lundi 27 novembre 2017

Liberté pour apprendre? de Carl Rogers et Jerome Freiberg



 Si l'Approche Centrée sur la Personne est surtout connue pour être une méthode de thérapie/de développement personnel, ses enjeux dépassent largement le cabinet du oude la thérapeute. Et, si Carl Rogers semble par ailleurs fortement intéressé par ce sujet, force est de constater que le domaine de l'éducation est particulièrement pertinent pour y transmettre les valeurs d'épanouissement, de liberté individuelle, de développement de l'empathie et du sens de l'initiative. La 3ème édition de ce livre ayant été réalisée après le décès de Rogers, elle a été complétée par Jerome Freiberg, professeur de sciences de l'éducation qui a enseigné à des enseignant·e·s bien sûr (c'est souvent le cas, troublante coïncidence, des professeurs de sciences de l'éducation), mais aussi dans les équivalents américains de l'école primaire, du lycée, ou encore en prison.

 Le contenu du livre est varié mais est surtout constitué, sous diverses formes, de comptes rendus d'expériences, que ce soit d'élèves ou d'enseignant·e·s, dans des écoles qui se sont tournées de différentes façons vers une plus grande implication des élèves. Si de nombreux témoignages rapporteront la satisfaction des élèves et des enseignant·e·s, c'est surtout l'occasion de partager les détails dans les difficultés rencontrées, dans ce qui a marché, les différents plaisirs et découragements : ce qui peut ressembler de loin à de la propagande pour une vision de l'enseignement est en fait axé de façon très terre à terre sur la pratique. En effet, quand la norme est l'enseignement directif, mettre l'étudiant·e au centre n'est pas simple, ni pour les enseignant·e·s... ni pour les élèves, qui sont invité·e·s à prendre des initiatives et à aller au bout desdites initiatives plutôt que de s'asseoir et d'attendre les instructions des professeurs. Un prof d'université, par exemple, était allé trop loin dans le non-directif et s'était mis en retrait tout de suite après avoir donné des instructions aux étudiant·e·s, ce qui a généré de la frustration de part et d'autre et n'a pas conduit aux résultats espérés. Rogers explique aussi que, si les débuts peuvent être laborieux, les élèves s'emparent rapidement de l'autonomie donnée, et qu'il est très imprudent de promettre une marge de manœuvre si c'est pour la reprendre ensuite. La quantité d'exemples, en plus de montrer la diversité de situations auxquelles l'enseignement non-directif peut s'appliquer (d'une classe d'école primaire en train de partir en vrille à un cours de mathématiques extrêmement technique), a surtout à mon avis le mérite de servir de ressource aux lecteur·ice·s qui voudrait mettre en place ce type d'enseignement : les diverses difficultés rencontrées, les différentes solutions trouvées, seront probablement particulièrement parlantes lors d'une deuxième lecture, après s'être soi-même confronté·e à la réalité. L'approche n'est bien entendu pas une formule magique... mais l'enseignement directif n'en est pas une non plus, et certain·e·s enseignant·e·s, après avoir constaté des difficultés (élèves par moments pas très productif·ve·s, apprentissage par cœur au dernier moment pour passer l'examen collectif imposé), se sont souvenu ou fait rappeler par les élèves que ces problèmes existaient avant. Un élément récurrent étant que, au delà de la technique et des différents "trucs", c'est surtout l'attitude de l'enseignant·e, sa bienveillance, sa présence, qui va être primordiale : les étudiant·e·s doivent se sentir accepté·e·s, accueilli·e·s. Un exemple est donné par Jerome Freiberg à travers une étude sur les échanges de regard : dans un contexte d'enseignement directif, les échanges de regard entre enseignant·e et étudiant·e ont surtout lieu quand il y a un problème (on peut souvent dire la même chose... du contact  des enseignant·e·s avec les parents!), or l'étude rapportée a mesuré de nombreux effets positifs dans une classe avec des échanges de regards plus fréquents.

 L'approche a un impact positif, rapporté par les auteurs et les enseignant·e·s qui témoignent, et parfois aussi mesuré formellement par des recherches scientifiques, sur l'acquisition des savoirs, mais c'est surtout l'aspect citoyen, on le sentira au fur et à mesure du texte, qui préoccupe les auteurs (le texte est par ailleurs rédigé au masculin par défaut quand les étudiant·e·s sont évoqué·e·s et au féminin par défaut quand les enseignant·e·s sont évoquées -le métier étant majoritairement féminin-, pour éviter que le masculin ne l'emporte systématiquement sur le féminin... je me sens obligé d'en parler en ce moment de guerre civile autour de la méchante écriture inclusive). L'essentiel est consacré, non pas aux performances des étudiant·e·s mais à leur bonheur, le premier chapitre étant intitulé, la provocation est assumée, "Pourquoi les enfants aiment l'école?" (la provocation ne va pas trop loin non plus : le chapitre recense ce que les enfants aiment dans l'école, il ne prétend pas que tous les enfants du monde sautent constamment de joie en faisant leur cartable). L'enjeu ne concerne pas seulement un quotidien plus agréable pour tout le monde : Jerome Freiberg insiste particulièrement là-dessus, les violences, les vandalismes, diminuent radicalement si les élèves se sentent accepté·e·s. Il va jusqu'à postuler que le gang apparaît comme une famille de substitution quand le·a jeune se sent exclu·e partout, dans une démonstration convaincante et qui résonne de façon particulière en ce moment où des djihadistes recrutent activement des ados. Le chapitre sur la discipline est explicite également : les règles sont mieux respectées lorsqu'elles sont élaborées collectivement par ceux et celles qu'elles vont concerner, et il est même possible de les remettre en question après un certain temps d'expérimentation. Une discipline imposée risque au contraire d'entraîner la relation vers le rapport de force, voire l'humiliation, donc de générer de la violence. Freiberg relève ainsi que si, dans les familles défavorisées, la représentation d'un·e bon·ne étudiant·e est plutôt celle d'un·e étudiant·e obéissant·e, les enseignant·e·s tendent à obtenir leur obéissance d'une façon perçue comme injuste par les élèves de famille défavorisée... mais aussi par les élèves de famille favorisée (plus de défiance, moins d'écoute, punitions plus sévères, …). Rogers, s'il est la plupart du temps descriptif lorsqu'il liste les différences entre approche directive et non-directive, sait aussi parfois être mordant, comme lorsqu'il écrit que l'éducation institutionnelle semble destinée à se préserver des élèves... et des enseignant·e·s.

 Ce résumé est loin de rendre compte de la richesse de l'ouvrage (et je ne dis pas ça juste parce que je me forme à l'Appoche Centrée sur la Personne!), d'autant que cette richesse peut être dissimulée au détour d'un exemple, d'un témoignage, d'un paragraphe particulièrement personnel dont on n'aura pas perçu les enjeux à la première lecture (Rogers va jusqu'à dire qu'il était insatisfait sur le coup de l'un de ses propres textes, et qu'il a mieux compris ce qu'il avait lui-même voulu dire des années après!). Comme souvent en ce qui concerne les réflexions sur l'enseignement, l'enjeu dépasse de loin ce qui se passe entre les murs d'une salle de classe.

jeudi 9 novembre 2017

A poings nommés. Genèse de la psychoboxe, de Richard Hellbrunn



 En tant qu'étudiant en psychologie et fan de sports de combats, inutile de dire que j'ai été intrigué en entendant parler de psychoboxe... Si la psychologie clinique comme la boxe sont certes basées sur le contact humain, ce n'est pas dans le même sens du terme, et il n'est pas tout à fait intuitif d'associer les deux. L'exigence d'un tel concept m'est d'autant plus apparente que l'époque (très) lointaine où je pratiquais régulièrement m'a permis de constater que l'idée du ou de la pratiquant·e qui s'élève nécessairement vers la sagesse à travers la discipline et la sublimation de la violence tient plutôt du sophisme, que ce soit dans les sports de combat (***tousse tousse***Jon Jones***tousse tousse***) ou dans les arts martiaux traditionnels.

 L'auteur ne satisfait toutefois pas la curiosité des lecteur·ice·s tout de suite, et commence par planter le décor, plus précisément le décor de son exercice, dans sa jeunesse, dans la banlieue strasbourgeoise, recruté par les services sociaux. La violence à laquelle il était alors confronté dépassait de loin les coups échangés avec des gants de boxe : couteaux et fusils étaient souvent sortis, le cycle de la violence difficile à briser car les agressions déclenchaient le plus souvent une vengeance (serait-ce par prévention, pour ne pas apparaître comme une cible commode), et l'auteur lui-même a réchappé à plusieurs reprises à des attaques dans lesquelles il aurait pu perdre la vie, les professionnel·le·s n'étant pas particulièrement épargné·e·s. L'urgence tant d'agir que d'agir autrement se fait donc clairement sentir dans les premières pages du livre.

 Le dispositif de la psychoboxe (du moins dans sa pratique directement clinique : il existe aussi une psychoboxe éducative, ou encore adaptée aux professionnel·le·s exposé·e·s à la violence) consiste en un assaut entre le·a clinicien·ne et le·a patient·e, dans les règles de la boxe française (donc on utilise les poings et les pieds, mais le corps à corps ne fait pas partie intégrante du combat comme par exemple en boxe thaï, et il existe quelques règles contre-intuitives comme ne pas donner de coups de pied avec le tibia ou encore ne pas attraper la jambe), sous l'œil d'un·e observateur·ice qui est aussi clinicien·ne, suivi d'un débriefing sur ce qui s'est passé. Si le déroulement est donc l'inverse d'une séance normale de sports de combat (où on commence par apprendre la technique avant de démarrer les assauts), patient·e et clinicien·ne se mettent d'accord au préalable sur l'intensité de l'assaut (sachant que les coups ne sont jamais portés à force réelle) et sa durée, et le·a patient·e a la liberté de demander l'arrêt du combat à tout moment.

 Les vignettes cliniques permettent de constater que de nombreux enjeux apparaissent dans cet échange strictement cadré : attaquer, se défendre, ce n'est pas anodin sur le plan psychique, en particulier pour une personne qui a subi des violences (d'autant que lorsque les coups sont portés par une figure d'autorité -parent... ou encore éducateur·ice ou enseignant·e-, il n'est pas toujours recommandé de riposter). On peut ajouter à ces enjeux le fait de devoir soutenir le regard de l'adversaire (c'est un peu plus pratique pour voir venir les coups ou frapper dans la bonne direction), le fait que le combat ait lieu dans un cadre protecteur (certain·e·s patient·e·s habitué·e·s du combat de rue, assez endurci·e·s pour ne plus sentir les coups, étaient par exemple très perturbés par la "douceur" des attaques), l'implication physique très directe du ou de la thérapeute (tout psychanalyste qu'il est, l'auteur ne recommande à aucun moment l'attention flottante freudienne!), ... La verbalisation de ce qui est d'abord passé par un ressenti physique, l'idée qu'on peut attaquer et se faire attaquer sans qu'il y ait destruction du ou de la perdant·e, est généralement, sur plusieurs séances, la source du progrès, pour des patient·e·s ayant un vécu particulièrement difficile. Bon, il y a aussi le cas de ce jeune, adressé à l'auteur en désespoir de cause, qui a pris le train avec une éducatrice pour la lointaine banlieue strasbourgeoise... et qui allait mieux avant même d'enfiler des gants car il avait pu parler pendant le trajet, mais ce n'est peut-être pas le plus représentatif.

 Si le livre contient parfois des développements psychanalytiques complexes, les enjeux et modalités de la psychoboxe sont clairement expliqués, et cette thérapie, que l'auteur rapproche du psychodrame, paraît bien moins fantaisiste à la fin de la lecture qu'elle ne pouvait le sembler au début. C'est aussi un éclairage sur un pan du psychisme qui est peu exploré.

samedi 4 novembre 2017

La schizophrénie, idées reçues sur une maladie de l'existence, de Bernard Granger et Jean Naudin



 Comme le suggère très fortement le titre, et peut-être aussi le fait que le livre fasse partie de la collection "Idées reçues", il va être question des idées reçues sur la schizophrénie. L'ouvrage est ainsi organisé par idée reçue (certaines desdites idées reçues s'avérant justifiées), allant des incontournables ("La schizophrénie, c'est le dédoublement de la personnalité", "les schizophrènes sont dangereux", "c'est la famille qu'il faut soigner, pas le schizophrène", …) à des questions bien plus pratiques, qui concerneront peut-être plutôt les patient·e·s et les proches ("les schizophrènes meurent jeunes", "les schizophrènes doivent prendre des médicaments à vie", "la psychanalyse n'est pas bonne pour les schizophrènes", "la schizophrénie, on n'en sort pas", …) en passant par des questions plus générales, sortant du cadre strict de la psychiatrie ("ce sont les autres qui sont malades", "il y a des pays où l'on ne trouve pas de schizophrènes"), …

 L'intérêt du livre va au delà des généralités, puisque les réponses sont détaillées et, bien que chaque réponse soit plutôt brève (quelques pages), on apprend plus de choses que si le développement avait simplement pour but de justifier un "oui" ou un "non". Par exemple, les schizophrènes ne sont pas les seul·e·s à entendre des voix, mais les voix entendues par les schizophrènes concerné·e·s ont la spécificité d'être agressives et dévalorisantes. La psychanalyse peut avoir un certain intérêt, et certains concepts précis de psychanalyse aident à mieux comprendre la schizophrénie, mais les interprétations œdipiennes sont dangereuses car le·a patient·e ne fera pas nécessairement la différence entre le père réel et le père métaphorique. Sous forme de questions-réponses, c'est donc finalement une description plutôt détaillée de la schizophrénie qui est fournie aux lecteur·ice·s. Les zones d'ombre ne sont par ailleurs pas cachées (divers facteurs de risque sont établis mais il est difficile à l'heure actuelle d'arbitrer précisément sur les causes de la maladie, on sait que les schizophrènes consomment souvent alcool et/ou cannabis mais il n'est pas encore déterminé si c'est la schizophrénie qui pousse vers la consommation ou la consommation qui précipite la schizophrénie, …), et les auteurs enlèvent leur blouse blanche pour s'en prendre à des orientations politiques quand ça leur semble pertinent ("se font cruellement sentir les effets d'une crise économique qui n'en finit pas et d'une politique sanitaire orientée vers la réduction du nombre de lits sans que n'ait été développée pour autant l'offre de soins ambulatoire", "en 2001, une personne sur deux pensait que les schizophrènes étaient dangereux pour les autres. Cette opinion n'a malheureusement fait que se renforcer dans une France devenue obsédée par la sécurité, une France à l'insulte et à la gâchette rapide faisant des schizophrènes de parfaits boucs émissaires").

 Peut-être pour mieux mettre en valeur ses autres qualités, le livre a toutefois un gros défaut : les informations, pourtant nombreuses, ne sont pas sourcées. Le·a lecteur·ice n'aura pas plus d'opportunité de savoir d'où les auteurs sortent leurs chiffres que de trouver une photo nette du yéti. A peine aura-t-on parfois le privilège de savoir que telle information vient d' "une étude", voire "une revue récente" ou "une enquête effectuée en 1998 à Hong-Kong" quand les auteurs sont particulièrement intarissables. Si le contenu du livre leur donne plutôt de la crédibilité, ça reste problématique d'être ainsi contraint de les croire sur parole. Le livre a toutefois le mérite de fournir de façon succincte et claire un contenu nuancé, et le rangement par "idée reçue" permet de retrouver rapidement un élément précis. Des livres et sites Internet sont même proposés à la fin, après le lexique, pour qui voudrait approfondir. Ce livre est donc à recommander pour les patient·e·s (en particulier ceux et celles qui seraient un peu lassé·e·s de répondre 350 fois aux mêmes questions) et leurs proches, aux étudiant·e·s, aux soignant·e·s non spécialisé·e·s, voire aux enseignant·e·s qui voudraient organiser le contenu d'un cours ou aux personnes qui ne connaissent aucun·e patient·e mais en ont marre d'être régulièrement exposées aux idées reçues en question.