lundi 29 juin 2020

Person-Centered and Experiential Therapies Work, dirigé par Mick Cooper, Jeanne C. Watson et Dagmar Hölldampf



 C’est explicite dès le début, ce livre est en grande partie motivé par la difficulté des thérapies expérientielles à exister institutionnellement au Royaume-Uni, où les organismes de santé privilégient les méthodes thérapeutiques qui sont à même de démontrer formellement leur efficacité, au détriment des méthodes dont le travail n’est pas directement axé sur la guérison des symptômes. La preuve a été un souci de Rogers (auteur de la formule "Les faits sont nos amis") dès le début du développement de l’ACP, même s’il est progressivement devenu plus sensible aux limites de la recherche scientifique qu’à ses atouts, mais en effet, force est de constater qu’aujourd’hui, en particulier par comparaison aux TCC dont la clinique est presque directement adossée à la recherche, les spécificités des thérapies humanistes telles que l’ACP, dont les fondamentaux sont difficilement mesurables (écoute empathique, non-directivité, congruence du.de la client.e et du.de la thérapeute, développement personnel profond) sont peu adaptés à un rythme effréné de publications.

 Les auteur.ice.s fournissent un certain nombre d’outils et de réflexions pour le développement d’une recherche conforme aux principes et aux valeurs de l’ACP. Par exemple, des échelles existent bel et bien pour mesurer l’empathie du.de la thérapeute (telle que perçue par le.la patient.e), ou le niveau de sensibilité à ses propres émotions. Des pistes sont aussi données pour sortir de l’approche positiviste (hypothèse → test → rejet ou validation de l’hypothèse) pour intégrer par exemple les principes phénoménologiques centraux dans l’ACP (partir de ce qui est perçu, sans hiérarchiser a priori les stimuli) mais je dois admettre que ces préoccupations dépassaient largement mon niveau technique. Des réflexions poussées sont aussi proposées, en plus d’un état des lieux, pour prendre en compte le rôle du.de la client.e dans la thérapie, autre principe essentiel.

 L’affirmation posée dans le titre ("les thérapies centrées sur la personne et expérientielles fonctionnent") est confirmée dès le premier chapitre, avec le détail de résultats de diverses méta-analyses… non seulement pour l’aspect thérapeutique (dans ledit premier chapitre) mais aussi dans le domaine du management ou de l’éducation et de la pédagogie.

 On s’en aperçoit assez vite à la lecture : le livre n’est certainement pas réservé, mais est plutôt destiné, à des spécialistes. Sans connaissance au moins basique du fonctionnement de la recherche et de la philosophie et de la pratique de l’ACP, je pense que la sensation de noyade peut vite arriver, ce qui n’est pas le cas par exemple pour Essential Research Findings in Counselling and Psychotherapy, sur un thème approchant, bien plus accessible (mais accessible aussi uniquement en anglais). Pour le.la chercheur.se, en revanche, entre les références de recherche, les outils proposés et les réflexions pour réinventer la recherche, ce livre est probablement une mine dans laquelle puiser pour pas mal de travaux.

jeudi 25 juin 2020

Comment aider les victimes souffrant de stress post-traumatique, de Pascale Brillon



 Dans ce livre, que j’ai connu en le voyant recommandé assez unanimement dans un groupe Facebook consacré aux TCC, l’autrice explique les mécanismes qui provoquent le stress post-traumatique et détaille les moyens thérapeutiques qui peuvent être mis en place. Les solutions proposées ne sont en aucun cas des techniques à utiliser de manière linéaire avec chaque patient.e : l’autrice compare la thérapie à l’art tout en précisant qu’un.e artiste a souvent besoin de maîtriser un certain nombre de techniques.

Le stress post-traumatique est une réaction physiologique et psychique normale à une situation anormale. Cette réaction peut toutefois être mal comprise par la victime et… par son entourage, qui parfois se met en tâche de se transformer bravement en Captain Hindsight qui aurait bien entendu eu la réaction idéale à chaque instant de l’incident (braquage, accident de voiture, agression physique ou sexuelle, catastrophe naturelle, …) ou de l’inviter à guérir un peu plus vite, de penser positif et de se complaire un peu moins dans ses symptômes. Pascale Brillon précise qu’expliquer à la victime que ces attitudes sont souvent, respectivement, une réaction défensive contre la peur, par procuration, de l’incident, et une expression de la douleur du sentiment d’impuissance à mieux aider, peut aider à mieux les supporter. Une comorbidité est fréquente avec des conduites addictives (pour atténuer ses émotions et mieux supporter l’anxiété) ou avec une dépression, qu’il faudra soigner en priorité pour que le.la patient.e puisse s’investir dans une thérapie exigeante. Les symptômes sont variables (des outils, commentés, sont fournis pour un diagnostic détaillé) mais peuvent comporter par exemple des pensées et sensations intrusives qui font revivre l’événement, une anxiété ou une irritabilité accrues, la mises en place d’habitudes d’évitement de tout ce qui peut rappeler l’événement traumatique, de l’hypervigilance, des troubles du sommeil, une perte d’intérêt pour des activités ou des projets, …

Si les symptômes se démarquent par l’intensité des ressentis, le vécu de l’incident, le récit autobiographique qui en est fait, sera d’une grande importance. Une partie importante de la thérapie consistera donc à évaluer et nuancer les partie les plus néfastes, en particulier la dévalorisation du.de la patient.e et la surévaluation du risque. L’autrice met en garde contre la pensée positive magique : il ne s’agit pas d’expliquer doctement que tout va bien et de faire répéter ces sages propos au.à la patient.e, mais de rentrer dans le détail des raisonnements existants, en passant éventuellement par les ressentis plus profonds qui en sont la source, puis d’élaborer conjointement des cognitions plus satisfaisantes. Absurde, par exemple, de chercher à faire croire à une victime d’agression que nous vivons dans une société sécurisée où les agressions n’existent pas (pensée que, potentiellement, la victime avait avant son traumatisme). Arriver progressivement à l’idée que le risque d’être agressé.e simplement en sortant de chez soi est objectivement faible, bien que l’anxiété élevée donne l’impression du contraire, est plus aidant et réaliste. Les objectifs comme la procédure sont complexes, et le chapitre qui les détaille est le plus long du livre.

 Un axe central, mais particulièrement confrontant, de la thérapie, est l’exposition, dans un premier temps aux stimuli angoissants (bruits, environnements, situations rappelant l’incident) puis au récit du traumatisme lui-même. Ces étapes sont particulièrement exigeantes ("les symptômes d’évitement sont l’essence même du TSPT… et une démarche thérapeutique va exactement dans le sens inverse"), et demandent d’une part beaucoup de ressources de la part du.de la patient.e, ce qui peut impliquer d’avoir au préalable soigné les autres problèmes psychiques, d’être dans une situation (financière, relationnelle, …) relativement stable, mais aussi une pédagogie empathique et complète pour que le.la patient.e comprenne bien pourquoi on lui inflige tout ça. L’exposition devra être progressive (pour les stimuli, en commençant par les moins effrayants, pour le traumatisme, en commençant par le raconter au.à la thérapeute dans son cabinet à son rythme et au passé), répétée pour être efficace (expositions d’une heure environ, presque quotidiennement), et le niveau d’anxiété régulièrement mesuré à différents moments de l'exposition (par une autoévaluation sur cent). En effet, l’évitement est une solution efficace à court terme, mais à long terme renforce l’anxiété associée : la fuite est intégrée par l’organisme comme une réaction nécessaire à un danger terrible (effet qui est également renforcé dans le cas d’une exposition inadaptée, trop intense). L’objectif est d’accepter, comme l’algue épouse le mouvement du courant sans se laisser emporter, la sensation d’anxiété qui n’est pas un danger en soi jusqu’à un certain stade, et de voir que, ce que la fuite empêche habituellement de constater, elle diminue après un certain temps d’exposition. Et, bien entendu, l’exposition au traumatisme est le moment le plus difficile puisque, par définition, il s’agit d’un moment qui a été littéralement insupportable ("n’oublions pas que ce que nous demandons à la victime est très difficile pour elle"). Les situations de traumatismes multiples décuplent la complexité de la thérapie, et ce en particulier lorsque les traumatismes sont la conséquence de violences sexuelles ou qu’ils datent de l’enfance (dans ces cas là, l’exposition à un traumatisme peut en réveiller un autre plus violent encore).

 Bien que destiné à des spécialistes et rentrant plusieurs fois dans la complexité, le livre est extrêmement accessible et la lecture est fluide. Pour autant, l’autrice le dit très fermement, il ne constitue certainement pas une formation. "D’abord, ne pas nuire" s’applique peut-être encore plus qu’ailleurs pour une thérapie qui donne autant d’importance à l’exposition ("considérons tout de suite votre inexpérience des stratégies d’exposition comme une contre-indication importante"), qui consiste a intégrer un ou des évènement(s) aussi insupportable(s), et ce malgré la tentation possible quand on a une procédure détaillée sous les yeux ("Le danger du traitement cognitivo-comportemental, c’est qu’il a l’air simple, facile, à la portée de tous, sous prétexte qu’il est plus systématisé et plus défini. Or, rien n’est plus faux"). La meilleure façon d’aider une personne souffrant de stress post-traumatique, sans risquer d’aggraver ses troubles, sans être soi-même spécialiste et sans avoir de spécialiste à portée de main, est donc peut-être de lui conseiller Se relever d’un traumatisme, de la même autrice, destiné aux victimes : si la qualité est la même que celle de ce livre, je pense qu’on peut le proposer en toute confiance.

lundi 8 juin 2020

The Joyous Recovery, de Lundy Bancroft



 Articulé avec le site peaklivingnetwork.org , le livre propose une méthode originale pour se remettre de traumatismes profonds, mais qui est valable aussi pour construire une vie pleinement épanouissante pour chacun.e. L'auteur révèle à la fin que les principes fondateurs de cette méthode lui ont permis de se remettre d'une dépression mais, même s'il ne le mentionne pas particulièrement, le fait qu'il soit spécialisé dans les violences conjugales, vécu dont il peut être particulièrement long et difficile de se remettre (dénigrement constant, perte de repères et isolement provoqués par l'agresseur, adaptation physiologique à la vigilance constante nécessaire et aux violences subies, ...), lui donne une légitimité particulière pour évaluer la méthode proposée. Le projet est non pas de réparer ce qui ne va pas, de combler des besoins du passé, mais de rentrer plus profondément en contact avec soi-même, en particulier avec les émotions non exprimées : pour Bancroft, il n'y a pas de dysfonctionnements à rectifier mais des défenses (évitement du contact avec l'autre, automutilation, addiction, dissociation, ...) qui ont été indispensables pour supporter le passé et dont on doit s'affranchir pour retrouver sa pleine authenticité (on ne doit donc pas changer, mais se retrouver). Des objectifs, qui pourraient sembler contradictoires, s'articulent : se pardonner plus souvent et être plus exigeant.e envers soi-même, être plus compréhensif.ve envers les difficultés des autres et être plus intransigeant.e sur la façon dont on est traité.e, comprendre plus profondément les blessures et verrous du passé et se concentrer de plus en plus sur le potentiel du présent et de l'avenir.

 Le pilier principal pour ce chemin vers soi-même est... la rencontre avec l'autre. Le livre est centré sur l'action plus que sur la réflexion, et la première action consistera à trouver un.e partenaire de guérison, éventuellement à travers le site du PeakLivingNetwork. Il s'agira bien d'un.e partenaire et non d'un.e thérapeute : aider l'autre et s'aider soi vont ensemble, permettre à l'autre d'aller mieux, c'est thérapeutique (entre autres parce que c'est une façon de reprendre du pouvoir, de sortir de l'impuissance, que l'on peut observer et constater directement). Ici, aider l'autre consistera principalement à être là, à l'écouter. L'auteur le rappelle régulièrement : le fait, simplement, d'être l'objet d'une attention bienveillante, a un pouvoir thérapeutique intense. L'idéal est une session d'écoute (il parle de partage du temps) de deux heures par semaine, où chacun écoute l'autre successivement, pour la même durée. Les étapes (qui peuvent être adaptées pour des sessions plus courtes) seront de commencer par évoquer des choses positives (émotions agréables, réussites, même anecdotiques, depuis la dernière session), puis parler de difficultés mineures, avant, enfin, d'engager des sujets plus intenses et profonds, et, pour clore la session, de rediriger la personne qui parle dans l'ici et maintenant (engager la conversation sur un sujet léger, parler des projets de la journée, faire travailler les 5 sens, ...). Des consignes sont données pour optimiser l'écoute : donner toute son attention à la personne qui s'exprime (téléphone éteint dans l'idéal, si ce n'est pas le cas il faudra en parler avant), exprimer de l'empathie verbalement et non-verbalement, éviter les conseils saufs s'ils sont demandés explicitement (et là encore, ne les donner qu'avec humilité, sans prétendre détenir une solution infaillible), mais aussi ne pas féliciter l'interlocuteur.ice pour l'éventuelle productivité de la session (pour sortir d'une dynamique d'évaluation, même positive). Deux heures par semaine, c'est contraignant, mais l'auteur garantit que les bienfaits rentabiliseront largement le temps consacré, et si c'est vraiment impossible matériellement, il précise que même quelques minutes (peut-être plus régulièrement si une session hebdomadaire longue n'est pas envisageable) peuvent avoir un effet étonnamment puissant. Exprimer intensément des émotions (pleurer, crier, ...), c'est souvent rappelé, est thérapeutique en soi, c'est déjà guérir et non simplement communiquer. Rien n'oblige pour autant les sessions de partage du temps à être consacrées à la parole et à l'expression des émotions : selon les besoins, et de façon tout aussi bénéfique, l'écoutant.e peut accorder sa présence et son attention à une personne qui réfléchit et planifie un projet, accomplit une tâche appréhendée comme pénible (administratif, déménagement, ...) ou, simplement, dort. Si le.la partenaire de soin peut être un.e ami.e ou le.la conjoint.e, l'idéal est que la relation se limite à ce rôle spécifique : le lien qui se crée est profond et intense, mais les autres relations et leurs exigences peuvent interférer, par exemple avec la confidentialité ou l'approche positive inconditionnelle (l'auteur précise que les relations sexuelles, en général, c'est la fausse bonne idée par excellence : les bénéfices thérapeutiques attendus, s'il y en a -insécurité spécifique au niveau de la sexualité- ne seront pas au rendez-vous, mais les inconvénients sur la co-thérapie seront bien réels).

 Bancroft déplore on ne sait pas trop pourquoi que l'essentiel des thérapies existantes font l'impasse sur l'importance à la fois du travail sur soi et des actes (mais d'où il sort ça???). Et, chose promise chose due, il donne une méthodologie pour passer à l'action en... rédigeant un planning des objectifs à court, moyen et long terme (3 mois, un an, et 5 ans). J'espère que vous n'êtes pas trop bouleversé.e.s par une proposition aussi révolutionnaire, n'hésitez pas à prendre quelques minutes pour vous en remettre... ça valait bien la peine de balayer du revers de la main tous les modèles cliniques qui ont existé jusqu'à maintenant. Bon, en fait, sa proposition est bien plus élaborée, mais l'intérêt de présenter ce qui ressemble au mieux à de l'ignorance crasse comme une supériorité indéniable, pour autant, m'échappe. Les projets devront concerner des actions précises (planifier enfin ces vacances tant attendues, d'autant plus attendues qu'on les repousse depuis des années, reprendre le contact pour de bon avec tel.le ami.e, ...), couvrir un ensemble de domaines importants pour l'épanouissement (lien avec les proches, hobbies, guérison émotionnelle, travail, impact positif sur le monde, ...), et surtout, pour chaque action, il importe d'identifier les ressources nécessaires (plus de sommeil, demander de l'aide, ...). Le planning dans l'idéal devra être refait tous les 3 mois... et, au moment du bilan, l'auteur invite à se réjouir de ce qui a été fait, plutôt que de déplorer ce qui n'a pas été fait.

 Aider, c'est se soigner, et se soigner donne plus de ressources pour aider. Le livre s'achève donc sur des propositions pour, au delà de soi-même, de ses proches et de son.sa ou ses co-thérapeutes, participer à la construction d'un monde meilleur. Reprendre le pouvoir sur soi est un premier pas, puisque c'est reprendre du terrain, dans une mesure plus ou moins importante, sur les puissants qui prennent des décisions pour nous dans des domaines qui nous concernent pourtant (politique et législation, monde du travail, ...). L'auteur insiste particulièrement sur les discriminations (ce serait intéressant qu'il applique cette insistance au domaine de la transphobie, lui qui tient un propos transphobe aussi insultant que dangereux dans l'un de ses articles de blog), et, si certaines choses avancées me laissent perplexe, comme le fait que tout le monde a fait l'expérience de la discrimination parce que les enfants sont discriminés (il s'est relu et il n'a pas vu le problème d'une analogie entre les discriminations raciales, de genre, de sexualité, de classe, qui reposent sur une supériorité des dominants complètement fictive, et la relation entre adultes et enfants?) ou l'exemple pris pour différencier, ce qui est en effet très important, comportement individuel ou discrimination systémique (il parle de refus de louer un appartement à cause de la couleur de la peau des locataires... sauf que ce phénomène est le résultat de discriminations non pas individuelles mais systémiques, qui ici sans aucune donnée pour le justifier diffusent l'idée répandue que c'est moins souhaitable de louer un appartement à certaines personnes -un propriétaire plus progressiste pourra louer son appartement à des candidats blancs, à dossier égal, tout en se convaincant lui-même que la couleur de la peau n'était pas un critère pour lui-, et qui donne un pouvoir de nuisance au propriétaire raciste parce que justement il ne sera pas seul à faire cette discrimination), le chapitre dans son ensemble est intéressant. L'élément le plus important est le rappel qu'il faut le prendre comme un cadeau quand on se fait attraper la veste par une personne discriminée parce qu'on s'est mal comporté, éventuellement sans s'en rendre compte, et le voir comme une opportunité de se remettre en question et d'évoluer (c'est là que les compétences d'écoute thérapeutique auront un lien direct avec l'action à impact collectif). L'auteur précise plus généralement qu'être actif politiquement peut se faire d'une infinité de façons différentes (en adhérant à un syndicat, en disant "non" à une injustice qui nous concerne ou qui concerne quelqu'un d'autre, en protégeant les plus vulnérables -l'auteur prend le temps de distinguer charité et justice sociale tout en estimant que les deux sont indispensables-, ...).

 La méthode proposée a une vraie force et une vraie originalité : en particulier, le fait de se soigner à plusieurs, le fait de voir ses souffrances comme une adaptation qui a été indispensable plutôt que comme des faiblesses dont il faudrait se débarrasser voire avoir honte, le lien entre s'aider et aider les autres ou encore l'association directe entre prendre le pouvoir sur soi et rendre le monde meilleur. Aller jusqu'au bout du livre est pourtant inutilement douloureux à cause de problèmes de forme : tous ces points forts, indéniables, sont entrecoupés de généralités simplistes, voire binaires, et absurdes. Après avoir lu d'autres livres de l'auteur, comme Why does he do that? dont l'argumentation est de grande qualité, ou When dad hurts mom qui permet d'y voir clair dans une situation complexe avec une écriture précise et pragmatique, il y a de quoi se frotter les yeux plusieurs fois. J'ai déjà parlé de la condescendance gratuite envers les autres thérapies (quelle valeur ajoutée, une fois qu'il a insisté sur les points forts de ce qu'il propose, d'en remettre une couche en prêtant des défauts imaginaires à... tout le reste, rien que ça?), ou du fait de dire que les enfants sont discriminés. Oui, parce que la société, du moins la société contemporaine (parce que souvent, avec lui, c'était mieux avant... on ne sait pas quand ni pourquoi, mais c'était mieux avant... par exemple, maintenant, les parents passent moins de temps en famille parce qu'ils travaillent, le.la lecteur.ice apprendra donc avec émotion qu'avant, les semaines de travail étaient aussi courtes qu'épanouissantes), considère l'enfance comme un état à dépasser plutôt que comme une période de la vie comme une autre. C'est vrai ça, si seulement, par exemple, il y avait des parcs d'attraction, une production culturelle destinée aux enfants, des thérapies qui invitaient à contacter l'enfant intérieur... Et d'ailleurs, l'école, sachez-le, est méchante (oui, toutes les écoles, quel.le que soit l'enseignant.e, ne cherchez pas) : par exemple, "l'un des objectifs principaux de l'école est d'empêcher les enfants d'interagir ensemble" (c'est donc pour ça que j'ai raté le concours de professeur des écoles : je n'avais pas assez révisé les techniques pour empêcher les enfants d'interagir ensemble). Bien sûr la verticalité entre adultes et enfants pose des problèmes dont il est primordial de se préoccuper, bien sûr l'école est une institution à l'enjeu extrêmement important qu'il convient de critiquer pour l'améliorer, mais en quoi ce type d'affirmation simpliste aide en quoi que ce soit à avancer? De la même façon, la destruction progressive, globale et dévastatrice des communautés est déplorée. C'était mieux avant, on ne sait pas pourquoi (par exemple, pendant la guerre froide, ou au XXème siècle où il y a eu deux guerres mondiales, c'était mieux). Avant, les gens étaient tous amis, et maintenant on ne se parle plus. D'ailleurs, j'ai tout le temps des noyaux de pêche dans ma poche pour les balancer sur mes voisins au cas où je les croiserais, pas vous? Et puis, une communauté très soudée, c'est forcément bien, ça ne peut pas avoir quelque inconvénient que ce soit... par exemple, les bizutages, c'est une grande démonstration de bienveillance, ou encore, grandir dans une secte, c'est s'assurer un épanouissement indépassable. Le "c'était mieux avant" s'étend à l'organisme, puisque les enfants sont nécessairement bons (sauf quand ils ne le sont pas, mais c'est parce qu'ils sont corrompus par les adultes, c'est imparable) parce que les bébés c'est gentil (c'est le vrai argument de Bancroft). Les affirmations fantaisistes sont parfois dangereuses, comme quand l'existence des maladies mentales est remise en question : certes, poser la question de  la psychopathologie pose nécessairement la question de la norme, avec un risque de dérives qui appelle à la vigilance -la pathologisation de l'homosexualité n'est malheureusement qu'un exemple parmi les nombreux qu'on pourrait citer-, mais dire que la maladie mentale n'existe pas, c'est substituer un danger -imposer une norme avec les armes et la violence potentielle de la psychiatrie (internement, médication lourde, perte de droits, ...)- à un autre -nier la souffrance, et le besoin de soins!, des personnes concernées, le tout sans chercher à améliorer l'institution psychiatrique parce qu'on a décrété que de toutes façons c'était nul- . C'est pourtant possible, à la fois de dénoncer très fermement la violence de l'institution psychiatrique, et de reconnaître la souffrance des personnes souffrant de pathologies psychiatriques. C'est même possible, accrochez-vous bien, de le faire en un seul post de blog

 L'auteur propose donc un modèle thérapeutique qui demande certes un investissement très important mais que je trouve extrêmement prometteur, optimisant la création de lien, l'estime profonde de soi, la mise en place d'outils pour réaliser ce qui pouvait sembler hors de portée, jusqu'à étendre ce cercle vertueux au reste du monde. Je suis d'autant plus perplexe que, de façon inexplicable (surtout quand on a lu d'autres livres de l'auteur!), ces indications si précieuses soient entrecoupés d'affirmations simplistes et gratuites sur la vilaine société (et ça juste avant de dire que personne ne souhaite profondément faire du mal ni même détenir le pouvoir) qui n'incitent pas nécessairement à faire confiance au reste, n'aident pas à grand chose, et sont même contraires aux valeurs d'ouverture vers les autres largement portées par le livre. Pour autant, la mise en application des solutions proposées n'implique pas, au contraire, d'adhérer à cette vision souvent binaire, et je ne peux qu'espérer que le PeakLivingNetwork deviendra international.

lundi 1 juin 2020

The Handbook of Person-Centred Psychotherapy and Counselling, dirigé par Mick Cooper, Maureen O'Hara, Peter F. Schmid et Arthur C. Bohart



 Ce livre, comme son nom l'indique, propose un ensemble de ressources pour le.la thérapeute ou l'apprenti.e-thérapeute rogérien.ne. Des efforts sont faits pour que l'état de la science, les débats recensés, soient contemporains, puisque le livre a déjà été réédité une fois (2013) depuis sa parution en 2007. Les contributeur.ice.s sont nombreux.ses, le contenu est à la fois exigeant (pour la plupart des chapitre, l'historique du sujet, l'état de la science, les zones non consensuelles sont exposés), ouvert (les piliers ne sont pas présentés comme des dogmes, et sont parfois nuancés et discutés), et des ressources sont toujours proposées pour aller plus loin : à aucun moment le livre, bien que largement sourcé et documenté, ne propose de réponses figées, mais donne des éléments pour mieux s'approprier chaque sujet.

 Les deux premières parties concernent respectivement les racines théoriques et les concepts fondamentaux de l'ACP. Les liens avec le travail de Martin Buber, la philosophie existentielle (par exemple l'importance donnée à l'autodétermination) et la phénoménologie (accueillir ce qui vient, sans juger ni orienter) sont donc détaillés, et les piliers cliniques les plus incontournables sont explorés en profondeur (le contact psychologique, la congruence, l'empathie, le regard positif inconditionnel, ...), avec des explications théoriques et pratiques. La première partie contient aussi un chapitre sur les liens entre Rogers et la spiritualité, ce qui peut dans un premier temps surprendre mais est en fait cohérent avec son parcours de vie (élevé dans une famille très religieuse, ayant même débuté des études de théologie, il s'est progressivement éloigné de la religion, quand il ne rejetait pas franchement certains aspects du fondamentalisme religieux -rigidité morale, condescendance envers les croyants d'autres religions, ...-, avant vers la fin de sa vie de se rapprocher de la spiritualité). Si la seconde partie documente largement les racines de l'ACP, elle consacre aussi des chapitres à quelques branches, comme la pré-thérapie, l'ACP appliquée à l'art-thérapie ou encore les conditions pour intégrer l'ACP à d'autres méthodes thérapeutiques de façon satisfaisante.

 La troisième partie concerne les catégories spécifiques de client.e.s. Son existence est en soi une démonstration limpide que les piliers ne sont pas des dogmes : normalement, le.la thérapeute rogérien.ne ne doit surtout, surtout pas mettre les client.e.s dans des cases, que ce soit en l'assignant à une identité spécifique, en anticipant ses demandes et besoins, ou même en effectuant un diagnostic. En effet, coller une étiquette, pertinente ou non, interfère avec l'écoute, l'entrée dans le cadre de référence de l'autre, limite l'espace possible de ce qui va se dérouler pendant la thérapie. Et pourtant, dans certains cas, des difficultés spécifiques peuvent se glisser, avec des questionnements sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, voire, et c'est important, la question de savoir si l'ACP est l'approche la plus adaptée. Des chapitres sont donc consacrés, par exemple, aux client.e.s confronté.e.s à l'addiction ou au deuil, mais aussi au travail avec les couples et familles ou avec les enfants. La partie sur les crises et les traumatismes est particulièrement intéressante dans la mesure où elle rappelle que certains principes de l'ACP sont pertinents précisément dans ces cas là : la crise est définie comme le moment où les ressources de la personne ne lui permettent pas de faire face à la situation, et est vue certes comme un moment de grande vulnérabilité, mais aussi comme une opportunité de se réinventer. C'est illustré par la vignette clinique d'une femme cinquantenaire confrontée à un divorce. D'abord effondrée par ce qu'elle subit alors qu'elle estime avoir été une bonne épouse (et, aussi, effrayée par les conséquences matérielles potentielles), elle se rend progressivement compte que son mariage ne l'a pas rendue heureuse. En ce qui concerne le traumatisme, l'auteur et l'autrice rappellent qu'il s'agit d'une impossibilité de symboliser l'événement traumatisant. Or, l'ACP permet de développer des ressources pour mieux symboliser et s'approprier l'environnement en général (malgré tout, les symptômes de traumatisme étant potentiellement graves et pouvant s'aggraver si le.la thérapeute est insuffisamment formé.e, je n'irais pas jusqu'à recommander une thérapie ACP comme seule réponse à des symptômes traumatiques sévères).

 La quatrième partie est probablement la plus axée sur la pratique : erreurs et appréhensions du.de la débutant.e, éthique, supervision et même recherche sont abordés. Un chapitre est également consacré au diagnostic, rappelant que c'est parfois une nécessité, en particulier pour prouver l'efficacité de l'ACP et exister institutionnellement (présence dans les hôpitaux et universités, remboursement des soins, ...). Certes, il y a un enjeu économique et ce n'est pas nécessairement très noble de faire des concessions avec certaines valeurs pour faire grossir l'ACP, mais c'est aussi un moyen de rendre accessible à plus de personnes une approche qui a des atouts bien spécifiques. Des éléments sont donc donnés pour utiliser, quand c'est nécessaire (par exemple quand c'est exigé par une institution) le diagnostic de façon satisfaisante, sans que ça n'interfère avec la relation thérapeutique, qui comme son nom l'indique est centrée sur la personne et non sur le symptôme. Le chapitre sur l'éthique, de façon peut-être frustrante, ne donne pas de réponses (allant jusqu'à rapporter le fait surprenant que les codes éthiques ne diminuent pas le nombre de dérives des thérapeutes, ce qui est d'un certain côté cohérent -un texte législatif n'empêche pas magiquement d'être malveillant- mais pour autant je ne m'y attendais pas) et rappelle que l'éthique se construit tout au long de la carrière, à travers la remise en question constructive (se demander si on a un comportement éthique est en soi un geste éthique) et la supervision. Sujet important pour moi, j'ai eu le plaisir de constater qu'un chapitre particulièrement ferme est consacré à "la différence et à la diversité", c'est à dire à la thérapie auprès de minorités (raciales, LGBT, handicapé.e.s, ...). La psychologie sociale a largement documenté que les stéréotypes concernent tout le monde, ils peuvent donc se glisser insidieusement dans la relation thérapeutique, surtout si le.la thérapeute ne les a pas identifiés (ou encore s'ils sont trop identifiés et que la peur de mal faire est envahissante ou qu'il.elle est tenté.e de réduire les besoins et demandes du.de la client.e à son statut de minorité). Une thèse a confirmé que le phénomène s'étend à la formation des thérapeutes, où les membres de minorités, s'ils.elles constatent qu'ils.elles sont insuffisamment écouté.e.s du fait de stéréotypes, peuvent se résigner au silence dans le cadre de la formation, en particulier les groupes de rencontre. Si le constat est sévère, l'approche n'est pas moralisatrice, et les mécanismes qui conduisent à potentiellement discriminer sans s'en rendre compte sont détaillés. Un rappel particulièrement douloureux est que l'accès aux soins est certes limité quand le.la client.e ne se sent pas écouté.e ou compris.e dans la totalité de son expérience par une personne qui ne perçoit pas les discriminations, mais l'est encore plus... quand l'accès physique aux soins est limité! Pour les personnes en fauteuil roulant, choisir un.e thérapeute, c'est souvent choisir celui ou celle dont le cabinet est accessible en fauteuil.

 C'est certes annoncé dans le titre, mais le livre concerne bel et bien l'ACP comme thérapie (la recherche est évoquée, mais il s'agit de la recherche sur l'aspect thérapeutique). Les sujets importants tels que la pédagogie, la politique (Rogers a été nominé pour être prix Nobel de la paix) ou encore le management ne sont pas traités en tant que tel. Ou plutôt, un chapitre est bien consacré aux influences politiques de l'ACP, mais c'est un inventaire des initiatives existantes, intéressant mais nécessairement superficiel, alors qu'un autre "manuel" entier pourrait probablement être consacré au sujet.

 En tant que thérapeute en formation, je ne peux que me réjouir de l'existence d'un manuel de l'ACP (et en tant que thérapeute en formation francophone, je ne peux que déplorer qu'il n'ait pas été traduit en français). Et je me réjouis d'autant plus qu'il tient largement toutes ses promesses : les concepts fondamentaux sont détaillés, des pistes commentées sont proposées pour approfondir, les questionnements contemporains sont présentés... en bref je recommande, que ce soit pour mieux comprendre l'ACP, comme appoint pour avoir des éléments de réflexion sur un aspect spécifique de la pratique, ou encore comme point de départ pour un mémoire.