vendredi 23 novembre 2012

Tragédie et poésie grecques, de Georges Devereux



 Georges Devereux, convaincu de la validité des théories freudiennes par l'étude, en tant qu'ethnologue, des indien·ne·s mohaves, recueille dans cet ouvrage 9 articles qui ont en commun de traiter de la littérature de l'Antiquité grecque dont la création, comme celle du chamanisme mohave, s'est construite, il faudrait être de très mauvaise foi pour avancer le contraire, dans la plus complète indépendance des outils conceptuels avancés par le chercheur autrichien. Toutefois, s'il est parfois question de psychanalyse (la connaissance fine de Devereux du sujet qu'il étudie ici lui permettant un travail se rapprochant de l'ethnopsychiatrie), certains articles seront des explications de texte n'ayant rien à voir avec la thérapie ni avec l'inconscient.

  Bien qu'il soit précisé que le livre n'est pas réservé aux hellénistes, la connaissance du grec antique et surtout un niveau solide dans l'étude de la littérature grecque permettent d'en profiter bien plus (dans l'idéal, il faudrait lire avec les textes commentés à portée de main). D'une part, si le fait de nommer auteur·ice et personnage par leur nom grec transcrit phonétiquement (dans la mesure où "les Grecs ne parlaient pas le latin et encore moins le latin franchisé") est légitime (à cause de la manie du latin franchisé, j'avais par exemple d'abord cru que Kung-Fu-T'seu -Confucius- était un philosophe de l'Antiquité romaine), ça prend au dépourvu quand on n'a jamais lu ni entendu les noms grecs (Klytaimestra, Aischylos, Iokaste, …). D'autre part, les textes analysés sont rarement rappelés, et certains personnages et événements évoqués ne sont pas nécessairement les plus connus (un éclaircissement sur un mythe particulier est bien moins captivant quand on n'a jamais entendu parler dudit mythe). Autant dire que mes faibles souvenirs de terminale étaient nettement insuffisants ne serait-ce que pour comprendre les signaux obscurs avec lesquels les indications de paginations étaient donnés (Pap. Oxy. xxix, fr. 26, col. I, A. Eum. 36 sqq., Herc. Oet. 264, 309 sqq., 345 sqq., …).

  Le premier article est une réflexion sur l'art en général (la musique classique, par exemple, est aussi évoquée). La réflexion concerne l'art en tant qu'échange (spécificités de l'émission, de la réception, …), en tant que représentation orientée du réel ("Malheureusement, personne ne s'est demandé pourquoi la vérité exige d'être embellie, ou la beauté d'être parée. La réponse raisonnable est que seules les vérités pénibles ou bouleversantes méritent d'être fardées"), le sens de la beauté, … C'est la partie la plus originale de l'ouvrage, l'article vaut la peine d'être lu même si on ne s'intéresse ni à l'antiquité grecque ni à la psychanalyse.

  Le second article, plus technique, bien plus spécifique, identifie les implications (et leurs liens avec le psychisme humain) des contraintes stylistiques énoncées par Aristote (non, je n'arrive pas à dire Aristoteles sans me forcer) dans sa Poétique.

  Les troisième et sixième articles sont les plus proches de la démarche ethnopsychiatrique. Dans le troisième article, Georges Devereux part de textes d'Eschyle/Aischylos pour préciser les représentations du rêve qu'a cet auteur (qui, neurologue avant l'heure, avait constaté les vifs mouvements des sourcils pendant le sommeil paradoxal, en plus de faire un lien entre psychisme et contenu manifeste). Dans le sixième article, il démontre à travers une longue argumentation utilisant à la fois des données littéraires et historiques que le rajeunissement d'Iolaos sur le champ de bataille dans le texte d'Euripides n'est ni un miracle ni une scène volontairement grotesque, mais une manifestation psychosomatique. D'une part, la vieillesse d'Iolaos évoquée par les personnages ne concerne pas son âge objectif ("des hommes de cinquante ans passés servirent régulièrement comme hoplites dans la guerre du Peloponnèse ; Sokrates gagna ses lauriers militaires à quarante-cinq ans"), mais l'usure -"ils opposent l'ardeur juvénile au corps délabré"- de son corps (entre autres, selon certains extraits, des rhumatismes au genou). L'occasion, sur le champ de bataille, de se libérer de ses conflits intérieurs en laissant libre cours à une colère acceptable par la société et par lui-même, fait temporairement disparaître ces rhumatismes... ce qui permet à Georges Devereux de faire de l'ethnopsychiatrie à plus de 1000 ans de distance ("Ce qui est véritablement troublant, c'est la correspondance existant entre la caractérisation psychologique d'Iolaos et ce que des psychosomaticiens psychanalystes de valeur considèrent être la personnalité arthritique "typique" ","ses descriptions du comportement mainadique correspondent, parfois mot pour mot, aux descriptions psychiatriques modernes de la grande hystérie, tout comme sa description de la crise d'Herakles correspond, jusqu'au moindre détail aux tableaux modernes de l'épilepsie", "Cette hypothèse ne prête à Euripides ni une compétence professionnelle qu'il ne pouvait posséder, ni une empathie extraordinaire, au point d'être troublante, lui permettant de tirer d'une poignée de faits superficiels des conclusions de grande portée. Elle ne lui reconnaît qu'une perceptivité supérieure à la moyenne et assez de bon sens pour ne pas juxtaposer aux données issues de l'observation d'un arthritique, celles obtenues au cours de l'observation d'un amputé ou d'un bossu. Cela, même les guérisseurs primitifs (chamans) étaient capables de le faire : leurs descriptions psychologiques de la personnalité de certains types de malades -de certaines entités cliniques- sont souvent d'une justesse et d'une cohérence extrêmes").

  Les quatrième et huitième articles sont des réflexions sur la traduction spécifique d'un terme. Le quatrième article concerne le verbe choisi par Sophocle/Sophokles dans Antigone/Antigone pour dire que les gardes négligent leur tâche (le choix d'un terme grec ambigü et l'étude attentive du contexte permettent de déduire que leur erreur technique, s'éloigner du cadavre qu'ils devaient surveiller pour qu'il soit bien privé de sépulture comme le roi a demandé, n'est pas seulement dû à l'odeur du corps en décomposition -problème qu'ils pouvaient régler en s'éloignant physiquement mais en surveillant avec leurs yeux- mais aussi à leur réticence à exécuter un ordre injuste, ce qui a son importance car justice et obéissance sont au centre de cette pièce de théâtre). L'autre article concerne lui un vers de Pindare/Pindaros au cours duquel Hercule/Herakles rencontre Artémis et Apollon (dont le nom est tout le temps retranscrit comme ça en langue française sinon c'est les divinités romaines -Diane et... Apollon même en latin), pour s'expliquer sur son intention de tuer la biche kérynéienne, ou de lui casser les cornes. Les diverses traductions existantes (empfängt, welcomed, received, reçut) suggèrent une rencontre dans la joie et la bonne humeur, entre interlocuteurs bienveillants, alors que tout dans le contexte (Artémis et Apollon s'opposent à ce qu'on fasse du mal à la biche qui a un nom compliqué, et Herakles le sait bien puisqu'il se justifie d'office -c'est même pas lui c'est Eurysheus qui l'a forcé, et puis d'abord il avait pas le choix-) qu'on peut retrouver dans les autres textes et représentations graphiques indique qu'Herakles va plutôt se faire pourrir par deux interlocuteur·ice·s assez remontés.

  Le cinquième article concerne une des épouses d'Herakles, Deianeira, ou plutôt ce personnage tel qu'il est représenté par Sophocle, ou plutôt ce que cette représentation nous apprend sur Sophocle. Deianeira, personnage assez masculin selon les autres versions existantes du mythe ("une jeune fille valeureuse et même agressive, une sorte d'Amazone"), est dans Les Trachiniai de Sophocle "une douce et féminine épouse", voire "le produit parachevé d'un pensionnat victorien pour jeunes filles de bonne famille". Seulement, et à priori pour la première fois dans la version de Sophocle, elle se suicide (ben oui elle est là pour ça, c'est un personnage de tragédie grecque... comme quoi être un personnage de R'n'B ça doit être plus sympa) non pas par pendaison comme la plupart des femmes (Antigone, sa grand-mère, ...) chez Sophocle ou les autres auteurs de la période, mais en se poignardant avec un glaive, procédé habituellement réservé aux hommes. De plus, l'acte lui-même est décrit de façon confuse, et une analyse laborieuse des détails fournis est nécessaire pour comprendre qu'elle se fait un genre de seppuku (elle se plante la lame par la pointe d'un côté, puis dévie ensuite la lame sur l'autre côté pour atteindre le foie et s'assurer que le coup soit mortel). Cette féminité contradictoire avec le mythe, compensée, à la façon d'un acte manqué, par un suicide masculin donc plus cohérent avec la représentation conforme de Deianeira, suicide rapporté avec une confusion qui trahit de la gène, reflète selon Georges Devereux un malaise avec la féminité chez Sophocle, dû à des tendances homosexuelles. La démonstration de l'auteur, vous l'aurez déjà déduit, est plus convaincante que mon résumé. Toutefois, l'ambition annoncée de convaincre même le·a lecteur·ice non initié·e à la psychanalyse ou sceptique envers celle-ci paraît extrêmement optimiste : la grande part d'interprétation qui conduit à certains éléments de la chaîne de raisonnements laisse plutôt supposer que le·a non-psychanalyste sera plus intrigué·e que convaincu·e et que l'anti-psychanalyse se contentera de doucement rigoler.

  Le septième article, très court, recoupe diverses sources pour établir que Stesichoros, rendu aveugle par Hélène pour l'avoir insultée, puis ayant recouvré la vue après avoir chanté ses louanges, souffrait en fait de cécité hystérique, mais a contracté, plus tard, une cécité liée à la vieillesse, ce qui explique d'une part sa brusque cécité puis sa brusque guérison (peut-être même à deux reprises, selon les versions), et d'autre part qu'il soit représenté, âgé, comme un personnage aveugle.

  Le dernier article détaille, à travers une analyse minutieuse du texte et un effort de cohérence, en quoi il est impossible d'envisager, comme l'ont fait plusieurs commentateur·ice·s, que la Prophétesse des Euménides d'Ayschylos se déplace à quatre pattes dans une scène de fuite paniquée, bien que le texte puisse être trompeur ("je cours au moyen des mains, non avec la rapidité des pieds de mes jambes"). Georges Devereux démontre que si elle se déplaçait effectivement de cette façon, la scène serait injouable (la Prophétesse doit être capable de chanter, et sa robe l'empêcherait de toutes façons de se déplacer sur ses genoux autrement qu'à reculons, ce qui n'est pas le moyen le plus pertinent pour s'enfuir), ce qui est difficile à concevoir puisque la pièce a été jouée. Elle se déplace donc à l'aide de cannes. Dans ce texte sur le thème de la "locomotion tétrapodale", l'auteur développe également sur deux personnages qui se déplacent effectivement à quatre pattes : Polymestor dans une pièce d'Euripides (qui, cette fois, se déplace effectivement à reculons, pour sortir d'une tente) et Dolon, dans une autre pièce d'Euripides, qui se déplace à quatre pattes et pas à reculons mais ça se tient parce qu'il est déguisé en loup et que s'il marchait debout l'ennemi risquerait quand même de se douter de quelque chose, et qui d'ailleurs reprend la station debout quand il est à l'abri des regards, pour se reposer ("marcher à quatre pattes est un exercice épuisant -ce que peuvent confirmer ceux qui ont subi l'entraînement de commando") autant que pour se déplacer plus vite.

  Les articles peuvent parfaitement être lus indépendamment les uns des autres, et ont d'ailleurs été au départ publiés séparément. Lrut objet est de plus très variable (éclaircissement d'un point précis d'un texte, ethnopsychiatrie, réflexion sur l'art, …), leur point commun étant surtout que le·e lecteur·ice en profitera de façon proportionnelle à son niveau en littérature de l'antiquité grecque. Mais, malgré mon niveau très limité sur le sujet (souvenirs de terminale...), le livre m'est précieux car peu de livres de Georges Devereux sont encore édités (même De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, présent régulièrement dans les bibliographies d'essais ou d'articles, est porté disparu, si quelqu'un sait où je peux me le procurer à un prix non-obscène...).



lundi 12 novembre 2012

The Lucifer effet, How good people turn evil, de Philip Zimbardo



 Le psychologue à l'origine de l'expérience de Stanford (connue entre autres pour son adaptation très libre au ciné ) propose, comme l'indique le titre du livre qui n'existe malheureusement pas (encore?) en français, de répondre à la question Orangina rouge (pourquoi être aussi méchant·e? -surtout qu'en général ça sert à rien-). Aux connaissances accumulées par la psychologie sociale au XXème siècle sur le sujet, il ajoutera un compte-rendu exhaustif (le premier, près de 40 ans après) et commenté de sa propre expérience (sur 18 candidats dont on a vérifié au préalable qu'ils sont sains d'esprits et solides mentalement, la moitié seront les gardes et l'autre les prisonniers dans une prison virtuelle pour une durée de 15 jours, le tout rémunéré) ainsi que les données qu'il a pu (et dû!) accumuler sur les tristement célèbres sévices sur des prisonniers à Abu Ghraib en tant qu'expert pour la défense d'un des coupables, ce qui lui permettra d'illustrer son propos principal, la différence entre le poids de la responsabilité individuelle et celui de l'environnement (voire du Système, un environnement qui a été créé volontairement) sur le comportement humain.

 Zimbardo introduit son ouvrage par la narration d'un récit religieux : chassé du Paradis, Satan comprend qu'il ne l'emportera jamais sur Dieu dans une confrontation directe, et décide de partir en guerre contre lui par la corruption de sa création, l'Homme - Bien et Mal cohabitent ainsi dans la nature humaine, sans que la différence ne soit toujours nette. En ce qui concerne le Mal organisé socialement, l'auteur propose comme genèse la création de l'Inquisition... sans doute volontairement arbitraire, l'illustration permet de rappeler que les actes les plus terribles sont généralement commis au nom d'une bonne intention : le Malleus Maleficarum, outil de travail des juges de l'Inquisition, rappelait que débusquer, confesser puis éliminer les sorcières constituait une lutte indispensable contre la corruption. Ayant grandi à Brooklyn, Zimbardo s'est d'ailleurs dans sa jeunesse, au nom du maintien de l'ordre, pris une porte de voiture de police dans la tête pour avoir refusé de dire où étaient ses amis qui jouaient au stickball (sorte de baseball avec du matériel improvisé... ledit matériel était confisqué à vue par la police). Le·a lecteur·ice qui doute que la société est incapable de générer des horreurs sera vite mis·e à jour dans l'introduction par des récits explicites sur le génocide rwandais ou le massacre de Nanking, où viols et mutilation sont utilisés comme arme de guerre en plus des meurtres massifs, alors qu'au Rwanda les bourreaux connaissaient parfois personnellement les victimes.

 Les violences qui ont inspiré l'expérience qui s'appelle maintenant officiellement expérience de Stanford étaient moins insoutenables : Philip Zimbardo s'intéressait en tant que chercheur à l'univers carcéral (un ancien détenu, Carlo Prescott, qui l'aidait dans ses recherches et participait à des conférences, l'assistera dans cette recherche), et était témoin des violentes répressions policières des manifestations étudiantes contre la guerre (remarquant au passage que dans les répressions les plus violentes, les policier·ère·s avaient arraché leurs matricules). Tous les préparatifs effectués (recrutement des candidats, tirage au sort entre gardes et prisonniers, préparation des locaux, ...), les futurs prisonniers sont arrêtés à la date prévue... par de vrai·e·s policier·ère·s, sous l’œil de la famille, et des passant·e·s qui ne sont pas au courant de l'expérience. La procédure suit son cours (menottes, prise d'empreintes, ...), la tenue de détenu (sorte de veste qui arrive jusqu'en haut des cuisses -les prisonniers ne portent ni pantalon ni sous-vêtements-, chaîne au pied, bonnet en nylon qui remplace le rasage du crâne pour diminuer le sentiment d'individualité, ...) est enfilée (et les détenus "décontaminés" par un spray anti-poux), et les portes se referment. Bien que les sujets, dans l'ensemble, souhaitaient être prisonniers plutôt que gardes, lorsque, pendant que les derniers détails administratifs sont réglés, les prisonniers attendent nus, debout et mains contre le mur, les gardes plaisantent déjà ostensiblement entre eux sur leur anatomie (non, leurs remarques ne concernaient pas l'alignement des vertèbres).

 Contrairement à l'impression qu'on peut avoir lorsque le principe de l'expérience est énoncé (probablement partagé par les candidats, puisqu'ils souhaitaient généralement être plutôt prisonniers, ce qui impliquait de rester sur place 24 heures par jour au lieu de 8 pour la même paye), le rôle de détenu est bien plus éprouvant que de simplement attendre que ça se passe. En plus, on l'a vu, de la tenue inconfortable (chaîne au pied, gardée même la nuit) et humiliante (bonnet en nylon, et pas de vêtements en bas donc quand on se penche en avant c'est Journée Portes Ouvertes), il n'y a d'horloge nulle part dans ce milieu où le temps peut potentiellement passer très très lentement, et les règles de vie (17 règles à apprendre par cœur et à pouvoir réciter sur commande) sont oppressantes et dégradantes (interdiction de parler pendant les repas ou les périodes de repos, obligation d'appeler les co-détenus par leur n° et les gardiens "Mr. Correctional Officer", relecture et éventuelle censure du courrier, cigarettes sur autorisation des gardes seulement, accès aux toilettes 5 minutes par jour -le reste du temps c'est dans un seau, une forte odeur d'excréments fera bientôt partie intégrante du lieu-, ...). La règle n°9 (ne pas parler d'expérience ou de simulation mais considérer qu'on est emprisonné en attente de libération conditionnelle) sera peu respectée (dès le jour 1, lendemain de l'interpellation, un prisonnier invitera le professeur "Zimbargo" à  pratiquer une activité par ailleurs peu favorisée par l'univers carcéral), sans aucune conséquence : il sera vite établi pour les prisonniers qu'ils sont "dans une prison gérée non pas par l'Etat, mais par des psychologues", parfois jusqu'à l'absurde (lors d'un entretien pour obtenir une libération pour bonne conduite, il sera demandé à chacun individuellement s'il est prêt à renoncer à l'argent déjà gagné pour sortir... tous sauf un répondent "oui", mais aucun n'exige de sortir -tous retournent ensuite dans leur cellule- alors que, dans ces conditions, la liberté leur est dûe).

 Ces conditions difficiles sont dues d'une part au fait que l'auteur souhaitait avoir une idée de l'impact du vrai milieu carcéral (la sélection de candidats non condamnés plutôt que l'observation d'une vraie prison avait pour objet de gommer l'argument que les détenus étaient des méchants avant d'être incarcérés et que ça expliquait tout éventuel comportement rebelle etc...), et d'autre part que, ce qui peut surprendre après coup, il s'interrogeait sur le comportement des prisonniers plutôt qu'à celui des gardes: quelle somme d'oppressions supporteraient-ils avant de résister? Quelle forme prendrait cette résistance? Il avait d'ailleurs briefé les gardes (lunettes noires -l'anonymat, ce sera argumenté plusieurs fois dans l'ouvrage, est un élément décisif du relâchement des valeurs morales-, uniforme, sifflet, matraque) dans ce sens ("On ne peut pas les frapper ni les torturer. On peut les faire s'ennuyer. On peut les faire ressentir de la frustration. On peut, dans une certaine mesure, leur faire peur." et ainsi de suite)

 Sur ce point, le budget et le temps investis ne l'auront pas été en vain. L'abus d'autorité des gardes commence de bon matin (forcer les détenu à crier, en cœur, qu'ils sont ravis d'être là, rangement de la chambre à refaire pour certains sur des critères arbitraires, ...), même si quelques ricanements persistent, et deux prisonniers sont déjà "au trou" avant le petit dèj. La rébellion se poursuit pour certains (arrachage des n° de prisonniers, insultes et refus d'obéir...), les représailles suivent (instauration d'un temps de travail -principalement du nettoyage- le matin, confiscation des vêtements des prisonniers qui ont arraché leur n° en en attendant de nouveaux avec le n° dessus). Quand l'équipe de 10h du matin arrive pour prendre le relais, les prisonniers d'une cellule (sur 3, avec 3 prisonniers/cellule) se sont barricadés, bloquant la porte avec le matelas. Les gardes de nuit profitent du renfort, et la stratégie de diviser pour mieux régner commence avec le pillage (en particulier des matelas) de la cellule 2 en attendant que les barricadés "se comportent correctement". Quand les gardes parviennent à entrer en force (grâce à un extincteur) dans la cellule bloquée, ils félicitent la cellule 3 pour leur bon comportement et soulignent bien que ça leur permet de garder leur literie. Plus le temps passera, plus la docilité des prisonniers augmentera... et plus les gardes se montreront cruels, en particulier lors des appels (les prisonniers devront réciter leur n° à l'envers, en chantant, avec une voix aigüe, avec des exercices physiques à faire lorsque, sur les critères arbitraires des gardes, ils se seront mal exécutés ... jusqu'à ce que les gardes se lassent). Les gardes auront d'ailleurs spontanément ajouté un compte à 2 heures du matin (lors du changement d'équipe), coupant le sommeil des détenus au milieu de la nuit et le réduisant considérablement. La cruauté des gardes sera d'ailleurs décuplée la nuit (situation favorisée par la sensation, ou la certitude, de ne pas être surveillé, selon l'auteur), l'un des membres de l'équipe de nuit en particulier sera surnommé "John Wayne" pour sa créativité dans le sadisme.

 L'arrêt de l'expérience, au 6ème jour sur 15, ne sera pas provoquée par l'atteinte d'un point de non-retour mais par l'intervention d'une des assistantes à la recherche, Christina Maslach, nouvelle arrivante. Alors que les détenus passaient devant le QG des chercheurs, à l'occasion de leur trajet quotidien jusqu'aux toilettes, enchaînés les uns aux autres, sac en papier sur la tête (pour éviter qu'ils ne réalisent que les toilettes étaient en fait juste à côté des cellules), se guidant en posant la main sur les épaules de la personne devant, Zimbardo et son équipe, fiers d'eux, l'interpellent "Regarde, Chris!". Nettement moins enthousiaste que le reste de l'assistance, elle s'exécute, puis détourne les yeux. "Tu as vu ça? Qu'est-ce que tu en penses?" Sa réponse ("c'est bon, j'ai vu!"), qui confirme le manque d'enthousiasme tellement invraisemblable qu'il n'avait pas été remarqué la première fois, donne lieu à une réaction agacée et méprisante comme quoi ben c'est du joli, si c'est tout ce qu'elle a à dire devant une expérience pareille ça promet, parti comme ça elle va être belle sa carrière non mais elle se prend pour qui. Il faut préciser que contrairement aux sujets de l'expérience de Milgram, qui risquaient la perte d'une somme d'argent pas extraordinaire et la désapprobation d'un abruti sadique en blouse blanche, Christina Maslach risquait de passer pour pas très vive devant ses confrères chercheurs (d'ailleurs c'est ce qui s'est passé sur le coup), mais aussi sa carrière (c'était la première femme enseignante à Stanford) et son couple (elle était fiancée à Philip Zimbardo). Se sont ensuivis départ de l'intéressée très énervée, poursuite par son fiancé et engueulade de couple sur le parking dont Zimbardo est sorti fermement convaincu d'arrêter l'expérience (il annoncerait la bonne nouvelle aux détenus le lendemain matin parce que là on était tard le soir), qu'il aurait du le faire avant, et que d'ailleurs ça allait beaucoup mieux depuis qu'il avait pris cette décision. Au passage il était temps: le nouveau jeu de l'équipe de nuit était de faire simuler la sodomie aux détenus (avec la veste, souvenez-vous, qui ne couvre plus le bassin quand on se penche en avant) nommés pour l'occasion chameaux mâles et chameaux femelle (du fait d'un jeu de mot avec "hump" -le nom "hump" signifie bosse, le verbe transitif "to hump someone" signifie sauter quelqu'un- dont l'auteur, John Wayne himself, était très fier)... et en théorie il restait 8 jours pour faire pire.

 Le résumé détaillé de l'expérience dans le livre dure 200 pages, donc pour le reste c'est peut-être plus simple de se contenter des évènements les plus saillants. Deux prisonniers seront libérés car plus en état de continuer. Le premier le sera... dès le premier jour. Abonné à l'isolement (un genre de remise étroite qui sert en temps normal à entasser des cartons) depuis le lever pour son insubordination constante, il demande à voir Philip Zimbardo, qui accepte et le reçoit en présence de Carlo Prescott vers 19h30. Alors qu'il se plaint qu'il n'en peut plus et que par ailleurs le harcèlement des gardes est illégitime selon le contrat qu'il a signé, il se fait vivement couper et pourrir par Prescott : "C'est ça que tu appelles du harcèlement? Laisse-moi parler. Et tu pleures parce qu'on t'a enfermé dans ce placard quelques heures? Laisse-moi t'expliquer un truc, petit blanc. Tu ne tiendrais pas une journée à Saint Quentin. Tout le monde sentirait que tu es faible et que tu as peur. Les gardes te mettraient des coups sur la tête, et avant de t'envoyer dans la fosse en béton qu'est le vrai isolement, ils te laisseraient entre nos mains. Snuffy, ou un autre gros chef de bande, t'achèterait pour 2 ou 3 paquets de cigarettes, et tu saignerais du rouge, du blanc et du bleu par le cul. Et ce serait que la première étape pour te transformer en fillette." (à sa décharge, il était sorti de prison depuis 4 mois après avoir purgé une peine de 17 ans, ce qui peut expliquer qu'il ait été un peu sanguin en entendant qu'une journée dans cette fausse prison aille au-delà du supportable). Zimbardo, pour calmer le jeu, lui propose de retourner dans la prison (le prisonnier, pas Prescott!) et de décider après le dîner entre 2 alternatives: partir comme il l'a demandé, et être payé pour le temps effectué, ou servir de taupe pour l'expérimentateur pendant que les gardes reçoivent des instructions pour se calmer un peu par rapport à lui, et aller jusqu'au bout du temps contractuel avec la paye qui va avec. De retour, il ne change rien à son comportement (insultes, refus d'obéir à tout ordre d'un garde... et une tentative d'évasion!), les représailles suivent, et l'un des assistants à la recherche n'a d'autres choix que de le laisser partir (bien que le risque de départs n'ait pas été pris en compte dans le protocole expérimental) à cause de son état de stress avancé ("il était flagrant que ce jeune homme était plus perturbé par son bref séjour dans notre prison de Stanford qu'on avait imaginé qu'un participant pourrait l'être à la fin des deux semaines"). Il aura toutefois, entre temps, hurlé à ses codétenus qu'il avait (pendant son absence pour l'entretien avec Zimbardo et Prescott) vu médecins et avocats, qu'on avait refusé de le laisser partir, et qu'aucun détenu ne pourrait partir. Il admettra rétrospectivement avoir eu l'intention de faire semblant d'être épuisé nerveusement pour qu'on le laisse partir, mais la réalité a dépassé son projet. Paradoxalement, le sujet était un activiste qui avait souhaité participer à l'expérience comme un entraînement à une vraie détention. Même absent, il garantira toutefois une journée agitée aux expérimentateurs le lendemain!

 Comme convenu, ce mardi est le jour des visites (arrestations le dimanche, premier jour le lundi), très appréhendé par Zimbardo qui se demande quel proche des détenus accepterait que l'expérience continue étant donné l'état des locaux (l'odeur d'excréments se fait sérieusement... sentir, hahaha) et des prisonniers ("je n'aurais certainement pas laissé mon fils rester dans un tel endroit si je l'avais vu dans un tel état de stress flagrant et d'épuisement au bout de trois jours"). Dans l'intérêt de la science, les locaux sont donc nettoyés, la pancarte qui désigne l'isolement retirée, et à midi c'est double ration pour ceux qui le souhaitent. Pour désorienter les visiteur·ses·s, on les fait accueillir par une étudiante bien charmante (qui se trouve être pom-pom girl quand elle ne fait pas de la psycho), qui leur explique qu'iels vont devoir attendre un peu vu que la double ration fait que le repas est plus long que prévu, d'ailleurs comme on a perdu du temps les visites seront limitées à 10 minutes et "Comment? Votre fils/ami/frère a oublié de vous informer que seuls deux visiteurs à la fois étaient acceptés? Comme c'est ballot." La visite se fait en présence de gardes avec obligation de parler fort et distinctement, avec les représailles à venir que ça implique, loin des regards, si un détenu se plaint un peu trop. Dans l'ensemble, ça fonctionne, parents et détenus sont disciplinés, même si la mère de l'un d'eux s'inquiète de l'état lamentable dans lequel se trouve son fils. Zimbardo s'en sort grâce à un machisme pour lequel il aura l'occasion de se détester, se tournant vers le père et s'adressant à sa fierté ("Votre fils va bien pouvoir tenir, non?") avant de se séparer sur une poignée de main et un regard de type "on se comprend, les femmes aiment bien s'inquiéter". La visite n'est cependant pas sa préoccupation principale : le bruit court que le prisonnier libéré la veille prévoit de revenir avec du renfort pour libérer tout le monde. Se vautrant joyeusement dans des pièges que la psychologie sociale sert précisément à identifier, il a passé la journée à se concerter avec ses assistant·e·s pour contrer la tentative. Il demande à la police de leur prêter des cellules, refus pour des questions d'assurance, c'est la panique. Il envoie une taupe parmi les prisonniers, qui n'obtiendra aucune info (forcément, puisqu'il n'y en avait aucune à obtenir) mais sera rapidement du côté des prisonniers plus que des expérimentateurs (lorsque des menottes seront "perdues", il prétendra comme les autres ne rien savoir). Finalement, il décide de vider les locaux pour la soirée et d'attendre les complices pour leur dire que circulez y a rien à voir, l'expérience a été arrêtée (mais je reste quand même en plein milieu des locaux à attendre sur une chaise, comme ça, pour le fun), c'est dommage hein plus personne à libérer. En fait de Grande Evasion, c'est un collègue chercheur qui rapplique avec sa femme par curiosité, pour demander ce que ces pauvres types faisaient là et leur ramener une boîte de donuts. Stressé, Philip Zimbardo expédie les explications, et est tellement clair avec sa conscience qu'il s'emporte intérieurement quand son collègue ose lui demander quelle est la variable indépendante de l'expérience (la variable indépendante, c'est ce que la recherche doit permettre d'observer... pour donner une idée, demander au·à la responsable d'une recherche quelle est sa variable indépendante tient à peu près autant de la question piège que de demander à un·e instituteur·ice comment s'accorde le participe passé avec le verbe avoir).

  Le mercredi est marqué par la visite d'un prêtre (qui a réellement exercé dans des prisons et prend le rôle très au sérieux, au point de demander aux détenus -qui se présentent pour la plupart spontanément par leur numéro!- ce dont ils sont accusés, et de leur parler d'avocat·e et d'audition pour la libération pour bonne conduite... les expérimentateur·ice·s devront improviser les deux!), la libération d'un second prisonnier pour maux de tête et épuisement nerveux (en entendant ses codétenus scander, sur ordre des gardes, qu'il s'est mal comporté, il a pour premier réflexe de vouloir y retourner pour regagner leur estime, avant que Philip Zimbardo ne lui rappelle qu'il ne s'agit pas d'une vraie prison, et qu'à partir de maintenant il n'est plus le détenu 819), et l'arrivée d'un nouveau détenu en remplacement (arrêté dans l'enceinte de l'Université par un faux policier, le commissariat ne peut être sollicité à volonté). Le nouveau détenu prend lui aussi la situation très au sérieux, au point qu'il décidera d'office de faire une grève de la faim pour forcer sa libération. Les gardes, ne supportant pas de ne pas pouvoir se faire obéir, emploieront toute leur énergie pour le faire céder (le mettre à l'isolement en gardant les saucisses dans la main, demander à tous les prisonniers tour à tour de l'insulter et de taper dans la porte de l'isolement qui résonne beaucoup, leur proposer de sacrifier leur matelas pour le faire sortir -ils refuseront-, lui demandant le lendemain de caresser et embrasser la saucisse pleine de poussière, ...). Paradoxalement, alors qu'il ne cèdera pas sur la grève de la faim, le nouveau détenu se montre extrêmement docile sur le reste, se pliant aux demandes farfelues (garder la saucisse des heures dans la main, l'embrasser, etc...) et allant jusqu'à s'inquiéter, alors qu'un garde lui demande de poser sa saucisse le temps d'aller aux toilettes, de la réaction de l'autre garde qui lui a bien demandé de ne jamais la lâcher (pour info, petit détour par la psychologie clinique, le prisonnier a par la suite précisé que la pratique de la méditation l'avait énormément aidé à tenir, en particulier pendant l'isolement). Dans le courant du mercredi et du jeudi auront lieu la visite d'un avocat pas trop motivé mais qui doit une faveur à Philip Zimbardo, et les auditions de libération pour bonne conduite dirigées par Carlo Prescott qui, rétrospectivement à sa grande surprise, se conduit comme les pires individus qu'il a eus face à lui dans cette situation quand il était lui-même en prison (le droit prévoyait à l'époque des peines d'emprisonnements flexibles -par exemple "de 8 à 12 ans"- et de tels entretiens étaient supposés être partie intégrante du jugement -et non une réduction de peine- mais dans les faits, c'est la plupart du temps la peine maximale qui était finalement effectuée-), balayant les arguments avancés (bon comportement, optimisme quand à la réinsertion -d'autant plus absurde que, dans la cas présent, la bonne réinsertion était acquise-) avec une rhétorique agressive et un abus d'autorité, de façon insultante.

 L'auteur fait à postériori une distinction entre les "bons" gardes, les "mauvais" gardes et les autres. Les mauvais gardes prenaient l'initiative des sévices, les gardes "moyens" se contentaient de suivre, les "bons" gardes tentaient d'être aimables avec les prisonniers et de leur accorder des faveurs (l'un d'eux, mal à l'aise, portait sur la fin plus souvent ses lunettes noires entre ses mains que sur le visage). Seulement, les "bons" gardes n'ont à aucun moment tenté de tempérer les "mauvais", ce qui arithmétiquement est plutôt une mauvaise nouvelle (un seul John Wayne suffit pour que ce soit l'enfer pour les détenus).

 L'un des prisonniers, surnommé "Sarge" (sergent), avait de quoi intriguer par son comportement ultradiscipliné... ce qui agaçait les gardes (et qui a même angoissé le policier qui l'arrêtait au tout début) plus que ça ne leur plaisait, malgré leur demande constante de discipline. Habitué à une vie rude (il travaillait tout en étant étudiant, et dormait dans sa voiture pour pouvoir mettre de l'argent de côté), il ne faisait probablement pas semblant, même si son obéissance extrême était peut-être parfois une forme indirecte de résistance (demander à faire plus de pompes alors qu'il devait en faire pour une raison parfaitement arbitraire) et qu'il obéissait ou non selon une hiérarchie claire (refus de dire des gros mots -sauf après un quart d'heure de jeu de type "quel mot tu refuses de dire?" qui est très drôle quand on a 5 ans-, ou de gifler un codétenu).

 Après avoir relaté en détail l'expérience de Stanford, l'auteur liste un certain nombre d'expériences de psychologie sociale, de faits divers et de faits historiques qui permettent d'éclairer les influences qui conduisent à faire ou permettre le mal. Y figurent entre autres l'expérience essentielle de Milgram (si vous n'avez pas lu son compte-rendu d'expérience allez vite le faire là maintenant tout de suite, en plus il est court et existe en français -Soumission à l'autorité, de Stanley Milgram- donc il n'y a aucune excuse, qu'est-ce que vous faites encore là?), celle de Jane Elliott, l'institutrice qui a provisoirement instauré une hiérarchie dans sa classe entre élèves aux yeux marrons et élèves aux yeux bleus pour les sensibiliser à la discrimination, celle de Ron Jones qui a progressivement converti des étudiant·e·sde plus en plus enthousiastes au fascisme (ça a été adapté au ciné) avant de les réunir dans un amphi et leur diffuser un film de propagande nazi pour leur faire réaliser jusqu'où ils étaient allés (la douche froide a été efficace -"En quatre en d'enseignement à Cuberly High School, je n'ai vu personne admettre avoir participé au meeting de la Troisième Vague. C'est une chose qu'on voulait tous oublier."-), celle où 79% d'étudiant·e·s hawaïen·nes ont répondu après une conférence sur le sujet que si c'était nécessaire, se débarrasser des moins aptes ne posait pas de problèmes, en particulier si organisateur·ice et bourreau étaient deux personnes différentes (29% -c'est presque un tiers!- étaient même OK pour qu'on se débarrasse de leur propre famille), une autre expérience encore (un inédit! les données ont été perdues dans une catastrophe naturelle) où des enfants, qui devaient cumuler des points pour gagner des prix, jouaient plus aux jeux d'oppositions, moins rentables, et avec plus d'agressivité, pendant qu'ils portaient des costumes d'Haloween qui les rendaient méconnaissables qu'avant et après le port desdits costumes, ... En faits divers seront par exemple évoqués le suicide collectif de la secte de Jonestown (sa communauté devenu orwellienne découverte, coupable de meurtre pour la dissimuler, un gourou qui déjà organisait des "entraînements au suicide" invite fermement les membres de la communauté à boire du poison, comme lui, après avoir tué leurs enfants), un assassinat au cours duquel le meurtrier, surpris pendant l'agression, s'est enfui puis est revenu, à deux reprises, devant l'inaction des témoins, ou encore le groupe de civils décrit dans Des hommes ordinaires, de Christopher Browning, recrutés pour faciliter le génocide juif, et qui au bout de quelques temps faisaient du zèle et prenaient des photos trophées. 

 Cet état des lieux, que bien sûr je ne fais ici que survoler, est suivi par une description en détail des circonstances des sévices d'Abu Ghraib. L'auteur précise d'emblée que lorsqu'il a vu ces images pour la première fois, comme tout le monde (et malgré tout son savoir de psychosociologue) il a supposé que c'était le résultat de la cruauté délibérée de quelques sadiques. Quand l'avocat du chef de la section concernée l'a appelé pour lui proposer d'être expert pour la défense, il n'a pas accepté sans préciser au préalable qu'il aurait eu plus d'enthousiasme à dépenser son énergie en faveur de Joe Darby, le dénonciateur des faits, qui vit maintenant avec sa famille sous une fausse identité suite à des menaces de mort. S'ensuit une longue liste de données factuelles : biographie de l'accusé à défendre (officier "Chip" Frederick), ancien gardien de prison discipliné, aimable, efficace, attaché à l'ordre et à la propreté, histoire de la prison (torture, mises à mort et expérimentations médicales sous Sadam Hussein, rebaptisée d'un joli nom avec plein d'initiales dedans lors de la victoire américaine avant d'être re-rebaptisée Abu Ghraib pour conserver son aura de terreur), conditions de travail dans ladite prison (horaires de travail de 12 heures quotidiennes pour la plage horaire de nuit qui concernait l'accusé, qui se reposait en dormant... dans une cellule, violentes rebellions, gardes irakiens qui parfois refusaient d'obéir et fournissaient armes et drogues aux détenus, supérieurs hiérarchiques qui refusaient de donner des instructions précises ou d'écouter les suggestions et intimaient à l'officier de faire preuve de sens de l'initiative, savon non disponible et eau et nourriture très rationnées, bombardements au mortier dont l'un a d'ailleurs effectivement touché la prison, interrogatoires dirigés par des civils -probablement la CIA- qui ne s'identifiaient pas ou alors sous pseudo et donnaient des instructions aux militaires -sans qu'il y ait de hiérarchie claire- de "préparer" les détenus aux interrogatoires et/ou de leur faire subir des représailles s'ils n'avaient pas parlé, ...). S'ensuit une tentative de procès de l'Etat américain pour démontrer que les sévices d'Abu Ghraib étaient l'aboutissement d'un système plus qu'une initiative individuelle, sans pour autant excuser l'initiative individuelle. Là encore nous est dans un premier temps fournie une abondance de données, moins organisées et exhaustives que les premières, concernant principalement l'absurdité du système de renseignements (quota d'aveu à obtenir, arrestations en grande partie arbitraires donc de personnes qui ne savent rien, frustration de ne rien obtenir qui rend les interrogateur·ice·s plus violent·e·s encore, ...) ou le manque d'encadrement (civils tués chez eux par représailles pour les morts des soldat·e·s américain·e·s), ... Malgré la quantité de données, il est difficile d'établir dans quelle mesure les accusés d'Abu Ghraib agissaient de leur propre initiative ou sur consignes des services de renseignements... peut-être d'ailleurs que même pour eux, la différence n'était pas toujours claire. La démonstration est convaincante (on a souvent l'impression que cette dernière partie a été coécrite avec Michael Moore), au point qu'il semble très probable que la lourde peine de prison subie par l'officier Frederick (10 ans de prison, ramenée à 8) vient précisément du fait que l'Etat faisait parfaitement la différence entre responsabilité individuelle et collective, et en chargeant une personne en particulier (Frederick n'était pas, de loin, le plus actif sur les sévices et leur célèbre immortalisation photographique, mais ses complices ont eu des peines bien plus légères) souhaitait se dédouaner.

 L'ouvrage se termine sur une meilleure note, où l'auteur classe les héros en différents types (je n'ai pas bien compris pourquoi, mais on va pas chipoter) et donne 10 conseils pour résister à une influence malvenue (admettre quand on fait une erreur, être vigilant·e, s'estimer responsable de ses actes, faire valoir son individualité, respecter l'autorité juste et s'opposer à l'autorité injuste, garder le sens de l'indépendance même quand on cherche l'approbation d'un groupe, se méfier de l'environnement, penser aux conséquences des actions dans le temps).

 Les 500 pages du livre imprimé n'en sont en fait qu'une partie : il se prolonge sur www.lucifereffect.com et sur www.prisonexp.org (pour l'expérience de Stanford en particulier), et sa bibliographie, qui n'est pas, contrairement à la convention, donnée par ordre alphabétique en fin d'ouvrage mais intégralement fournie au fur et à mesure en notes de bas de pages (une bonne partie est une webographie... dont un site porno pour montrer le pouvoir du voyeurisme, nul doute que des vocations de chercheur·se·s vont être éveillées sur le sujet... recherches qui se feront paradoxalement depuis la partie InPrivate du navigateur web), ce qui donne souvent l'impression de visiter une bibliothèque avec un guide enthousiaste et de vite se retrouver avec une pile de livre que les bras ne suffisent plus à tenir. 

 La partie explication, de façon surprenante, se retrouve perdue (écrasée?) entre deux parties illustration bien plus copieuses (respectivement le récit de l'expérience de Stanford et les données concernant l'officier Frederick puis la guerre en Irak). Cela a le mérite de rappeler qu'en toutes circonstances les données factuelles sont importantes. La connaissance des mécanismes psychosociaux permet certes d'éclairer les données en question, mais une grille de lecture ne sert que si on a lu : comprendre les camps de concentration ne permet pas de comprendre le commerce triangulaire, comprendre le génocide rwandais ne permet pas de comprendre un cas spécifique de violences intrafamiliales, comprendre la Shoah par balles ne permet pas de comprendre les Khmers rouges, ... Reste que ce choix est surprenant, et contraste avec l'ambition extrêmement générale du titre ("how good people turn evil" - "comment les gens bons deviennent méchants").