samedi 29 août 2020

Faites vous-même votre malheur, de Paul Watzlawick



 Non seulement le bonheur est difficile à définir, mais en plus le bonheur absolu est un état impossible à atteindre. Plutôt que de se lancer dans une quête aussi hasardeuse, l’auteur propose donc, prenant le contrepied de la psychologie positive (qui n’existe pas encore!), de donner quelques astuces faciles et fiables, parfois assorties de quelques exercices, pour se pourrir l’existence, introduisant au passage quelques notions de psychologie systémique (c’est d’ailleurs un livre entier de prescription du symptôme).

 Restez fidèles à vos principes les plus rigides en toutes circonstances, même quand c’est de toute évidence absurde. Prenez soin d’être très attentif.ve à tout ce qui vous arrive de négatif. Si vous prenez assidûment l’habitude de vous dire "comme par hasard" à chaque fois que vous n’avez pas de chance, vous allez vite constater que l’Univers se ligue effectivement contre vous (et ça inclut les personnes -forcément- mal intentionnées qui voudraient remettre en question cette lucidité arrachée de haute lutte). D’ailleurs, si quelqu'un semble être animé d’une mauvaise intention, considérez que c’est le cas jusqu’à preuve du contraire, et n’allez surtout pas chercher de preuve du contraire (ça risquerait d’annuler un peu trop brutalement toutes vos suspicions, et en plus si vous arrêtez de vous conduire comme si les autres avaient de mauvaises intentions, ils.elles risquent moins d’en avoir, c’est dire le niveau de contre-productivité). Fixez vous des objectifs impossibles à atteindre, et prenez bien soin de les idéaliser, d’une part pour pouvoir justifier votre malheur tant que la quête ne sera pas accomplie (mais ne faites pas trop d’efforts quand même, puisque la réussite est de toutes façons impossible), mais aussi pour garder l’opportunité d’être déçu.e si l’objectif était atteint malgré tout. Idéalisez autant que possible le passé révolu et inaccessible, n’allez pas avoir un point de vue nuancé qui permettrait d’imaginer que vous n’êtes pas tellement plus malheureux.se maintenant.

 Mais le livre ne serait pas vraiment un livre de psychologie systémique s’il se contentait de recettes qui ne concernent que vous. Vous pouvez, pour les plus ambitieux.ses, devenir un.e EDR, ou Expert.e en Démolition de Relation, ou à défaut vous entourer autant que possible d’EDR. Un geste aussi simple que demander ou rendre un service, si on s’y prend bien, peut créer pas mal de tensions. Il s’agit par exemple de s’assurer que la personne qui rend service a réellement envie de le faire, va y prendre du plaisir mais de le prendre personnellement si elle ose confesser que, si, quand même, elle est mieux chez elle devant Netflix que chez vous à arroser vos plantes pendant vos vacances. Une autre astuce est d’aider uniquement parce qu’on attend quelque chose en retour, ce qui optimise les chances de créer déception et animosité (et, pour les plus perfectionnistes, ne surtout pas dire quoi… d’ailleurs, dans un domaine similaire, les reproches sont en règle générale bien plus efficaces pour faire le malheur des parties concernées quand la personne doit deviner ce qui lui est reproché). Un.e EDR de haut niveau définira aussi son identité en fonction de l’autre (mon identité de parent dépend de mes enfants, mon identité de médecin dépend de mes patient.e.s, …), parce qu’avoir une identité propre ne fait rien porter à quelqu’un qui n’a rien demandé, et donne un peu trop de maîtrise sur sa propre vie. Bref, je pense que vous avez saisi l’idée générale… pour celles et ceux qui pour une raison ou une autre ne voudraient pas écouter ses précieux conseils, l’auteur propose à la fin de simplement s’emparer du bonheur qu’on a déjà.

 Le livre se lit très vite, entre les chapitres courts, l’humour, et l’absence de laborieuses explications théoriques (l’auteur en glisse quand même discrètement quelques unes, mais elles restent brèves). La forme (livre de développement personnel à l’envers) (du coup c’est un livre de… dédéveloppement personnel?) rappelle qu’on peut, de bonne foi, s’enliser dans des situations plus compliquées que nécessaire. Peut-être parce que je viens de lire un livre qui porte presque le message inverse (ça, et la description de la sécurité sociale dans l’intro comme une économie du malheur… no comment), le ton et l’intention (et un ou deux conseils qui m’ont paru peu cohérents) m’ont parfois fait tiquer, mais ça restait ponctuel, la forme étant surtout une façon originale de mieux porter le message.


vendredi 28 août 2020

How clients make therapy work, de Arthur C. Bohart et Karen Tallman

 


Le titre ("Comment les client.e.s rendent la thérapie efficace") est pour le moins provocateur : si, de toute évidence, c’est de la faute du.de la client.e (manque d’implication, de distance avec un fonctionnement pathologique, voire, en cas de suprême audace, résistance) quand la thérapie ne fonctionne pas, c’est forcément la brillante performance du.de la thérapeute, son savoir-faire éblouissant, son empathie savamment appliquée, qui permet au.à la pauvre client.e vulnérable d’aller enfin mieux… bon, j’en rajoute peut-être un peu, mais qui peut affirmer s’être totalement, pour chaque seconde de sa pratique, affranchi de cette conception? L’auteur et l’autrice vont pourtant insister, dans un livre destiné malgré son titre aux thérapeutes, sur l’importance de s’appuyer sur les ressources des client.e.s, arguant de façon très sourcée que, au-delà de l’évident aspect éthique, c’est un enjeu de santé publique.

L’auteur et l’autrice l’ont observé dans leur contact avec des collègues : si chacun.e est d’accord pour affirmer le respect absolu de.de la client.e comme sujet du soin, ces belles valeurs disparaissent parfois très vite dans la réalité de la pratique. L’un des auteurs se souvient particulièrement d’une session de formation où il fallait réfléchir à trois à une situation clinique : les deux autres membres du groupe se sont aussitôt lancés dans une discussion enflammée sur laquelle des deux solutions proposées était la bonne. L’auteur les a timidement interrompus au bout de 10 minutes pour évoquer l’idée que ça pourrait éventuellement être intéressant d’impliquer le.la client.e, soit le.la principal.e intéressé.e, dans la réflexion. La conversation a ensuite continué comme elle avait commencé, sans lui et sans l’idée d’impliquer quelqu’un d’autre que le thérapeute. L’ironie a voulu qu’à la fin de l’exercice, le formateur a révélé que, selon l’état actuel des connaissances, aucune des deux propositions n’était meilleure que l’autre. Selon l’auteur et l’autrice, cette conception encore beaucoup trop présente de la personne naïve qui vient recueillir la sagesse de.de la thérapeute savant.e qui va la libérer de ses souffrances vient d’un ancrage encore trop profond du modèle médical dans la psychothérapie et, à leur grand regret, dans la recherche.

Selon le modèle médical (le terme désigne une conception du soin, pas ce qui se passe dans chaque consultation de chaque cabinet de chaque médecin!), la personne vient avec un symptôme, et le.la thérapeute décide d’un traitement qui va soigner ledit symptôme. Le médecin a donc une expertise en procédure thérapeutique et en symptômes, mais pas particulièrement une expertise dans la personne : le médicament prescrit, l’application du bandage, ne devraient a priori pas changer radicalement selon la personnalité profonde du.de la patient.e. Dans le modèle proposé par l’auteur et l’autrice, thérapeut.e et client.e s’écoutent l’un.e et l’autre, la compréhension du problème et le choix de solutions se co-construisent. Si certaines méthodes sont d’ailleurs plus directives que d’autres, cette façon d’aborder le soin reste compatible même avec les plus axées sur l’idée de mettre une méthode en face de symptômes comme les TCC : la différence se fait dans la communication d’égal.e à égal.e pour déterminer ce qui correspond vraiment à la demande, ce qui fonctionne, et ce qui ne fonctionne pas.

En effet, la toute-puissance du.de la thérapeute est d’autant moins réelle que les client.e.s n’arrivent pas naïf.ve.s en consultation : ils.elles ont déjà une conception de leurs problèmes, de leurs attentes, des solutions qui pourraient et ne pourraient pas arranger les choses. Pire, accrochez-vous bien, ce qui se déroule dans le cabinet se déroule déjà au quotidien chez la plupart des personnes : identifier les difficultés, réfléchir au ressenti, tester des solutions et faire le tri entre ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, rechercher les choix de vie les plus épanouissants et tenter les réaliser… heureusement, les gens n’attendent pas d’avoir un.e thérapeute pour faire tout ça (ne pas faire tout ça semble même assez compliqué, et demande probablement un effort actif). L’auteur et l’autrice révèlent d’ailleurs des résultats de recherche assez désobligeants : les thérapies sans thérapeute (avec un livre, ou par ordinateur) ont parfois des résultats semblables à ceux des thérapies avec thérapeute, ou encore il n’y a pas de différence d’efficacité significative entre une thérapie avec un.e débutant.e ou avec un.e thérapeute expérimenté.e.

 Mais si les gens se débrouillent si bien eux-mêmes, pourquoi s’embêter à consulter quelqu’un qui, en plus, met un point d’honneur à ne pas se comporter comme un.e expert.e? Chercher des solutions soi-même n’empêche malheureusement pas d’aboutir à une impasse, parce que les difficultés sont trop douloureuses, parce que la solution recherchée ne peut pas fonctionner à long terme (par exemple la personne sous l’emprise d’une addiction qui met en place des stratégies pour ne pas se faire attraper plutôt que pour cesser de consommer), par manque de confiance envers ses propres ressources, … L’auteur et l’autrice mettent en parallèle la guérison et des recherches sur la réussite scolaire qui mettent en avant l’importance de la perception de l’objectif : si l’atteinte d’un objectif et perçue comme une évaluation (on est capable d’y arriver ou on ne l’est pas), l’échec est plus douloureux, la persévérance est moindre, que si l’atteinte de l’objectif est perçue comme un obstacle à surmonter, un apprentissage à faire. Ainsi, l’importance de proposer de nouvelles solutions ne réside pas tant dans les solutions apportées que dans le regard neuf que ça induit, le rappel que d’autres chemins sont possibles et qu’il y a d’autres réponses à l’échec que l’abandon. D’ailleurs, même si le.la thérapeute ne propose aucune solution (c’est généralement le cas, par exemple, dans l’Approche Centrée sur la Personne), la séance a un intérêt : la personne consacre un temps spécifique à réfléchir à ses problèmes, parler d’une expérience difficile constitue à la fois une forme d’exposition (parler d’un événement, c’est dans une certaine mesure le revivre) et la narration implique de restructurer le vécu, …

 L’importance thérapeutique de croire fermement dans les ressources des client.e.s, dans le fait qu’ils.elles sont les premier.ère.s expert.e.s de leur vie, réside surtout dans le respect de leurs choix, quels qu’ils soient. La thérapie, c’est rappelé à travers plusieurs vignettes cliniques, peut passer par des chemins inattendus, détournés, voire constitués d’essais et d’erreurs qui sont indispensables. Imposer une façon de faire, c’est non seulement prétentieux (l’auteur et l’autrice rappellent que les modèles théoriques ont énormément évolué dans les 50 dernières années, et que les vérités d’aujourd’hui, si elles peuvent sembler solides, ne sont pas nécessairement immuables), mais c’est aussi limiter les opportunités pour le.la client.e d’aller mieux. Une personne dépressive voudra atténuer ses souffrances, une autre voudra les explorer pour savoir à quoi elles renvoient et si elles peuvent la grandir, une troisième pourra vouloir successivement l’un et l’autre. Client.e et thérapeute peuvent diverger de façon conséquente au niveau de leurs valeurs, seule une écoute empathique permettra alors à la relation thérapeutique de se développer. L’auteur et l’autrice ajoutent que si les approches sont aussi multiples (leur nombre est estimé à environ 400 dans le livre) sans différer de façon radicale au niveau de leur efficacité, c’est parce que les dimensions de l’être humain sont elles aussi multiples, et que dans chaque cas le.la client.e s’empare pour son bénéfice de la dimension sur laquelle l’approche se concentre.

 Ce livre qui pourrait ressembler à un plaidoyer voire une provocation offre en fait de nombreux points de repères (les relectures, par des expert.e.s d’orientation différentes, ont été nombreuses et prises en compte, et ça se sent) pour construire une thérapie qui s’appuie réellement, et pas juste en principe, sur l’expertise des client.e.s. Les questions difficiles (que faire des client.e.s qui consultent sous contrainte judiciaire ? de ceux et celles qui précisément comptent sur l’expertise du.de la thérapeute pour les extraire de leurs difficulté d’un coup de baguette magique et abordent la thérapie de façon passive?) ne sont pas esquivées, les propositions concrètes sont très nombreuses. Le livre n’est malheureusement pas traduit en français mais c’est à mon avis une lecture (peut-être même une relecture, face à des questionnements ou difficultés spécifiques) importante, que l’on soit débutant.e, expert.e ou formateur.ice.