesses de consommation d'aspirine) de Husserl et d'Heidegger, je trouve dommage que dans ce livre qui présente des figures, des pensées, du début et du milieu du XXème siècle, il n'y ait pas ou presque pas de recontextualisation. La psychiatrie, de façon plus générale la psychopathologie, ont de toute évidence évolué depuis, et c'est à mon sens un peu facile de balayer a priori ces avancées en prenant de grands airs pour dénoncer "une approche technoscientifique". Ça aurait été à mon avis particulièrement riche de dire dans quelles mesures les pensées des auteurs présentés ont influencé, nuancé, été contredites par, les avancées qui ont été faites ensuite.

samedi 23 mars 2024

Counselling Young Binge Drinkers, de Richard Bryant-Jefferies

 


 Ce livre de la Living Therapy Series, comme celui-ci et comme ceux qui vont très probablement arriver plus tard sur ce blog (et aussi comme son nom l'indique!), propose de suivre la thérapie (supervision incluse), en Approche Centrée sur la Personne, de personne(s) rencontrant un problème spécifique, ici Gary et Carrie, alcooliques respectivement de 18 ans et 15 ans.

 Gary aime faire la tournée des bars avec ses ami·e·s pour décompresser des journées de travail, certes ça se finit toujours en bagarre mais bon il n'aime pas qu'on le cherche et il aime bien faire comprendre aux gens que certains comportements ont des conséquences. Carrie boit régulièrement, comme ses parents, et est envoyée à une thérapeute (elle estime qu'elle n'a pas grand chose à faire là) après une chute où elle s'est cassé le bras, peu après un coma éthylique (l'auteur rappelle qu'il est important de placer les personnes en coma éthylique en PLS pour éviter les risques d'étouffement suite à des vomissements).

 Les deux thérapies sont complètement distinctes, thérapeutes et superviseur·se·s ne sont pas les mêmes, et elles sont présentées successivement. Elles ont pourtant de nombreux points communs : Gary et Carrie finissent par aller mieux, estiment initialement qu'iels n'ont pas de problèmes avec l'alcool (et par ailleurs pas vraiment de problèmes tout court, iels ne sont pas très futé·e·s ces thérapeutes à ne pas comprendre que leur vie est plutôt épanouissante), accèdent progressivement à leur vulnérabilité et se confrontent à la difficulté d'arrêter, ... Une forte distinction avec le livre précédent que j'ai lu de la même série est que le contenu est beaucoup moins lisse. Les thérapeutes se trompent, se questionnent, s'égarent, l'un se lance même dans un débat philosophique (avec lui-même) et enflammé sur l'ACP en plein milieu d'une supervision. Le sujet s'y prête particulièrement, d'une part car créer une relation avec des personnes, peut-être encore plus avec des jeunes, qui estiment qu'elles n'ont pas grand chose à faire là est complexe, et que la réalité du danger et le sentiment d'urgence qui va avec, peut-être la tentation d'avoir une attitude de parent (plus dans l'attachement que dans l'expression d'une autorité) du fait de la différence d'âge, rendent les thérapies éprouvantes émotionnellement. Rick et Sally vont un peu trop vite, du fait de cet inconfort à plusieurs dimensions, pour sensibiliser leurs client·e·s à la gravité de leur situation (Rick, par exemple, exprime du scepticisme quand Gary dit qu'il n'a pas de problème avec l'alcool, et finit par reformuler et dire qu'il entend que Gary estime ne pas avoir de problème, mais que lui a un avis différent, ce qui lui convient mieux), et reviennent en supervision sur ce qu'il s'est passé pour elle et lui en réfléchissant aux conséquences sur la relation thérapeutique (et éventuellement comment modifier l'image qu'iels ont donnée).

 Gary et Carrie, malgré le scepticisme voire la tension au départ (Gary veut juste la confirmation qu'il n'a pas besoin de revenir), apprécient cette espace où on ne leur dit pas ce qu'iels doivent faire (la sensibilisation, par d'autres soignant·e·s, aux dangers de l'alcool, ne génère pas tout à fait l'adhésion la plus enthousiaste, même si elle s'articulera finalement à la thérapie quand le message sera entendable), puis le fait d'être écouté·e·s. Iels se connectent progressivement à leur souffrance, intense. C'est particulièrement compliqué pour Gary, qui rejette de façon virulente tout ce qui représente son père, de prendre conscience que son alcoolisme est un point commun. La famille de Carrie suivra une thérapie familiale, l'occasion pour l'auteur de rappeler que certaines conditions de vie difficiles, dont l'alcoolisme des parents, sont un facteur de risque.

 La forme est originale (risquée?) mais efficace : le récit est prenant mais riche en informations et tout aussi exhaustif qu'une présentation théorique, avec des invitations en fin de chapitre à réfléchir avec une liste de points à explorer ou questionner. Il n'y a malheureusement pas de traduction française.

vendredi 15 mars 2024

Was it even abuse, d'Emma Rose Byham

 


 Symptômes traumatiques parfois lourds, difficultés à faire confiance (ou à ne pas trop faire confiance!) et plus généralement à retrouver des repères relationnels, un passé de relation abusive est le plus souvent marquant. Et pourtant, que ce soit d'un point de vue extérieur suite à des stéréotypes de m certaines injonctions sociales, mais aussi, plus perturbant encore, du point de vue de la victime elle-même, c'est parfois extrêmement difficile de mettre le terme de violences sur ce passé, de remettre les responsabilités là où elles sont.

 L'autrice reprend dans le détail, avec une précision et une clarté considérables, ce qui rend la violence si difficile à identifier comme telle, au risque de maintenir des doutes, créer un sentiment de honte qui entraveront le cheminement vers un épanouissement durement gagné. Pourquoi j'y ai cru? Pourquoi iel me manque? Pourquoi je suis resté·e si longtemps? Est-ce que les violences, ce n'était pas de ma faute? Certes iel est allé trop loin, mais ses reproches étaient justifiés. Est-ce que je n'ai pas été violent·e moi aussi? Les effets de la relation abusive se ressentent de façon extrêmement nette ("dans une relation saine vous ne devriez pas avoir à penser cinq tours en avance, à marcher sur des œufs, à anticiper son humeur, à vous faire reprocher toutes les tensions, à vous excuser pour son comportement et à avoir peur qu'il ou elle ne vous aime plus du jour au lendemain", "croire en la bonté de l'agresseur ne change rien à la réalité des violences subies au quotidien"), mais les mécanismes de manipulation ancrent profondément le doute.  

 Résumer ce livre est  nécessairement frustrant, tant chaque phrase ou presque est pertinente et précieuse. Heureusement, des bilans en fin de chapitre et des listes de cinq affirmations importantes font qu'on n'est pas obligé·e de l'apprendre par cœur pour que l'essentiel soit facilement accessible. Les éléments les plus centraux pour inoculer ce poison du doute sont probablement l'entretien de la confusion et le déplacement de la vigilance, et le maintien de la croyance dans une belle histoire d'amour à sauver.

 Dans l'environnement insécurisant d'une relation abusive, la confusion règne. Confusion parce que les comportements sont aléatoires, poussant avec le temps à anticiper constamment... et générant même, potentiellement, de la culpabilité lorsque ce qui était redouté ne se produit pas (quelle horrible image on a de l'autre!). Confusion parce que la conclusion de tout conflit est que c'est de votre faute (si parfois il y a des excuses, le plus souvent après coup, les actes ne suivent pas, ou alors de façon très temporaire). L'autrice donne l'exemple d'une femme qui voulait passer du temps avec ses ami·e·s. Son conjoint, en partie jaloux parce qu'il a moins d'ami·e·s, lui reproche de remuer le couteau dans la plaie de cette solitude et de le laisser seul avec le bébé. Elle propose alors de faire venir sa mère pour garder le bébé. Il lui reproche d'être une mauvaise mère. Avec le temps, ses ami·e·s s'éloignent d'elle. Il lui dit que ce n'est pas étonnant, vu qu'elle n'a fait aucun effort pour se rendre disponible pour elles et eux. Confusion parce que des exigences fortes sont posées, mais que les suivre n'apaise rien du tout. Confusion parce que les déclarations d'amour alternent avec le dénigrement le plus virulent. L'autrice, en citant entre autres une recherche sur le sujet, argumente que les explosions imprévisibles n'ont rien à voir avec un problème de self-control (les agresseur·se·s ne sont selon les données disponibles ni plus ni moins en colère que l'ensemble de la population), mais avec le contrôle de l'autre. La personne qui peut véritablement exploser, parce qu'elle est constamment poussée à bout, c'est la victime, et l'agresseur·se ne manquera pas de lui faire payer ces moments qu'iel a pourtant déclenchés. Les reproches déplacent aussi la vigilance vers ce qu'on doit ou ne doit pas faire, plutôt que sur les techniques de manipulation qui sont la véritable clef de ce qui se joue.

 De nombreuses raisons font également croire que les violences peuvent s'arrêter, qu'elles ne sont pas représentatives de la relation, qu'une forte histoire d'amour peut avoir lieu (oui, je mets un lien vers "Love is an open door" chaque fois que je fais un résumé sur les relations abusives, et, oui, je compte bien continuer tant que perdurera la mythologie qui invente que les victimes sont naïves ou pire au fond aiment les violences). Par exemple, les débuts de relation fusionnels placent la barre très haut, servent de support à une pression pour s'engager plus (on ne va quand même pas le·a décevoir, ça va le·a dévaster!) alors que l'engagement renforce le sentiment de propriété de l'agresseur·se donc augmente le risque de violences, rendent incompréhensibles les comportements abusifs donc font baisser la vigilance. Le long de la relation, plus les marques d'amour sont rares et aléatoires, plus le réflexe est de les attendre, de les investir, de tout faire pour les provoquer, d'autant que l'environnement éprouvant les rend de plus en plus vitales. Et quand l'agresseur·se rompt effectivement, la culpabilisation, le dénigrement qui se sont installés font que, même si la relation était abusive, c'est dévastateur (par ailleurs, il arrive souvent que la rupture ne serve qu'à mieux revenir -hoovering-). L'autrice invite donc à déculpabiliser les victimes qui ont réussi à se séparer mais, malgré la conscience des violences subies, regrettent la relation : le deuil si difficile à faire n'est pas celui de la relation telle qu'elle était, mais de celle que l'agresseur·se a fait miroiter, à travers un certain nombre de mécanismes de manipulation répétés. Emma Rose Byham fournit un excellent éclairage à la phrase "on ne cherche pas à "se remettre d'une rupture", on cherche à guérir de la peste" de Sophie Lambda.

 Dans une dernière partie, l'autrice donne des clefs importantes et déculpabilisantes pour réinvestir une relation saine. La plus centrale est celle de la distinction entre les limites et les conditions. Les conditions sont des exigences dirigées vers l'autre, qui se manifestent par le contrôle. Les limites sont dirigées vers soi, expriment le respect de nos propres besoins. Les limites sont indispensables dans une relation saine, pour soi, mais aussi pour l'autre : ce sont des balises nécessaires pour un respect mutuel qui permet à chacun·e d'être pleinement soi. Pour être plus précis, si les besoins sont exprimés, ça permet de ne pas les anticiper constamment, et donc de ne pas s'adapter sans cesse à ce qu'on imagine être le désir de l'autre. L'autrice rappelle aussi que dans un premier temps, c'est difficile de faire la part des choses entre une réaction de fermeté face à un acte effectivement problématique et une réaction traumatique et disproportionnée. Là encore, elle appelle à la bienveillance : une personne bien intentionnée aura à cœur de prendre soin des angoisses de l'autre et d'ajuster son comportement, une fois les explications passées.

 Même si le problème des violences conjugales persiste, et reste massif, la réalité est aussi que de nombreuses ressources existent, et qu'elles sont souvent de qualité. Pourtant, j'ai rarement vu autant de clarté, et de pertinence dans la façon d'aborder les choses (décrire les mécanismes, c'est une bonne chose et c'est même indispensable, les décrire du point de vue de la victime tout en restant détaillée sur l'aspect technique, ça apporte énormément) que dans ce livre (que j'ai par ailleurs trouvé presque par hasard). Je pense que, comme Pourquoi fait-il ça, extrêmement complémentaire, qui éclaire le point de vue des agresseur·se·s, il fait partie des lectures incontournables pour les personnes qui souhaitent mieux comprendre le sujet. Je déplore d'autant plus qu'il ne soit pas (encore? il date de 2022) traduit en français.

vendredi 1 mars 2024

Introduction aux thérapies comportementales et cognitives (TCC), de Cyrille Bouvet

 


 Comme le titre l'indique, le livre présente, vous ne le devinerez jamais, les thérapies comportementales et cognitives. Assez présentes en tout cas dans l'imaginaire des thérapeutes, souvent célébrées comme évidemment supérieures à toutes les autres approches ou dénigrées comme étant l'incarnation d'une démarche antithérapeutique (tiens tiens, comme la psychanalyse...), le livre permet de savoir à travers des développements synthétiques en quoi elles consistent vraiment, leurs atouts et leurs limites.

 Comme le nom le souligne, si les TCC sont souvent désignées comme une approche (je suis le premier à faire ça), elles consistent en un ensemble de modèles théoriques qui s'y sont greffés avec le temps ("Les TCC sont un regroupement et une mise en cohérence de diverses thérapies qui, au départ, étaient indépendantes les unes des autres. En ce sens, on pourrait donc dire qu'il s'agit d'une approche intégrative."). La pluralité est telle que, dans un chapitre, la psychologie positive fait partie des TCC et dans un autre c'est une méthode proche des TCC! Les interventions, au cours du processus thérapeutique, vont avoir lieu, vous l'aurez compris, au niveau comportemental (s'exposer progressivement aux difficultés de façon à ce qu'elles soient de plus en plus supportables) et cognitif (interroger la rationalité des pensées qui font du mal et entretiennent un sentiment d'impuissance et proposer des alternatives) mais aussi corporelles (exercices de relaxation, pratiqués d'abord en cabinet avec le·a thérapeute puis en autonomie) et, en particulier pour les TCC dites de troisième vague, émotionnelles (ce qui peut passer exemple par l'accueil de la subjectivité comme en ACT où ce qui est important pour le·a patient·e est au centre, ou par des exercices d'entraînement pour distinguer pensées, émotions et faits pour enrayer des spirales négatives).

 Ce qui les distingue en particulier des autres approches est que les protocoles sont régulièrement évalués par la recherche scientifique, ce qui permet de les modifier et de conserver les exercices et les plans d'action les plus efficaces. L'autre spécificité est qu'elles sont centrées sur le problème : le·a patient·e arrive avec une difficulté à résoudre, le·a thérapeute propose des solutions, avec des objectifs mesurables. La grande richesse du livre est d'ailleurs selon moi que les TCC sont présentées à travers leur spécificité : les autres approches sont décrites de façon respectueuse, et les limites des TCC ne sont pas dissimulées, le tout, ce qui fait d'autant plus honneur à l'auteur, sans fausse neutralité. C'est particulièrement visible lorsque le sujet de la preuve scientifique est abordé. La démarche scientifique est présentée (hypothèse, expérimentation, groupe contrôle, tout ça...) avec ses intérêts et ses limites, ça reste classique, mais l'effet dodo, pourtant bien confortable à nier pour les défenseur·se·s des TCC, est présenté en longueur : dans les recherches qui font aujourd'hui consensus, parmi les nombreux critères qui font l'efficacité d'une thérapie (qualité de la relation, rapport du ou de la patient·e à ses difficultés, gravité des symptômes, ...), la méthode utilisée certes a une influence, mais qui est loin d'être la plus élevée, ce qui permet tel le dodo d'Alice au Pays des Merveilles qui arbitre une course autour d'un lac sans mesurer les distances parcourues, de proclamer "Everybody has won and all must have prizes". Pour le dire plus vite, une méthode ultra efficace avec, par exemple, une relation thérapeutique déplorable, aura moins d'effet qu'une méthode pseudoscientifique avec une excellente relation thérapeutique (ou autre critère plus important que la méthode utilisée). Limite supplémentaire : une recherche scientifique implique de délimiter précisément l'objet étudié, ce qui crée un point aveugle, par définition, sur ce qui n'est pas circonscrit et anticipé (contexte, effets positifs ou négatifs inattendus, ...).

 Bien que la précision soit au centre (la dernière partie du livre consiste en des exemples de protocoles pour différents problèmes comme le traumatisme, les troubles du comportement alimentaire, les phobies... ce qui montre à quel point les différentes composantes des TCC s'articulent, et que cette articulation ne doit pas se faire de la même façon selon les situations), l'auteur rappelle régulièrement à quel point la relation thérapeutique est un élément capital, y compris pour des considérations extrêmement pratiques. Par exemple, la définition du problème à résoudre doit dépendre des besoin du ou de la patient·e, et non du projet et des compétences du ou de la thérapeut·e : certes un programme réaliste doit être proposé, mais il est indispensable que ledit projet ait du sens pour la personne accompagnée. Plus technique, pour la partie cognitive, il va de soi que les interprétations alternatives proposées doivent rester réalistes pour le·a patient·e, il importe donc particulièrement d'être extrêmement attentif·ve à ses représentations.

 La promesse d'un livre accessible et factuel est largement tenue, mais comme je le disais plus haut avec une richesse et une subjectivité qui sont loin d'aller de soi dans ce type de format. Le livre pourra intéresser les thérapeutes (enfin, pas les thérapeutes TCC qui vont peut-être s'ennuyer quand même!), les étudiant·e·s en psychologie... ou les personnes intéressées par la santé mentale en général.

(je me rends compte à la fin du résumé que l'édition que je présente est la 1ère édition, de 2014,  il y en a eu une autre depuis)

jeudi 22 février 2024

Love and will, de Rollo May

 

 Dans ce livre, Rollo May partage ses réflexions sur, vous ne le devinerez jamais, l'amour et la volonté, qui sont selon lui les piliers d'une vie épanouissante, dont l'absence mène à l'apathie puis, conséquence du sentiment d'impuissance à mener sa propre existence qui en découle, à la violence. C'est d'ailleurs en interpellant l'un de ses clients, écrivain, souffrant de l'angoisse de la page blanche (puis, dans la vignette clinique suivante... d'impuissance) sur sa colère que l'auteur lui fait prendre conscience de sa complaisance à rester dans la plainte plutôt qu'à se responsabiliser de sa situation.

 May inscrit ses réflexions dans un contexte social : le progrès technologique, qui permet de surmonter d'innombrables difficultés, met aussi dans une situation de passivité. En effet, les personnes qui en bénéficient n'ont plus à chercher en elles des ressources pour surmonter les problèmes d'hier qui aujourd'hui n'en sont plus, passivité redoublée par le fait qu'elles ne sont pour rien dans les avancées technologiques dont elles bénéficient. L'auteur déplore aussi que la sexualité, qui auparavant était entravée par des barrières morales, est aujourd'hui (aujourd'hui en 1969) (oui, c'est la vraie année de parution, ce n'est pas moi qui ai fait une blague avec 69), entre l'accès massif à la contraception (dont il dit qu'il serait aberrant de ne pas se réjouir en soi) et la libération des mœurs, dévalorisée, voire désacralisée : ce n'est plus une entrée forte dans une vie affective pleine de sens, mais au contraire un moyen de ne pas s'engager dans une vraie vie affective.

 Si j'arrive à suivre l'auteur dans une certaine mesure sur ces éléments là, j'ai comme pour son livre précédent certaines réserves sur ces réflexions qui évoquent plus l'éditorialiste que le thérapeute, et qui semblent considérer la société (et les personnes qui la composent!) comme un bloc monolithique, ce qui semble pour le moins paradoxal pour un proche de Carl Rogers. Impossible de ne pas me demander, par exemple, ce qu'il pense du fait qu'il y a des personnes asexuelles a priori épanouies, alors qu'il écrit des pages et des pages sur la sexualité comme passerelle vers l'amour, lui-même indispensable à une vie profonde et véritablement heureuse (il décrète aussi que l'amitié n'existe plus parce qu'on n'a plus le temps, et que du coup certaines personnes ont des relations homosexuelles parce qu'elles ne peuvent plus rentrer en relation authentique avec d'autres personnes qui auraient dû être des amies -philia-... disons que ce n'est pas la vision la plus convaincante des relations humaines que je n'ai jamais lue).

 Si le propos général reste plutôt clair et facile à saisir, Rollo May rentre en profondeur dans les nuances des concepts qu'il mobilise, et les relie bien sûr aux enjeux existentiels qui sont au centre du livre (et a priori de son œuvre en général). Il distingue par exemple la volonté du souhait (qui devient réalisable à partir du moment où il existe donc met en mouvement) et de l'intentionnalité (il critique fortement les comportementalistes qui n'en voient que la manifestation musculaire à travers le geste qui suit l'intentionnalité, pour lui c'est un mouvement qui engage le psychisme dans son ensemble), ou encore explique longuement dans quelle mesure la vision psychanalytique de la sexualité comme pulsion lui semble erronée. Une complexité particulièrement appropriée, et argumentée ce qui permet aussi de se positionner, pour l'articulation entre philosophie et psychothérapie propre à la thérapie existentialiste.

samedi 10 février 2024

Person-Centred Experiential Counselling for Depression, de David Murphy


 

 Un petit point pratique avant de commencer : j'ai pris ce livre parce que je ne trouvais pas celui de Pete Sanders et Andy Hill sur le sujet, et c'est en fait le même, sauf que la seconde édition a impliqué un changement d'auteurs. On peut donc considérer ce livre comme une collaboration de Pete Sanders, Andy Hill et David Murphy (et par la même occasion se réjouir d'avoir une édition aussi récente -2019-, en particulier pour la revue de littérature scientifique qui figure dans le dernier chapitre).

 L'Approche Centrée sur la Personne est polyvalente : son nom semble flou, ce qui peut être frustrant quand (un exemple au hasard) on cherche à la présenter pour démarrer une activité, mais il devient pour le moins clair quand on l'oppose aux approches centrées sur les symptômes. En effet, ce qui est proposé aux client·e·s est une écoute empathique, et en aucune façon un mode d'emploi pour se débarrasser de telle ou telle souffrance ou pathologie, qui impliquerait une vision normative de ce en quoi aller mieux consiste, mais aussi une détermination très arbitraire de ce qui est important pour la personne accompagnée. Certaines figures de l'ACP, en cohérence avec ce principe, ont donc un point de vue assez virulent sur le concept de diagnostic, dont... Pete Sanders (co-auteur de la première édition) qui donne assez régulièrement (articles, conférences, ...) son point de vue sur le sujet. A titre personnel, sans en remettre en question la légitimité, je n'adhère pas à cette vision (pour moi le diagnostic est un outil parmi d'autres, qui peut parfaitement être utilisé conformément aux principes de non-directivité et d'autodétermination du ou de la client·e... le sens qui lui est donné par la personne accompagnée, par exemple, est en soi un élément de compréhension important qui peut être mis au service de l'écoute), et je ressentais le besoin de savoir, depuis mes connaissances par ailleurs floues, si cette approche était pertinente pour les personnes dépressives : est-ce que le ralentissement cognitif permet 45 minutes, 1 heure d'écoute dans de bonnes conditions? Est-ce qu'une personne qui potentiellement a du mal à trouver l'énergie de s'habiller ou de sortir de chez elle peut voir un intérêt dans la perspective de parler, fut-ce avec un·e thérapeute, le temps d'une séance? Est-ce que le contact avec ses émotions, dans ces conditions, est possible et peut apporter quelque chose, est-ce qu'au contraire une difficulté à les contacter peut augmenter le découragement et le désespoir?

 La réponse à cette question semble être... oui! Si une méthode spécifique, celle dont il va être question dans le livre, a été mise au point (celle qui donne son titre au livre!), ça semble surtout être pour des besoins institutionnels, pour pouvoir être prescrite ou proposer des formations aux professionnel·le·s, tant, et ce sera confirmé dans les vignettes cliniques (pour des raisons de mise en page, une part importante d'entre elles est illisible sur la liseuse à moins de disposer d'un microscope, préférez la version papier), elle consiste en l'application des fondamentaux de l'Approche Centrée sur la Personne : une écoute empathique qui respecte le rythme du ou de la client·e et l'amène à explorer ses émotions dans la temporalité qui lui convient. Les vignettes cliniques rappellent aussi que cette écoute n'a rien d'un automatisme, qu'elle implique une réflexion en temps réel, une observation fine et des prises de décision actives et constantes. Une dizaine d'hypothèses sont présentées pour expliquer la dépression selon ce modèle, qui relèvent le plus souvent d'une contradiction intérieure (écart entre la vie qu'on a et la vie qu'on estime qu'on devrait avoir, conflit entre différents aspects de la personnalité, ...), mais elles ne seront pas activement exploitées. Ce suivi a toutefois des spécificités, comme l'importance de connaître les médicaments proposés en cas de dépression, leurs effets et surtout leurs effets quand le traitement est arrêté, pour pouvoir mieux accompagner les client·e·s dans leur vécu, ou encore, quand un nombre de séances limité est prescrit, de faire confiance aux client·e·s pour exploiter au mieux cette temporalité imposée et donc ne pas chercher à influer le rythme de la thérapie, même avec une bonne intention (l'auteur précise par ailleurs que l'ACP ayant pour objectif le développement de la personne, et non l'atténuation de symptômes, les effets pourront se prolonger après la fin du suivi).

 C'est semble-t-il un passage obligé dans un livre britannique sur l'ACP, mais il sera énormément question des institutions et de la place que l'ACP doit y prendre ou refuser d'y prendre. Quel sens peut avoir, dans un système de santé qui fonctionne à l'opposé de l'ACP (tel traitement doit pouvoir être mis en face de telle pathologie pour pouvoir être légitimé et proposé), une telle approche? Est-ce qu'elle doit tout de même chercher à s'inscrire dedans pour gagner en légitimité institutionnelle, voire comme un cheval de Troie pour modifier le système de l'intérieur, ou est-ce que chercher à rentrer dans les cases, même avec de la vigilance, risque d'aboutir à ce que ces spécificités soient écrasées. L'auteur rapporte par exemple des témoignages de formateur·ice·s qui observaient le soulagement de soignant·e·s à être formées à cette approche plutôt que d'appliquer les protocoles des thérapies comportementales et cognitives.

 Concernant l'efficacité de l'approche... c'est compliqué à déterminer parce que la science, c'est compliqué. L'auteur présente de nombreux résultats de méta-analyses, mais c'est difficile d'en tirer des conclusions fermes car la qualité des études, voire ce qui est évalué (dans de nombreux cas, ce qui est en fait évalué est l'efficacité des approches expérientielles en général, souvent l'ACP, la Gestalt-thérapie et l'Emotionally Focused Therapy, plutôt que l'ACP spécifiquement), varie beaucoup d'une recherche à l'autre. Ce qui a le plus retenu mon attention (parce que c'était en lien avec ma question de départ!) est une étude observant une efficacité pour les dépressions d'intensité faible ou modérée, mais pas pour les plus sévères.

 Le livre a la spécificité de rentrer dans le détail du fonctionnement de l'ACP et surtout de la compréhension du psychisme qui la sous-tend, ce qui sera redondant pour les personnes déjà spécialistes mais en font un livre qui a tout intérêt à être recommandé à des thérapeutes qui s'intéressent de façon plus générale aux diverses approches qui peuvent être proposées pour aider les personnes dépressives.

samedi 3 février 2024

The Science of Trust, de John Gottman


 Le prestigieux et très actif chercheur et thérapeute de couple John Gottman livre ici un travail sur le sujet de la confiance dans le couple, un sujet à la fois évident à circonscrire et fondamental... du moins, c'est ce qu'on pourrait penser avant la lecture du livre. Après la lecture, le sujet semble tout aussi fondamental sinon plus, mais complexe et multidimensionnel.

 Si les précédents livres de John Gottman que j'ai lus sont pragmatiques, pertinents et extrêmement accessibles, il devient évident que celui-ci va être bien plus ardu quand l'auteur commence à aborder le sujet par le biais du modèle mathématique de la théorie des jeux. J'avoue ne pas m'être assez méfié quand il révèle qu'avant de bifurquer vers la psycho, il était étudiant en mathématique et que cette vision lui a permis de renouer avec son ancienne passion, mais la réalité m'a vite rattrapé. Pour autant, même s'il va effectivement être question d'équations (mais pas autant qu'on pourrait s'y attendre), les réflexions restent ancrées sur des enjeux extrêmement concrets. Si le détour par l'histoire des mathématiques évoque deux stratégies opposées étudiées en théorie des jeux (gagner en ayant moins de pertes que l'adversaire, ou gagner en ayant plus de gains), c'est pour mieux revenir sur deux façons de vivre le couple en particulier dans la résolution de conflits (pour une simplification extrême -parce qu'il faut aussi que je fasse avec ce que j'en ai compris et retenu-, ne céder sur aucun compromis au risque de ne pas être en mesure d'en demander non plus, ou chercher des changements qui conviennent mieux à chacun·e-), la seconde augurant d'une vie de couple bien plus heureuse que la première.

 Les développements qui ne s'appuient pas sur les maths restent complexes, parce qu'ils restituent les observations et questionnements fins d'un expert. Le·a lecteur·ice se verra par exemple proposer des éléments très détaillés sur ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas dans la résolution de conflit (pendant le conflit donc à très court terme mais aussi sur l'impact sur le couple à plus long terme), qui auront le défaut de profiter surtout à des couples hétéros car très genrés (cette limite, dont l'auteur a conscience, concerne un seul chapitre). Même dans l'extrême immédiateté d'une dispute, où les capacités de prise de distance, l'auteur le souligne régulièrement, sont fortement détériorées par l'état de détresse, la confiance est un enjeu majeur : comment s'apaiser sans avoir la sensation d'être pris·e au sérieux, que les engagements vont être tenus? D'autant que, ça a été observé rigoureusement, les blessures gardées pour soi pèsent lourdement sur la relation : éviter les conflits, ça peut être une fausse bonne idée qui aura un impact conséquent pour la suite. L'auteur rappelle par ailleurs ce qu'il suggérait fortement dans ce livre : si le couple s'éloigne imperceptiblement du fait des tensions, plus rien ne les rassemblera une fois les problèmes résolus, ce qui aboutira un échec difficile à comprendre pour les personnes concernées et potentiellement aussi pour le·a thérapeute ("tout est réglé, pourquoi ça ne marche pas?"). Manifestation (conséquence?) de l'éloignement parmi d'autres, la projection dans une autre relation ou la recherche d'autres relations (abrégée par CL-ALT, "currently looking at alternatives") est très longuement commentée et est un signal d'alarme qui appelle à une grande vigilance. L'auteur précise qu'une relation entretenue avec quelqu'un d'autre, même sans aller jusqu'à l'adultère, a nécessairement des conséquences : même si le secret n'est pas découvert, le simple fait de garder un secret change l'attitude dans la relation. En cas d'adultère, dont l'auteur précise qu'il peut générer des séquelles comparables au stress post-traumatique, ou autres trahisons de même importance, le besoin de réparations et les demandes qui vont avec doivent être respectés de façon non-négociable. Gottman va jusqu'à préciser que, alors que la règle en thérapie de couple est généralement de préserver l'équité dans les échanges, dans cette situation c'est à la personne trahie de s'exprimer de façon unilatérale, et c'est alors cet équilibre là que le·a thérapeute devra préserver pour que le couple ait une chance de se remettre.

 Je n'ai abordé qu'une partie des thèmes abordés dans ce livre, et encore je les ai à la fois esquissés et grossièrement simplifiés. Le livre est riche, dense, et s'appuie sur une grande expertise. Il reste bien entendu lisible sans avoir un doctorat en thérapie de couple, mais il y a largement de quoi faire plusieurs lectures et prendre beaucoup de notes. Les thérapeutes de couple les plus chevronné·e·s sont assuré·e·s d'y trouver de quoi nourrir leurs réflexion et ajuster leur pratique.

jeudi 1 février 2024

Amours en cendres, d'Anne Billows

 


 Ce roman graphique sur les relations abusives est le résultat d'un important travail de documentation. Les histoires d'Andrea et Thomas, de Femi et Patrick et de Sophie et Julien sont les compilations de nombreux témoignages recueillis, une forme qui permet de préserver l'anonymat des personnes concernées. Entre ces récits sont intercalés des points théoriques indispensables pour vraiment comprendre les relations abusives, saisir en quoi elles sont fondamentalement différentes de relations amoureuses, même conflictuelles. Ces affirmations sont appuyées par des paroles d'expert·e·s, plutôt nombreux·ses ce qui donne une idée du travail de préparation colossal, soit extraites de leurs textes (livres, articles, ...) soit recueillies directement. L'idée probablement la plus importante est que ce sont des situations où l'agresseur, s'il peut mettre en avant avec insistance des motifs qui correspondent aux idées reçues (souffrances terribles infligées par leur mère ou une ex, incapacité à contrôler ses émotions en particulier la colère, ...), perçoit sa compagne comme sa propriété,  ce qui est la cause fondamentale des violences. La tentation de prendre soin de lui, d'écouter ses souffrances, de se plier à ses exigences, aggravera donc la situation au lieu de l'apaiser comme on pourrait s'y attendre. Dans de nombreux cas, il sait d'ailleurs parfaitement avoir un comportement différent selon les interlocuteur·ice·s, soigner son image, ou encore reculer (contrition, promesses, ...) juste assez pour pouvoir ensuite reprendre, plus intensément, son emprise.

 Dans les trois histoires, une femme est victime d'un homme violent, ce qui est le cas dans la très grande majorité des situations même s'il n'est bien entendu pas question de nier le vécu d'hommes victimes de femmes, ou l'existence de violences dans les couples homosexuels. Ces trois histoires sont parlantes et marquantes tant par leurs points communs que dans leurs différences. Dans les trois, un net changement de comportement a lieu quand le couple se rapproche, après une première période idyllique (Julien fait d'ailleurs du forcing pour habiter chez Sophie, prétextant ou provoquant des soucis de logement de son côté, alors qu'elle n'est vraiment pas à l'aise avec l'idée). Dans les trois, les colères, explosives, qu'elles mènent à des violences physiques ou non, sont une menace, un souci constant. Sophie évite de rappeler à Julien pour la énième fois que c'est son tour de faire la vaisselle alors que la situation lui pèse, parce qu'il a fini par hurler lorsqu'elle a insisté un peu après d'infinies précautions pour amener le sujet. Femi, après le premier épisode de violences physiques, estime avoir recadré les choses comme il le fallait et est plutôt satisfaite de, cette fois, ne pas s'être laissée faire, sauf qu'intérieurement la peur s'est installée et qu'elle commence à marcher sur des œufs. Thomas ne frappe pas, mais prive régulièrement Andrea de sommeil par des disputes interminables qui finissent par être tellement vides de sens que, même prête à dire n'importe quoi pour qu'il s'arrête, elle finit par ne pas savoir quoi répondre. Les trois dénigrent régulièrement, très régulièrement, et c'est entrecoupé ou non de périodes plus joyeuses qui laissent la place aux compliments. Les trois disent très régulièrement à quel point elles ne comprennent rien à leur souffrance et passent leur temps à les embêter pour rien. Dans les trois cas, et le livre est certes cru mais a le mérite de rentrer dans les détails de cet aspect important, la sexualité est un outil de manipulation et d'emprise. Thomas pousse sans arrêt Andrea à des pratiques toujours plus extrêmes, qu'elle accepte sous la pression de la comparaison avec ses ex et des accusations d'être coincée. Patrick ne s'intéresse absolument pas au plaisir de Femi, et souvent la viole après des violences physiques. Julien impose à Sophie des choses pour lesquelles elle n'est pas consentante (rapports sexuels pendant les règles alors qu'elle est extrêmement mal physiquement, retrait du préservatif malgré un refus clair, relation sexuelle à côté de sa fille qui dort dans le même lit, pour laquelle il a par ailleurs des gestes alarmants, ...). Les trois isolent leur victime, soit directement comme Patrick qui trace le portable de Femi et l'enferme et coupe l'électricité quand il sort, soit indirectement comme Thomas dont les colères disproportionnées font honte à Andrea. Dans deux cas, c'est un déclic, après une période interminable de doutes, qui poussera à mettre fin à la relation : Andréa voit Thomas se masturber en riant pendant qu'elle essaye de lui parler sérieusement de la relation, et le perçoit soudain comme minable, ridicule et plus effrayant. Femi prend immédiatement la décision de partir, ce qu'elle fait avec énormément de précautions pour se protéger, lorsqu'il frappe leur fille ("Comme si j'étais morte puis revenue à la vie. Faire preuve d'une telle violence à l'égard d'un enfant si petit, pour rien, je ne pouvais pas le supporter."). En ce qui concerne Sophie, c'est la police qui l'encourage à porter plainte alors qu'elle est enfermée hors de son propre appartement (police qui a aussi refusé la plainte de Femi -"on n'est pas des conseillers conjugaux. Madame, nous ne sommes pas là pour régler vos conflits"-).

 La lecture peut être éprouvante car rien n'est euphémisé et le dessin impose une représentation visuelle, mais la complémentarité du récit et des explications permet de vraiment comprendre des aspects cruciaux et hélas probablement éloignés, au service des agresseurs, des représentations générales, comme le fait que, évidemment, les agresseurs ne ressemblent a priori pas à des agresseurs et savent par ailleurs bien dissimuler les choses, que les violences ne sont pas des disputes même si elles peuvent y ressembler au point de tromper les victimes même, que la relation abusive c'est, encore plus que des explosions spectaculaires, un poids constant (pressions sur le comportement, dénigrement, impossibilité de s'exprimer, confusion entretenue, ...) qui a de lourdes conséquences, que les proches et les forces de l'ordre ne protègent pas nécessairement les victimes, ... C'est à ma connaissance l'un des livres voire le livre en français le plus complet sur le sujet, et si la forme du récit fait que les informations sont données de façon implicite, le contenu est extrêmement riche.

dimanche 14 janvier 2024

La force de l'optimisme, de Martin Seligman


 Martin Seligman livre ici les prémices de la psychologie positive, dont il sera le créateur (il me semble toutefois que le terme n'est nulle part dans le livre), à travers les multiples enjeux de l'optimisme qu'il a découverts à travers ses recherches.

 Tout commence lorsque Seligman, jeune chercheur, arrive dans un labo réputé de sciences comportementales où les chercheur·se·s sont déstabilisé·e·s : les chiens ne se comportent pas comme ils sont censés se comporter, et c'est bien embêtant pour comparer une condition contrôle à une condition expérimentale si la condition contrôle n'est pas assez compréhensible pour contrôler quoi que ce soit. La situation donne une idée à Seligman, assez enthousiasmante pour lever, après quelques hésitations et des échanges avec un spécialiste d'éthique, ses réticences à maltraiter des animaux pour la science : et si c'était leur statut de sujet d'expérience qui expliquait les comportements bizarres des chiens? Il crée un dispositif expérimental où deux chiens subissent les mêmes chocs électriques. L'un peut les arrêter en trouvant la bonne manipulation (de mémoire, appuyer sur un levier), pour l'autre les chocs s'arrêtent quand ils s'arrêtent pour le premier. Les chiens des deux groupes sont ensuite mis dans un nouveau dispositif où il suffit de sauteur par dessus un petit obstacle pour échapper aux chocs. Les premiers s'en sortent évidemment rapidement, deux tiers des seconds subissent les chocs malgré la solution a priori évidente. Une expérience semblable est faite avec des humains (avec des bruits désagréables... l'électrocution c'est mal vu, allez savoir pourquoi), les résultats sont similaires. Ce travail fait pas mal de bruit, en particulier parce qu'il remet en question plusieurs conceptions du psychisme (en particulier du psychisme animal, qui si on en croit Seligman était en soi un concept aberrant à l'époque), certaines objections reviennent donc souvent, et il sait y répondre. Jusqu'à ce qu'à une conférence, quelqu'un lui fasse remarquer que ses explications ne prennent absolument pas en compte le tiers de sujets qui ne basculent pas dans cette impuissance acquise.

 C'est de la découverte qui a suivi que le livre va essentiellement traiter : la différence, ça peut sembler simpliste dit comme ça, c'est l'optimisme. Le pessimisme a ses atouts, il permet en particulier de ne pas se lancer à l'aveugle dans des projets irréalistes ou d'évaluer avec précision les performances passées (les personnes optimistes les surestiment, les personnes pessimistes, alors qu'on pourraient s'attendre à ce qu'elles les sous-estiment, tendent à avoir une vision proche de la réalité), mais l'optimisme permet de persévérer, de surmonter l'adversité, de rechercher des solutions parfois inattendues face à l'échec. Ça a un enjeu dans les milieux professionnels où l'échec est quantitativement plus fréquent que la réussite (comme appeler des inconnu·e·s au hasard pour faire de la vente, un exemple très très documenté dans le livre), pour rester volontaire dans des circonstances éprouvantes (comme le test d'entrée dans une académie militaire), et surtout, c'est l'enjeu qui a d'abord motivé Seligman, pour prévenir la dépression. La dépression implique en effet, entre autres, d'être terrassé·e par un sentiment d'impuissance, et des recherches épidémiologiques commentées en détail (mais pas sourcées... aucune des très nombreuses recherches mentionnées n'est sourcée, ce qui est difficilement compréhensible et plutôt douteux dans un livre qui parle autant de recherche, surtout quand elles sont mentionnées par celui qui les a faites ce qui peut rendre tentant d'enjoliver les résultats et leur portée) ont laissé penser à l'auteur non seulement que la proportion de personnes dépressives augmentait de façon très inquiétante aux Etats-Unis, mais aussi que le degré d'optimisme était un bon prédicteur de risque dépressif (la première version du livre a 30 ans, je serais curieux de savoir où en est le consensus scientifique aujourd'hui).

 Face à une situation difficile, le pessimisme se manifeste principalement de trois façons : c'est à cause de moi, ça se passe tout le temps comme ça, cette situation spécifique est représentative de ma vie en général. Par exemple, si une promotion attendue nous passe sous le nez : "je suis incompétent·e, évidemment que personne de censé·e ne me donnerait ce poste, de toutes façons chaque fois que j'entreprends un truc je me plante". Cet exemple concerne le milieu professionnel, mais ce même fonctionnement peut se retrouver au niveau relationnel ("mon ami·e n'a pas répondu à mes messages, j'imagine qu'iel me déteste, iel ne va plus jamais me parler"), si la voiture familiale part au fossé quand on est au volant ("on ne peut rien me confier"), ou dans bien d'autres situations. Seligman fournit des tests pour évaluer les différents aspects de l'optimisme chez l'enfant ou à l'âge adulte. Sa solution principale consiste à utiliser une technique de TCC ancienne, très ancienne (mais par définition elle l'était moins à l'époque de la parution du livre), soit ABC, pour "Adversity, Belief, Consequences" (problème, croyance, conséquence). Il s'agit dans un premier temps d'identifier (et surtout de séparer!) les trois aspects, ce qui implique, ce n'est pas négligeable, de rappeler que les croyances sont des croyances. Par exemple, pour le cas de l'accident de voiture, "A j'ai eu un accident de voiture B on ne peut pas me faire confiance, je détruis tout ce que j'ai entre les mains C sans voiture l'organisation de la semaine est détruite, il va falloir payer les réparations ça va remettre en question l'équilibre financier, mon ou ma conjoint·e va me détester et mes enfants aussi". 

 Le simple fait de séparer les trois rappelle que A ne signifie pas nécessairement C, mais l'idée est dans un second temps de remettre B et C en question. L'idée n'est pas de tout repeindre en rose, ni de bombarder du déo sur une réalité qui peut avoir des effluves préoccupantes, mais de prendre le temps de confronter les représentations à la réalité, de passer de l'absolu au relatif. Seligman déplore que, alors qu'on ne prendrait a priori pas au sérieux les invectives d'un·e inconnu·e alcoolisé·e croisé·e dans la rue, on tende à considérer comme parfaitement fiables les reproches qu'on s'adresse à soi-même, alors qu'ils parlent plus de notre histoire que de ce qui se passe ici et maintenant. En reprenant l'exemple précédent, on pourrait par exemple nuancer B par "cette route est dangereuse, beaucoup d'autres personnes ont eu exactement le même accident ici", "je dois constamment me dépêcher parce que j'ai un emploi du temps serré pour satisfaire tout le monde, donc évidemment qu'il y a plus de risques que ça m'arrive à moi", et C par "tel voisin a déjà proposé de nous prêter sa voiture, c'est l'occasion de lui demander", "quand mon ou ma conjoint·e a été licencié·e pour faute, ça nous a aussi mis dans une situation compliquée, mais ça n'a pas généré de tensions dans la famille". L'auteur recommande, pour les personnes pessimistes, de répéter l'exercice régulièrement jusqu'à ce que ce soit un automatisme, éventuellement en imaginant dans un premier temps que les idées négatives sont formulées par une personne qu'on déteste, pour se motiver à répondre et inhiber le réflexe d'autoflagellation. Dans l'idéal, on peut même le faire avec un·e volontaire qui fera le travail de proposer des interprétations négatives. Il donne des indications pour pratiquer aussi avec des enfants (l'échec scolaire est l'un des enjeux qu'il identifie).

 La psychologie positive subit un certain nombre d'attaques plus ou moins documentées, principalement des procès en naïveté (en tant que thérapeute en Approche Centrée sur la Personne, je sympathise) ou en superficialité, voire d'autres peut-être plus inattendus sur le fait qu'elle s'appuie sur des résultats expérimentaux (je crois que je ne me suis toujours pas remis du rédacteur en chef du Cercle Psy ironisant sur le fait qu'elle soit "saupoudrée d'études scientifiques, dont irréfutable"... l'analogie avec le saupoudrage me laisse toujours aussi perplexe, mais surtout, c'est un point de méthodologie vraiment basique en psycho -et pas seulement en psycho- , l'expérimentation scientifique permet au contraire, par définition, de proposer des résultats réfutables), j'étais donc assez curieux de ce que j'allais découvrir. Passant outre les élucubrations de l'auteur dans le dernier chapitre (on est devenus individualistes parce qu'on ne croit plus dans la nation ni dans la famille -d'ailleurs l'interdiction du divorce garantissait une vie familiale épanouie, il dit ça le plus sérieusement du monde-, parce que famille et patrie dans les priorités qu'est-ce qui pourrait mal se passer, donc pour s'en sortir il faut mettre diverses choses en place dont, là encore il est sérieux, passer 3 heures par semaine à donner de l'argent aux sans-abris mais seulement après avoir parlé avec eux ou elles et avoir jaugé s'iels allaient suffisamment bien utiliser l'argent), j'ai trouvé l'ensemble plutôt convainquant, à la fois dans la façon de poser le problème et dans les solutions proposées. Par contre, comme je l'ai mentionné plus haut, le livre à 30 ans, et les propositions sont très ambitieuses : le travail de Seligman permet certes de casser les pieds à plus de gens pour leur vendre des assurances (il faut croire que c'est très important pour lutter contre l'individualisme), mais aussi de prévenir, rien que ça, la dépression, ou encore de lutter contre l'échec scolaire ou de... renforcer le système immunitaire. Je suis donc assez frustré, en ayant eu entre les mains une édition de 2018, que pas un mot ne soit dit sur le recul scientifique qu'on a aujourd'hui (ça et, je l'ai déjà mentionné, le fait que ça parle autant de recherche sans faire figurer la moindre référence).

jeudi 11 janvier 2024

Le trauma, quelle chose étrange, de Steve Haines et Sophie Standing

 


 Après La douleur, quelle chose étrange et L'anxiété, quelle chose étrange, Steve Haines et Sophie Standing reviennent respectivement au texte et au dessin pour atténuer l'étrangeté du trauma. On commence par la citation de David Livingstone décrivant son vécu effectivement étrange lorsqu'il s'est retrouvé face à un lion, ce qui permet d'introduire et d'illustrer la notion de dissociation. Les manifestation physiques et psychologiques du traumatisme seront détaillées, ainsi que la façon de s'en sortir, la plupart des affirmations étant accompagnées de références bibliographiques.

 Sauf que... contrairement à ce que le titre m'avait laissé supposer, la démarche de l'auteur et de l'illustratrice semble être de renforcer l'étrangeté de leur sujet, et non de l'atténuer. C'est personnel, mais j'ai trouvé les dessins plutôt déstabilisants et malaisants (même si, oui, un bonhomme avec plein de nerfs dedans, ça fait scientifique), ce qui peut paraître une drôle d'idée dans un livre de vulgarisation qui a, j'espère, vocation à clarifier (et, vu le sujet traité, rassurer -sans bien sûr minimiser- ça pourrait être une bonne initiative aussi). Moins subjectif, la structure a de quoi laisser perplexe : on passe joyeusement d'un sujet à l'autre (symptômes, fonctionnement du psychisme, solutions, éléments observables, ...) avec la prévisibilité du roman Alice au Pays des Merveilles tout en piochant dans un modèle théorique ou dans un autre (en plus la théorie de l'attachement est évoquée de façon particulièrement succincte et obscure, grrrr), le tout en bombardant de mots compliqués, on se demande ce que Haines et Standing ont vraiment voulu faire aux lecteur·ice·s.

  Une raison qui fait que je ne peux vraiment pas aimer le livre est que la qualité des références est aussi aléatoire que le reste. Il est question du cerveau tripartite, pseudoscientifique, et énormément question de la théorie polyvagale, pseudoscientifique aussi dans la mesure où même son auteur a dit que ses affirmations n'avaient pas vocations à être prouvées (mais pleine de mots compliqués donc dans un livre destiné aux profanes ça fait très très sérieux). La vulgarisation est pour moi extrêmement importante, mais elle implique qu'en plus du devoir de clarté, il y a un devoir de fiabilité bien plus fort que dans une publication destinée aux étudiant·e·s ou aux professionnel·le·s, qui sont censé·e·s connaître au moins un peu le sujet et être habitué·e·s à (et avoir le temps et l'énergie de) croiser les sources. La moindre des choses, si on présente des informations de fiabilités différentes à des personnes non spécialistes en tant qu'expert·e·s, c'est quand même d'indiquer que la fiabilité n'est pas la même, ce qui est solidement validé par la recherche et la pratique, ce qui est controversé, ce qui est réfuté mais peut être une simplification utile, ...

 Un livre qui a donc en théorie une utilité énorme (pouvoir comprendre les bases du trauma en 30-60 minutes de lecture peut être utile à tou·te·s) devient donc un gloubi-boulga certes avec un certain sens de l'esthétique, et avec de nombreuses apparences de sérieux, mais qui a tout pour embrouiller (structure difficile à suivre, vocabulaire inutilement complexe, sentiment d'étrangeté avec les illustrations, ...) en manquant en plus de rigueur.