lundi 6 mai 2024

Moi en double, de Navie et Audrey Lainé

 


 Navie est en obésité morbide. C'est un fait, puisque c'est son IMC qui le dit, et "l'IMC n'a pas été inventé par les magazines féminins pour nous pourrir la tronche et nous faire entrer dans un bikini qui coûte un SMIC, mais par l'OMS pour évaluer les risques liés au surpoids". Certes elle n'a pas de problèmes de santé pour l'instant, elle sait cacher ses moments de mal-être ("pour l'image, j'étais une experte"), mais derrière le surpoids il y a une hyperphagie, qu'elle associe à une part dépressive. Au sens propre et au sens figuré, c'est comme si elle portait le poids d'une autre personne ("vous portez sur vos épaules le poids moyen d'une femme de votre âge" "Je peux dire à mon mec qu'on fait des plans à trois, alors?").

 Après une prise de conscience brutale (la peur de ne pas rattraper à temps son fils qui courait vers la piscine), elle décide de tuer ce double, en commençant par se mettre au sport de façon très active ("J'aimerais vous dire quelque chose de plus chic, mais la vérité c'est que c'est Chris Powell, le coach de "Extreme Weight Loss", qui m'a donné envie de faire du sport). Le double, joyeux, tente constamment de mettre cette détermination en échec ("Viens, on mange là! Allez! J'ai faim, moi! Un bon GROS burger! Et des FRITES! OHLALA des frites! HAN! Et des nuggets! Avec une petite sauce curry...").

 Au delà des parcours de prise et de perte de poids tout au long de la vie ("Je me souviens du goût des shakers Weight Watchers, j'avais 12 ans. Avec ma mère, c'était notre repas du soir", "A 19 ans, a commencé la valse à mille temps des nutritionnistes. En 12 ans, j'ai tout vu, tout entendu, tout essayé pour en arriver à chaque fois à la prise de poids supplémentaire. Histoire banale de tous les obèses."), c'est surtout la grande complexité du vécu avec l'obésité que le livre évoque. La figure du double permet de l'articuler tout au long du récit, mais pour autant il y a infiniment plus que deux facettes. L'alternance entre la joie de vivre (pour de vrai, pour convaincre les autres... ou pour se convaincre soi) et une violente détresse qui peut brusquement prendre toute la place, la légèreté et le sérieux ("Vous avez jamais remarqué que quand on est obèse, si on met plus de 10cm d'eau dans le bain il déborde? Je suis tellement plus écolo que vous. Sauf pour l'huile de palme. Rapport au Nutella" "Vous avez jamais remarqué que quand on est obèse au milieu de la foule on voudrait disparaître sous terre et crever?"), la tension entre prendre soin de soi en mangeant comme on en a envie et prendre soin de soi en s'astreignant à une hygiène de vie ultra exigeante, entre cibler le comportement hyperphagique ou le mal-être qui pourrait en être la cause ("Comme j'ai peur de la police, j'ai choisi une addiction légale"), ... Complexité, en plus de celle, quasi constante, de son propre regard, du regard des autres : "Quand ça fait quinze ans que t'annonces que tu vas faire un régime, que tu perds 10kg en un mois et que tu reprends à chaque fois le double six mois plus tard tes proches, bien que bienveillants, ont toujours la même réaction : 1°) ils t'encouragent comme des pom-pom girls. 2)° ils se taisent quand tu reprends", "Parce que si on adore faire des compliments, on ne dit pas : "Merde, t'as pris vachement de poids, qu'est-ce qu'il se passe? C'est volontaire?" ".

 Le récit, en apparence linéaire, devient vite avec un peu de recul une invitation constante aux questionnements. La certitude d'une page peut être fortement nuancée dix pages plus tard, la stabilité n'existe pas dans cette bande-dessinée qui ressemble parfois presque à un dessin animé tant les dessins rendent extrêmement bien la sensation de mouvement, en particulier dans les moments de lutte entre Navie et son double.

samedi 27 avril 2024

Maman-bébé : duo ou duel? de Régine Prat


 

 Le sujet de la parentalité est partout, au point que les personnes qui n'ont pas ou ne veulent pas avoir d'enfant (enfin, surtout les femmes) sont souvent exposées à des questions ou des injonctions déplacées. C'est un sujet sur lequel il est facile de se documenter, qu'on le veuille ou non d'ailleurs puisque la grossesse et les premiers mois après l'accouchement sont généralement l'occasion d'une avalanche de consign conseils pas nécessairement sollicités et parfois contradictoires (et c'est loin d'être exclu que les conseils contradictoires entre eux viennent de la même personne). Pourtant, de l'expérience théorique à l'expérience réelle de l'accouchement et de la vie d'après, il y a pour les mères (et les pères trans) un gouffre, dans lequel nous précipite l'autrice de façon pour le moins éloquente en évoquant sa propre expérience, de tourbillon en tourbillon, dans l'introduction. Cette entrée en matière éclaire de façon assez directe le choix d'intituler les trois chapitres qui vont suivre en énumérant des traumatismes ("Premier temps du traumatisme : de "je suis enceinte" à "j'attends un bébé" ", "Deuxième temps du traumatisme. La découverte d'un nouveau monde", "Troisième temps du traumatisme. De l'expérience à la pensée, l'expérience de la pensée").

 Pour l'autrice, "jeune parent" ne désigne en effet pas l'âge des parents mais le fait d'être parent récemment, qui est déstabilisant au même titre qu'une naissance et... implique que parents et bébé ont, d'une certaine façon, le même âge, même si on pourrait argumenter en la suivant qu'une part importante de la parentalité psychique se joue pendant la grossesse (elle déplore d'ailleurs que face à la liste interminable de recommandations pour préserver la santé physique du bébé et de la mère, il n'y a rien ou presque à propos de la santé psychique, malgré l'enjeu tout aussi important) et la préparation à l'accouchement, dont elle parle avec un regard critique qui n'est pas sans rappeler le blog (allez lire l'intégrale tout de suite) Marie accouche là. Si Régine Prat propose un regard d'experte, appuyé par la psychanalyse bien sûr, mais aussi la théorie de l'attachement (elle estime à titre personnel que la psychanalyse est "passée à côté d'une révolution" en ne s'en emparant pas suffisamment), des expériences de psychologie du développement et la méthode d'observation du bébé d'Esther Bick pour laquelle elle rappelle très régulièrement sa gratitude, c'est surtout sa posture de se mettre, autant que possible, à la place de l'autre (ce qui explique le choix de l'introduction et fait sa force) qui donne toute sa puissance au livre.

 Les observations sur les changements corporels (la prise de poids et le fait de devoir porter de nouveaux vêtements pour s'en débarrasser après mais aussi le fait de porter un bébé en elle puis que ledit bébé soit à l'extérieur), de statut social, accessoirement d'emploi du temps!, le tout sur fond de limites physiques et psychiques éprouvées au quotidien n'ont rien de nouveau mais sont portées au centre et non en périphérie, rappellent à quel point il s'agit d'un vécu, bouleversant, avant d'être un processus psychique ou une étape de vie. Dans une dimension plus pratique, elle recommande pour aider la jeune mère, en plus de lui demander ce dont elle a besoin plutôt que de décider à sa place, non pas de s'occuper en priorité du bébé pour lui laisser du temps seule, mais de la débarrasser autant que possible de tout le reste pour qu'elle puisse passer un temps apaisé avec le bébé. Elle aide aussi à se mettre à la place du bébé avec la métaphore filée du dentiste (tout en s'excusant auprès des dentistes) : être installé sous des machines à l'apparence et la sonorité improbable pour se faire triturer de façon moyennement agréable, c'est une image qui rappellera probablement des souvenirs pour le moins vifs aux lecteur·ice·s. Et pourtant, chez le·a dentiste, on sait ce qui va se passer et quand (on a même pris rendez-vous!), et pourquoi. Lors des soins quotidiens, le bébé est déplacé, manipulé, déshabillé, sans avoir de prise sur la situation ou être en mesure de demander une pause ni, potentiellement, de prévoir le début ou la fin. L'autrice fait plusieurs rapprochements avec l'autisme. Si entendre un·e psychanalyste parler d'autisme a tendance à me faire tiquer, les rapprochements qui sont faits dans le livre, soit la recherche de prévisibilité et la vigilance à la pénibilité sensorielle, m'ont semblé plutôt pertinents. Elle recommande en particulier d'expliquer chaque geste au bébé pendant la toilette, qu'il soit en mesure ou non de comprendre les explications, et de procéder lentement. A travers des vignettes cliniques, elle observe également qu'accompagner (par un regard, des commentaires, des aides ponctuelles) les périodes d'exploration sans les précéder (par exemple donner un bébé un objet qu'il peut atteindre lui-même) est une attitude optimale.

 Le regard de l'autrice fait que le livre se lit très vite dans l'ensemble, tout en étant plutôt riche au niveau théorique. Je n'ai malheureusement pas les compétences pour remettre en question tel ou tel point technique, mais Régine Prat s'appuie sur son expérience clinique tout en se nourrissant de différents modèles théoriques, tout en gardant une humilité exposée clairement dès l'introduction, ce qui met plutôt en confiance.

dimanche 14 avril 2024

Existential psychotherapy and counselling, contributions to a pluralistic practice, de Mick Cooper

 


 Mick Cooper reprend dans ce livre les fondamentaux de la (ou plutôt des, d'ailleurs) thérapie(s) existentielle(s) d'un point de vue qui éclaire les passerelles, existantes ou possibles, avec d'autres modèles (il précise d'ailleurs que selon lui l'Approche Centrée sur la Personne est voisine mais ne s'inscrit pas à proprement parler dans les thérapies existentielles, et je tiens à dire que je suis outré) (le rapport à la liberté, l'accompagnement dans les aspects sombres de l'existence, l'influence de Kierkegaard sur Rogers... bref je vous laisse vous faire votre propre opinion tant que vous concluez que j'ai raison).

 De nombreux éléments sont détaillés, tels que l'importance du lien (comme Mick Cooper est relou et aime vérifier il précise que l'assertion plutôt limpide de Yalom "C'est la relation qui soigne, c'est la relation qui soigne, c'est la relation qui soigne" est à nuancer -c'est un facteur très important mais il y en a d'autres, et les données ne permettent pas de trancher entre corrélation et causalité- ), l'aspect phénoménologique (qu'il fait l'exploit de détailler tout en le rendant clair et en mettant en lumière les utilisations pratiques), le rapport à la liberté et au choix (les rogérien·ne·s connaissent bien trop l'inconfort, parfois exprimé de façon disons directe, lorsque la personne -en consultation individuelle, et plus encore en groupe de rencontres ou dans un cadre pédagogique- est invitée à prendre des décisions dès le début plutôt que s'en remettre au ou à la professionnel·le), les limites (le chapitre sur le choix peut donner l'impression que quand on veut on peut, mais si on veut se téléporter sur la lune, être immortel·le, finir son mémoire dans les délais en gardant un temps de sommeil normal quand on a procrastiné comme il se doit, ou être traité·e sans condescendance quand on est par exemple handicapé·e ou exposé·e au sexisme ou au racisme, ça s'annonce compliqué), la recherche de sens (oui la ref était facile et j'ai d'autant moins de mérite qu'elle est dans le livre) (du coup je rajoute celle-ci) ou, j'ai plus de mal à faire le lien avec le courant existentialiste (pour autant c'est un chapitre extrêmement riche), les perceptions et métaperceptions interpersonnelles (c'est un terme extrêmement pompeux donc je compte bien le garder pour me donner l'air intelligent, mais ça concerne simplement les projections qu'on fait sur les autres selon les éléments qu'on perçoit, et la façon dont on suppose qu'on est perçu... Cooper donne l'exemple potentiellement très commun du ou de la thérapeute qui sous-estime le caractère intimidant de son statut et, en insécurité pour une raison ou une autre, va en rajouter pour dégager une aura artificielle d'expertise... si le ou la client·e a une réaction pour être moins intimidé·e --plaisanter, critiquer, ...-, ce sera perçu comme une confirmation de la sensation de départ, avec les réactions défensives qui peuvent l'accompagner, alors que le·a client·e a précisément eu la sensation inverse).

 A la fin de la lecture, et même sans le tableau récapitulatif de Cooper des points communs et différences avec d'autres approches (TCC classiques et 3ème vague, approches psychodynamiques, humanistes, ... et il ne classe toujours pas l'ACP dans les approches existentialistes, grrrr), difficile d'imaginer un modèle thérapeutique qui fait l'impasse sur la relation thérapeutique (enfin j'espère!), le questionnement des perceptions, la négociation entre choix et limites, ... Et si les TCC classiques se préoccupent peu du sens de la vie, on ne peut pas en dire autant des TCC 3ème vague. L'aspect pluridisciplinaire est renforcé par le témoignage de l'auteur que dans son parcours de patient/client ce ne sont pas nécessairement les thérapies existentialistes qui l'ont le plus aidé, ou encore par des références fréquentes à la psychologie sociale (en particulier Système 1/Système 2, qui parle en effet avec une éloquence désobligeante des limites de nos perceptions).

 La lecture en plus d'être enrichissante est fluide et magnifiquement articulée à la pratique thérapeutique, le livre est peut-être à recommander plus encore aux thérapeutes qui ne s'inscrivent pas dans le courant existentialiste, pour enrichir leur pratique ou éclairer des points flous ou aveugles qui peuvent émerger dans l'espace thérapeutique.

mardi 2 avril 2024

La psychothérapie centrée sur la personne, de Bérénice Dartevelle


 Ce livre de la première présidente et cofondatrice de l'AFP-ACP est l'objet, à l'occasion des 25 ans de l'association, d'une réédition hommage. La richesse de l'Approche Centrée sur la Personne y est présentée avec un regard à la fois factuel et personnel, en insistant sur ses spécificités spirituelle et humaniste.

 Les fondamentaux du travail de Carl Rogers sont regroupés avec clarté dans ce petit espace d'environ 50 pages, ce qui permet à l'étudiant·e qui a l'ouvrage sous la main d'éviter de rechercher des concepts disséminés dans plusieurs livres par ailleurs relativement épais : les 7 étapes du développement personnel centré sur la personne, les trois attitudes du ou de la thérapeute (empathie, congruence, approche positive inconditionnelle), les six conditions nécessaires et suffisantes pour que la thérapie fonctionne... et surtout la puissance, la richesse, presque la magie, de ce qui se déroule dans l'espace thérapeutique, qui ne se limite pas aux techniques énumérées mais a aussi une dimension artistique ("c'est en suivant ce fil de vie -où s'entrelacent la pensée, l'émotion, la sensation, sans le parcelliser- que le client et le thérapeute peuvent commencer à voir surgir ces lignes de force, ces structures motivationnelles propres au client, où se mêlent les forces vitales et leurs freins et limitations", "Comment dire en un mot ce qu'est la psychothérapie centrée sur la personne? C'est pour moi le mot VIE").

 L'énergie portée par le texte est magnifiquement accompagnée par les illustrations, photos d'une graine en train de pousser au fil des pages. Étant meilleur thérapeute que botaniste (enfin j'espère, sinon c'est de très très mauvais augure pour mes client·e·s) je vais passer mon tour, mais une graine de fenugrec est jointe aux livres pour les personnes qui voudraient faire pousser une graine à leur tour. En attendant, on peut contribuer à faire pousser la graine de l'Approche Centrée sur la Personne en adhérant à l'AFP-ACP ou en commandant le livre sur leur site.




samedi 30 mars 2024

Les grandes figures de la psychopathologie existentielle, dirigé par Jacques Quintin et Christian Thiboutot

 


  A travers 10 chapitres qui présentent la vie et les apports théoriques d'autant de figures de la psychopathologie phénoménologique (ou existentialiste, pour Rollo May), les auteurs rendent hommage à une pensée qui a vocation à "nous sortir du désenchantement du monde induit par une approche technoscientifique, à laquelle contribuent trop souvent nos programmes d'enseignement et nos pratiques de psychiatrie et de psychologie", une approche certes résiliente ("elle a survécu à la vague psychanalytique et à la machine à symptômes qu'est le DSM") mais peu représentée, alors qu'elle permet de remettre au centre la subjectivité, le rapport au monde.

 Petit piège toutefois, que j'ai mentionné dans mon intro mais qui n'est pas dans le titre : il sera bien plus question de psychopathologie phénoménologique que de psychopathologie existentielle (au point que dans le chapitre sur Rollo May, il sera régulièrement rappelé qu'il s'est intéressé tardivement à la phénoménologie). Et la phénoménologie est une approche particulièrement complexe, créée par les philosophes qui sont probablement réputés pour être les plus illisibles de l'histoire de la philosophie. Les chapitres, souvent rédigés par des professeurs de psychiatrie ou de philosophie généralement spécialistes de la personne présentée, n'épargneront pas cette complexité, et la lecture sera bien plus profitable pour les personnes qui ont déjà des connaissances solides sur le sujet.

 Un regret à la lecture, en dehors de celui de ne toujours pas avoir la motivation de chercher à comprendre les finesses (ni même les fondamentaux, qui portent déjà de belles promesses de consommation d'aspirine) de Husserl et d'Heidegger, je trouve dommage que dans ce livre qui présente des figures, des pensées, du début et du milieu du XXème siècle, il n'y ait pas ou presque pas de recontextualisation. La psychiatrie, de façon plus générale la psychopathologie, ont de toute évidence évolué depuis, et c'est à mon sens un peu facile de balayer a priori ces avancées en prenant de grands airs pour dénoncer "une approche technoscientifique". Ça aurait été à mon avis particulièrement riche de dire dans quelles mesures les pensées des auteurs présentés ont influencé, nuancé, été contredites par, les avancées qui ont été faites ensuite.

samedi 23 mars 2024

Counselling Young Binge Drinkers, de Richard Bryant-Jefferies

 


 Ce livre de la Living Therapy Series, comme celui-ci et comme ceux qui vont très probablement arriver plus tard sur ce blog (et aussi comme son nom l'indique!), propose de suivre la thérapie (supervision incluse), en Approche Centrée sur la Personne, de personne(s) rencontrant un problème spécifique, ici Gary et Carrie, alcooliques respectivement de 18 ans et 15 ans.

 Gary aime faire la tournée des bars avec ses ami·e·s pour décompresser des journées de travail, certes ça se finit toujours en bagarre mais bon il n'aime pas qu'on le cherche et il aime bien faire comprendre aux gens que certains comportements ont des conséquences. Carrie boit régulièrement, comme ses parents, et est envoyée à une thérapeute (elle estime qu'elle n'a pas grand chose à faire là) après une chute où elle s'est cassé le bras, peu après un coma éthylique (l'auteur rappelle qu'il est important de placer les personnes en coma éthylique en PLS pour éviter les risques d'étouffement suite à des vomissements).

 Les deux thérapies sont complètement distinctes, thérapeutes et superviseur·se·s ne sont pas les mêmes, et elles sont présentées successivement. Elles ont pourtant de nombreux points communs : Gary et Carrie finissent par aller mieux, estiment initialement qu'iels n'ont pas de problèmes avec l'alcool (et par ailleurs pas vraiment de problèmes tout court, iels ne sont pas très futé·e·s ces thérapeutes à ne pas comprendre que leur vie est plutôt épanouissante), accèdent progressivement à leur vulnérabilité et se confrontent à la difficulté d'arrêter, ... Une forte distinction avec le livre précédent que j'ai lu de la même série est que le contenu est beaucoup moins lisse. Les thérapeutes se trompent, se questionnent, s'égarent, l'un se lance même dans un débat philosophique (avec lui-même) et enflammé sur l'ACP en plein milieu d'une supervision. Le sujet s'y prête particulièrement, d'une part car créer une relation avec des personnes, peut-être encore plus avec des jeunes, qui estiment qu'elles n'ont pas grand chose à faire là est complexe, et que la réalité du danger et le sentiment d'urgence qui va avec, peut-être la tentation d'avoir une attitude de parent (plus dans l'attachement que dans l'expression d'une autorité) du fait de la différence d'âge, rendent les thérapies éprouvantes émotionnellement. Rick et Sally vont un peu trop vite, du fait de cet inconfort à plusieurs dimensions, pour sensibiliser leurs client·e·s à la gravité de leur situation (Rick, par exemple, exprime du scepticisme quand Gary dit qu'il n'a pas de problème avec l'alcool, et finit par reformuler et dire qu'il entend que Gary estime ne pas avoir de problème, mais que lui a un avis différent, ce qui lui convient mieux), et reviennent en supervision sur ce qu'il s'est passé pour elle et lui en réfléchissant aux conséquences sur la relation thérapeutique (et éventuellement comment modifier l'image qu'iels ont donnée).

 Gary et Carrie, malgré le scepticisme voire la tension au départ (Gary veut juste la confirmation qu'il n'a pas besoin de revenir), apprécient cette espace où on ne leur dit pas ce qu'iels doivent faire (la sensibilisation, par d'autres soignant·e·s, aux dangers de l'alcool, ne génère pas tout à fait l'adhésion la plus enthousiaste, même si elle s'articulera finalement à la thérapie quand le message sera entendable), puis le fait d'être écouté·e·s. Iels se connectent progressivement à leur souffrance, intense. C'est particulièrement compliqué pour Gary, qui rejette de façon virulente tout ce qui représente son père, de prendre conscience que son alcoolisme est un point commun. La famille de Carrie suivra une thérapie familiale, l'occasion pour l'auteur de rappeler que certaines conditions de vie difficiles, dont l'alcoolisme des parents, sont un facteur de risque.

 La forme est originale (risquée?) mais efficace : le récit est prenant mais riche en informations et tout aussi exhaustif qu'une présentation théorique, avec des invitations en fin de chapitre à réfléchir avec une liste de points à explorer ou questionner. Il n'y a malheureusement pas de traduction française.

vendredi 15 mars 2024

Was it even abuse, d'Emma Rose Byham

 


 Symptômes traumatiques parfois lourds, difficultés à faire confiance (ou à ne pas trop faire confiance!) et plus généralement à retrouver des repères relationnels, un passé de relation abusive est le plus souvent marquant. Et pourtant, que ce soit d'un point de vue extérieur suite à des stéréotypes de m certaines injonctions sociales, mais aussi, plus perturbant encore, du point de vue de la victime elle-même, c'est parfois extrêmement difficile de mettre le terme de violences sur ce passé, de remettre les responsabilités là où elles sont.

 L'autrice reprend dans le détail, avec une précision et une clarté considérables, ce qui rend la violence si difficile à identifier comme telle, au risque de maintenir des doutes, créer un sentiment de honte qui entraveront le cheminement vers un épanouissement durement gagné. Pourquoi j'y ai cru? Pourquoi iel me manque? Pourquoi je suis resté·e si longtemps? Est-ce que les violences, ce n'était pas de ma faute? Certes iel est allé trop loin, mais ses reproches étaient justifiés. Est-ce que je n'ai pas été violent·e moi aussi? Les effets de la relation abusive se ressentent de façon extrêmement nette ("dans une relation saine vous ne devriez pas avoir à penser cinq tours en avance, à marcher sur des œufs, à anticiper son humeur, à vous faire reprocher toutes les tensions, à vous excuser pour son comportement et à avoir peur qu'il ou elle ne vous aime plus du jour au lendemain", "croire en la bonté de l'agresseur ne change rien à la réalité des violences subies au quotidien"), mais les mécanismes de manipulation ancrent profondément le doute.  

 Résumer ce livre est  nécessairement frustrant, tant chaque phrase ou presque est pertinente et précieuse. Heureusement, des bilans en fin de chapitre et des listes de cinq affirmations importantes font qu'on n'est pas obligé·e de l'apprendre par cœur pour que l'essentiel soit facilement accessible. Les éléments les plus centraux pour inoculer ce poison du doute sont probablement l'entretien de la confusion et le déplacement de la vigilance, et le maintien de la croyance dans une belle histoire d'amour à sauver.

 Dans l'environnement insécurisant d'une relation abusive, la confusion règne. Confusion parce que les comportements sont aléatoires, poussant avec le temps à anticiper constamment... et générant même, potentiellement, de la culpabilité lorsque ce qui était redouté ne se produit pas (quelle horrible image on a de l'autre!). Confusion parce que la conclusion de tout conflit est que c'est de votre faute (si parfois il y a des excuses, le plus souvent après coup, les actes ne suivent pas, ou alors de façon très temporaire). L'autrice donne l'exemple d'une femme qui voulait passer du temps avec ses ami·e·s. Son conjoint, en partie jaloux parce qu'il a moins d'ami·e·s, lui reproche de remuer le couteau dans la plaie de cette solitude et de le laisser seul avec le bébé. Elle propose alors de faire venir sa mère pour garder le bébé. Il lui reproche d'être une mauvaise mère. Avec le temps, ses ami·e·s s'éloignent d'elle. Il lui dit que ce n'est pas étonnant, vu qu'elle n'a fait aucun effort pour se rendre disponible pour elles et eux. Confusion parce que des exigences fortes sont posées, mais que les suivre n'apaise rien du tout. Confusion parce que les déclarations d'amour alternent avec le dénigrement le plus virulent. L'autrice, en citant entre autres une recherche sur le sujet, argumente que les explosions imprévisibles n'ont rien à voir avec un problème de self-control (les agresseur·se·s ne sont selon les données disponibles ni plus ni moins en colère que l'ensemble de la population), mais avec le contrôle de l'autre. La personne qui peut véritablement exploser, parce qu'elle est constamment poussée à bout, c'est la victime, et l'agresseur·se ne manquera pas de lui faire payer ces moments qu'iel a pourtant déclenchés. Les reproches déplacent aussi la vigilance vers ce qu'on doit ou ne doit pas faire, plutôt que sur les techniques de manipulation qui sont la véritable clef de ce qui se joue.

 De nombreuses raisons font également croire que les violences peuvent s'arrêter, qu'elles ne sont pas représentatives de la relation, qu'une forte histoire d'amour peut avoir lieu (oui, je mets un lien vers "Love is an open door" chaque fois que je fais un résumé sur les relations abusives, et, oui, je compte bien continuer tant que perdurera la mythologie qui invente que les victimes sont naïves ou pire au fond aiment les violences). Par exemple, les débuts de relation fusionnels placent la barre très haut, servent de support à une pression pour s'engager plus (on ne va quand même pas le·a décevoir, ça va le·a dévaster!) alors que l'engagement renforce le sentiment de propriété de l'agresseur·se donc augmente le risque de violences, rendent incompréhensibles les comportements abusifs donc font baisser la vigilance. Le long de la relation, plus les marques d'amour sont rares et aléatoires, plus le réflexe est de les attendre, de les investir, de tout faire pour les provoquer, d'autant que l'environnement éprouvant les rend de plus en plus vitales. Et quand l'agresseur·se rompt effectivement, la culpabilisation, le dénigrement qui se sont installés font que, même si la relation était abusive, c'est dévastateur (par ailleurs, il arrive souvent que la rupture ne serve qu'à mieux revenir -hoovering-). L'autrice invite donc à déculpabiliser les victimes qui ont réussi à se séparer mais, malgré la conscience des violences subies, regrettent la relation : le deuil si difficile à faire n'est pas celui de la relation telle qu'elle était, mais de celle que l'agresseur·se a fait miroiter, à travers un certain nombre de mécanismes de manipulation répétés. Emma Rose Byham fournit un excellent éclairage à la phrase "on ne cherche pas à "se remettre d'une rupture", on cherche à guérir de la peste" de Sophie Lambda.

 Dans une dernière partie, l'autrice donne des clefs importantes et déculpabilisantes pour réinvestir une relation saine. La plus centrale est celle de la distinction entre les limites et les conditions. Les conditions sont des exigences dirigées vers l'autre, qui se manifestent par le contrôle. Les limites sont dirigées vers soi, expriment le respect de nos propres besoins. Les limites sont indispensables dans une relation saine, pour soi, mais aussi pour l'autre : ce sont des balises nécessaires pour un respect mutuel qui permet à chacun·e d'être pleinement soi. Pour être plus précis, si les besoins sont exprimés, ça permet de ne pas les anticiper constamment, et donc de ne pas s'adapter sans cesse à ce qu'on imagine être le désir de l'autre. L'autrice rappelle aussi que dans un premier temps, c'est difficile de faire la part des choses entre une réaction de fermeté face à un acte effectivement problématique et une réaction traumatique et disproportionnée. Là encore, elle appelle à la bienveillance : une personne bien intentionnée aura à cœur de prendre soin des angoisses de l'autre et d'ajuster son comportement, une fois les explications passées.

 Même si le problème des violences conjugales persiste, et reste massif, la réalité est aussi que de nombreuses ressources existent, et qu'elles sont souvent de qualité. Pourtant, j'ai rarement vu autant de clarté, et de pertinence dans la façon d'aborder les choses (décrire les mécanismes, c'est une bonne chose et c'est même indispensable, les décrire du point de vue de la victime tout en restant détaillée sur l'aspect technique, ça apporte énormément) que dans ce livre (que j'ai par ailleurs trouvé presque par hasard). Je pense que, comme Pourquoi fait-il ça, extrêmement complémentaire, qui éclaire le point de vue des agresseur·se·s, il fait partie des lectures incontournables pour les personnes qui souhaitent mieux comprendre le sujet. Je déplore d'autant plus qu'il ne soit pas (encore? il date de 2022) traduit en français.