vendredi 21 août 2015

Dialogue avec moi-même, de Polo Tonka



 Souffrant de schizophrénie, Polo Tonka partage son expérience, soucieux de lutter contre les stéréotypes associés à cette pathologie (selon le psychiatre Philippe Jeammet, qui fait partie de celles et ceux qui ont soigné l'auteur et qui a participé au livre en rédigeant une introduction et une postface, le diagnostic est assez stigmatisant pour que même ses confrère·sœur·s hésitent à le dévoiler pour ne pas aggraver la situation), qui se sont modifiés avec l'amélioration des traitements mais sont toujours existants ("si nous sommes aussi fous que nos pères, il n'y a plus personne pour le croire. Avant, frappé de stupeur, on disait : "Mais c'est un fou!" Maintenant on se rassure en disant "C'est un paresseux, un faible d'esprit..." ") et de donner une idée de l'intensité de la souffrance qu'elle peut provoquer ("le psychisme torturé recèle des expériences de douleurs paroxystiques comme autant de tortures invisibles et inexprimables"), tout en sachant que c'est impossible de le faire parfaitement (lire, ce n'est pas ressentir, quelle que soit la qualité du texte).

 Le récit est fait dans l'ordre chronologique, selon la forme annoncée dans le titre : l'auteur reçoit chaque jour la visite de lui-même et lui raconte l'épisode prévu au cours d'une interview. Si les interlocuteurs se vouvoient au début, ils sont de plus en plus proches et ont depuis le début l'espoir de finir par ne faire qu'un. Des délires de persécution sont présents dès l'enfance ("j'ai élaboré une croyance complexe et paranoïaque par laquelle je pensais que les membres de ma famille étaient d'authentiques monstres ayant pour objectif de m'assassiner et qui, selon mon idée, conversaient dans un langage obscur que j'essayais d'intercepter"), mais la première rencontre avec un psychiatre ("cheveux lisses et gominés, des lunettes rectangulaires acérées comme des lames de couteau et un visage plutôt inexpressif", "ce médecin était et demeure un très grand praticien", "sa réputation vaut pour toute l'Île-de-France") a lieu après le lycée. Dans son foyer étudiant, l'auteur est pris d'une apathie et d'une violente tristesse qui ne le quittent jamais ("une sorte de raisonnement en boucle fermée me trottait chaque soir dans la tête et m'empêchait de dormir avant les deux ou trois heures du matin", "je dormais parfois pendant quatorze ou quinze heures d'affilée et je ne me nourrissais que de cappuccinos en sachets", "sont survenues une tristesse sans fondement et une anesthésie de ma volonté"), qui finissent par alerter suffisamment ses parents pour que, pourtant pas trop fans de psys, ils s'empressent de l'emmener consulter. Lors de l'entretien, le psychiatre demande avec insistance à l'auteur s'il entend des voix. Alors que c'était le cas, il répond que non, ne les ayant pas lui-même identifiées comme des voix ("j'étais tellement d'accord avec elles qu'elles me paraissaient normales, logiques, faisant partie intégrante de mon système de pensée"), malgré les souffrances qu'elle provoquaient ("elles me disaient : "Tu es moche! Tu es bête! Tu n'as aucun talent! Personne ne t'aime! Suicide-toi! Tu es nul!"). Le psychiatre le diagnostique donc borderline... et lui indique qu'il est dépressif. Il est en effet plutôt amateur de secret, puisqu'il n'expliquera pas à l'auteur le principe ni le fonctionnement des séances de thérapie (la première année de séances consistera donc à regarder le psy en silence pendant une heure) mais lui dira par contre de ne pas se renseigner de lui-même sur sa pathologie (d'un côté ne pas chercher d'infos sur la dépression quand on souffre de troubles borderline, en soi ça a un sens, mais bon... euh... bon). Malgré plusieurs hospitalisations, qui seront racontées en détail, suite à des crises, la schizophrénie ne pourra être identifiée que quand les troubles dépressifs auront été guéris, presque du jour au lendemain, par... une expérience religieuse à l'occasion d'un séminaire ("Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce groupe charismatique - Le Verbe de Vie - animait ces chants de louange en proposant aux fidèles de battre la mesure en tapant des mains, les bras tendus aussi haut que possible, et que, entraîné par la foule, je me suis retrouvé à louer Dieu, alors même que mon mal, comme une écorce intime et persistante, me brûlait encore le fond de l'âme. Je me suis mis à pleurer comme une madeleine en frappant des mains en cadence, et l'émotion me gagnait chaque seconde davantage jusqu'à me brûler au cœur et à l'âme en un brasier tout autour de moi et en moi. C'est ce jour-là que mes symptômes dépressifs ont disparu et qu'ils m'ont quitté pour ne plus jamais m'envahir de nouveau"). La schizophrénie se manifestera à nouveau suite à une phase maniaque (débordement d'énergie, sensation de toute puissance... c'est généralement suivi par un contre-coup) à laquelle le psychiatre, n'étant pas alarmé par l'épisode, réagira par un faible ajustement du traitement. Une crise plus spectaculaire suivra, alors que l'auteur, se figurant une ligne invisible (qu'il identifie a posteriori comme la ligne entre névrose et psychose correspondant à son diagnostic -finalement révélé, donc- de trouble borderline), interdit à sa famille de la franchir, assortissant même l'interdiction de menaces de mort ("après avoir eu peur de ce dont j'étais capable si un de mes frères m'avait contredit, je crois sincèrement que j'aurais été incapable de lui faire quelque mal que ce soit"), avant de demander lui-même des soins ("c'est moi qui lui ai ordonné [à son père] de téléphoner à l'hôpital de Quimper pour trouver une solution et c'est moi qui ai avalé le Tercian dans l'espoir que le délire s'arrête"), non sans avoir entre temps frappé une bibliothèque en bois massif (qui a dû s'en remettre). Quelques jours plus tard, lors d'une nouvelle crise (causée par un ordinateur qui n'arrêtait pas de bugger, phénomène qui tend par ailleurs à provoquer des crises même quand on n'est pas schizophrène), c'est lui qui appelle ses parents pour qu'ils contactent une ambulance. Après cette nouvelle hospitalisation, les symptômes les plus marquants étaient des crises d'angoisse. La persistance a poussé les parents de l'auteur à changer de médecins, et c'est à ce moment que le diagnostic de schizophrénie a pu être fait, non sans passer par une autre hospitalisation. Si les symptômes sont maintenant stabilisés grâce à un traitement adéquat, qui a par ailleurs pu diminuer grâce à des thérapies cognitivo-comportementales, la situation de l'auteur reste difficile : constamment diminué par les traitements et par son incapacité à faire face à trop d'incertitude ou de stress, il est par exemple incapable de reprendre une vie professionnelle ou de trop sortir de chez lui, sans compter les souvenirs des épisodes douloureux voire insoutenables que la schizophrénie lui a fait subir.

 L'auteur donne des détails plus techniques en listant huit symptômes, "les huit manifestations de délire qui furent les miennes ". La première manifestation est le repli autistique, provoqué par un trop plein d'angoisses ("le corps se regroupe sur lui-même, les épaules vont vers l'avant, le corps est assis et la tête se met à se balancer d'avant en arrière selon l'image classique d'un autiste qui ne sait s'exprimer autrement que par ce balancement", "ce n'est pas le mouvement en lui-même qui rassure, mais la répétition"). L'auteur a également été victime d'hallucinations, à ne pas confondre avec les voix ("les hallucinations sont des images, des odeurs ou des sons produits par le cerveau et qui paraissent réels, alors que les voix sont souvent des pensées qui nous sont propres, inaudibles mais bien réelles, et dont on ne se reconnait pas la paternité", "j'ai eu des pensées impossibles à contrôler pendant presque toute la durée de mes troubles, alors que l'hallucination auditive, je ne l'ai entendue qu'une fois") ou d'obnubilation, sensation d'avoir l'esprit scindé en deux parties, dont une qui a perdu le contrôle ("ce n'est qu'en rentrant chez moi et en prenant rapidement mes médicaments que je peux rétablir l'équilibre"), ainsi que de paranoïa ou de la sensation d'être parcouru d'insectes (la description de l'auteur laissera probablement un souvenir impérissable aux lecteur·ice·s qui ne sont pas spécialement fans d'araignées ou de frelons même quand ces dernier·ère·s ne leur rampent pas dessus), de la sensation de vivre dans un univers surnaturel ou de la croyance en un jumeau maléfique, ce qui explique partiellement le titre.

 Bien que causant parfois un repli dans l'univers du ou de la patient·e, la psychose n'empêche pas que, comme pour les personnes bien portantes, l'environnement joue un rôle d'une extrême importance. L'auteur exprime ainsi régulièrement sa gratitude pour ses parents, dont l'amour lui paraît avoir été capital dans le fait qu'il n'ait pas cédé à la tentation récurrente du suicide. Et, s'il admet que certains aspects de l'hospitalisation sont difficilement évitables (le traitement est indispensable -"j'ai pu le tester par ignorance pendant deux jours chez mes parents, ma vie sans psychotiques est juste complètement invivable"- bien que les effets secondaires puissent être terribles -"je n'avais pas encore mon traitement de choc et j'ai vu une armée de zombies, traînant les pieds avec presque de la bave aux commissures des lèvres, me toisant de leurs regards glauques"-, "cela peut se comprendre, par ailleurs, que les soignants, afin d'avoir des repères stables, fassent bloc dans ce milieu si difficile qui est le leur"), cela ne l'empêche pas d'être critique ("vos moindres réactions seront analysées sous le spectre de votre folie", gestion inadaptée du tabac -interdiction de fumer à l'intérieur alors qu'il n'est pas autorisé de sortir les premiers jours, imposant de fait un calvaire supplémentaire aux patients dépendants, manque de protection contre ceux et celles qui demandent des cigarettes jusqu'à une centaine de fois par jour, ...-) voire de dénoncer la cruauté de certain·e·s soignant·e·s, en particulier d'une certaine Madame T ("j'ai vécu dans ce pavillon particulier un enfer absolu", "quel plaisir serait le mien de lui faire exploser à la tête tout ce que j'aurais voulu lui dire à l'époque et que j'ai du taire").

 Le livre est complété par des explications plus techniques dans la postface de Philippe Jeammet, qui plutôt que de ce contenter de dire dans la postface "ce livre est super, du coup je fais en sorte qu'il y ait mon nom sur la couverture pour qu'il intéresse plus de monde", reprend et met en perspective des extraits précis du livre. Ce livre est très proche de celui de Philippe Cado, mais Polo Tonka décrit peut être un éventail plus large de symptômes, donc donne une idée plus précise de ce que peut être la schizophrénie en général (mais il faut quand même lire le livre de Philippe Cado!). S'il se lit vite, il est assez riche, l'auteur dit pas mal de choses en peu de temps, et ce résumé élude hélas pas mal de sujets (donc il faut lire le livre) (et le livre de Philippe Cado).

vendredi 14 août 2015

Les thérapies familiales systémiques, de Karine et Thierry Albernhe


 L'auteur et l'autrice, respectivement pédopsychiatre en CMPP (et accessoirement formatrice en thérapies familiales) et chef de pôle de psychiatrie infanto-juvénile, relèvent le défi de présenter en un seul livre l'histoire, le fonctionnement théorique et le fonctionnement pratique de cette méthode qui s'inspire de sciences aussi diverses que la philosophie grecque (pour la maïeutique en particulier), la biologie, la cybernétique (notion de rétrocontrôle par exemple), la linguistique, ou encore de branches diverses de la psychologie.

 Les écoles, les penseurs, sont nombreux, les outils même sont d'une grande diversité (conte systémique -à ne pas confondre avec le travail, cependant jugé fondateur, de Bettelheim dans Psychanalyse des contes de fées : le conte systémique fait le mouvement inverse de partir du particulier pour s'étendre à l'universel-, glace sans tain, psychodrame -un peu différent de celui-ci mais pas tant que ça-, adaptation du jeu de l'oie, génosociogramme qui n'est pas sans rappeler le travail d'Anne Ancelin Schützenberger, visionnage a posteriori de la séance en DVD par les patient·e·s et les soignant·e·s, ...), et il est vite clair que, malgré la rigueur de l'auteur et de l'autrice, la présentation n'est que sommaire et que chaque point est plutôt une invitation à approfondir. Il y a toutefois des points communs entre les méthodes, une spécificité de la thérapie systémique. L'intérêt, par exemple, est porté sur un groupe (une famille, quoi, sauf exception... enfin une famille ça peut vouloir dire le couple, les parents et les enfants, les parents, les enfants et les grands parents, ... et on peut même s'intéresser aux ancêtres!) plutôt que sur l'individu ("Un systémicien est toujours gêné pour parler d' "individu" ou de "niveau individuel", puisqu'il considère que l'individu n'a de sens et ne se conçoit que dans l'interrelation"), ce qui a d'autant plus d'intérêt que, du moins le temps de la thérapie, le·a thérapeute s'inscrira dans le groupe, et le modèle systémique lui fournit alors différents outils pour observer l'effet du cadre sur la situation. Autre spécificité, alors que la demande du groupe est en général plutôt de débarrasser un·e de ses membres d'un problème spécifique, le systémicien conçoit le symptôme comme s'inscrivant dans un fonctionnement (le terme de "jeu" est parfois utilisé) collectif, qui implique une remise en question plus générale ("le symptôme n'est pas le problème : c'est le problème (familial) qui crée le symptôme (individuel)", "la famille fut comparée à un système ouvert, à l'état d'équilibre, soumis à des lois de fonctionnement internes très précises, mais susceptible parfois de présenter des problèmes équivalents aux symptômes"). Le risque de jugement, de stigmatisation de la famille, n'est pas éludé : l'auteur et l'autrice sont clair·e·s sur le fait que le risque est réel, et que cette attitude n'est pas souhaitable ("Les thérapeutes familiaux sont parfois accusés d'une fâcheuse tendance à culpabiliser les familles, en particulier les parents, comme si ces derniers étaient implicitement responsables des troubles présentés par leurs enfants. On répondra que responsabilité ne signifie pas pour autant culpabilité, mais recherche de ce en quoi on a été auteur dans un événement. De plus, tous heureusement n'agissent pas ainsi..."), le thérapeute ayant plutôt dans l'idéal un rôle d'éclairage (faire prendre conscience à la famille d'une certaine dynamique, et de l'existence d'autres fonctionnements valides) que de prescription ("le thérapeute n'a pas à préjuger d'un éventuel "bon chemin" que la famille aurait à prendre ; il doit révéler aux membres de la famille les compétences qu'ils possèdent -et méconnaissent- pour sortir d'une crise, d'une impasse, ou d'un jeu relationnel très inconfortable").

 Comme précisé plus haut, au delà de la spécificité de la thérapie systémique toutes méthodes confondues, ce terme concerne des modèles théoriques, des applications, riches et variés, et ce livre ne suffit bien entendu en aucun cas, même si on l'apprend par cœur, à en maîtriser toutes les subtilités, mais tout juste à savoir que ces subtilités existent ("il faut d'abord apprendre de cet immense espace de travail et d'élaboration dont résultent ces modèles : ils sont destinés à nous faciliter les choses, à nous ouvrir des chemins de raisonnement thérapeutique, à nous intéresser à leur diversité"). Le contenu reste rigoureux et ne peut jamais être taxé de superficiel, au point qu'il intéressera probablement plus, malgré les efforts de pédagogie de l'auteur et de l'autrice (résumé de chaque partie, lexique, présentation des grands noms... il ne manquait plus qu'une bibliographie conseillée et c'était parfait!), quelqu'un qui est plus familier avec la systémique (pour approfondir, avoir un aide-mémoire, ...) que quelqu'un qui voudrait découvrir de quoi il s'agit.