jeudi 21 décembre 2017

Voyage au bord du vide, de Caroline Valentiny



 L'autrice, aujourd'hui psychologue, raconte par ellipses ses longues années de grave dépression (plus de 10 ans), pendant lesquelles sa vie a plusieurs fois été en danger (tentatives de suicide, perte de poids jusqu'à 35 kilos, …).

 Le livre commence avec la prise de conscience de la maladie et les premiers rendez-vous médicaux, puis raconte l'hospitalisation, puis une nouvelle hospitalisation dans un service avec des soins plus lourds (surveillance plus stricte, électrochocs réguliers en plus des médicaments, …), jusqu'à la rencontre, au travers son livre (Guérir l'anorexie et la boulimie par la méthode Montreux) puis en personne, de Peggy Claude-Pierre, rencontre qui constituera un premier pas vers la guérison, qui se consolidera lentement, très progressivement ("toutes ces peaux mortes en deçà desquelles il me faut aller pour retrouver la vie vivante"), pendant plusieurs années.

 L'autrice parvient à rendre évocatrices les descriptions de l'état de dépression, pourtant difficile à décrire parce qu'il s'agit précisément d'une absence, d'un vide ("Parfois, elle se contente de manger la couleur. Elle laisse la forme, le squelette. Les apparences sont sauves. On ne voit rien. Je n'ai rien", "Aucun corps auquel s'accrocher. Réalité sans consistance", "Comment ça se fait que j'aimais ça, avant ? Je croyais que c'était à cause des blagues, et de tout le monde réuni, et de la forte odeur de chocolat. Mais ça, ça n'a pas changé. Ce doit être moi qui n'y suis plus", "Le jaune du soleil ne va plus avec la chaleur du soleil", …). La douleur, qu'on suppose pourtant ne pouvoir qu'être présente et intense, est au contraire surtout décrite de façon implicite : la peur de vieillir sans avoir vécu est évoquée au détour d'une angoisse ("fossilisée avant l'âge, avant que les années ne viennent m'arracher les dents dans un éclat de rire moqueur"), il n'est pas question si souvent de l'affaiblissement intense causé par la sous-nutrition et les médicaments, une automutilation qui ressemble à une tentative de suicide (bien que le souhait de mourir ne soit pas explicité) est décrite comme une tentative de retrouver des sensations ("Mon corps brûle, je vais exploser. Du sang. Il me faut du sang. Pour être sûre que je vis toujours", "Fascinée, je contemple les gouttes qui s'échappent le long de ma paume. Ce mince filet rouge, en s'échappant de moi, emporte avec lui toute la crasse qui m'asphyxiait quelques secondes auparavant. Un soulagement soudain, inespéré, me fait éclater de rire. L'entaille silencieuse dans ma chair apaise un peu l'angoisse et la rage contre moi-même, étouffante, abandonne sa pression de fer. Je respire"), …

 La thérapie qui permet à l'autrice de s'en sortir progressivement est marquée par l'implication, le respect, la patience du personnel thérapeutique : Peggy accepte un appel au milieu de la nuit ("Je m'excuse brièvement de l'éveiller ; elle a la voix endormie et une vague de culpabilité me traverse. Elle me dit de ne pas m'en faire, qu'elle a l'habitude d'être réveillée au beau milieu de la nuit, que j'ai bien fait d'appeler"), sa thérapeute (Mona) ne se formalise pas quand l'autrice dit qu'elle ne veut plus qu'on lui demande si ça va, quand elle reste une heure sans parler ou qu'elle refuse d'enlever ses gants (qui dissimulent des traces d'automutilation) et surtout d'expliquer pourquoi. Le contraste avec l'hospitalisation précédente, surtout décrite par la mère (que l'autrice fait parler à la première personne), est frappant : certains aspects donnent la sensation que l'institution avait pour but de contrôler, parfois de façon infantilisante, faute de pouvoir soigner (traitement médicamenteux très lourd - "je prends tellement de choses différentes qu'on ne peut pas y voir clair. Même si une molécule m'aidait vraiment, ce serait enfoui sous la brume et la lourdeur des vingt autres pilules de la journée"- alors que les entretiens avec la psychologue, trois fois par semaine, sont limités à un quart d'heure, contacts téléphoniques avec l'extérieur limités à un par jour – au point que l'autrice se fait arracher le téléphone des mains en plein appel quand elle avait oublié -effet secondaire des électrochocs- qu'elle avait appelé plus tôt dans la journée, on conseille à la mère de prendre de la distance - "je devais me distraire et me changer les idées, aller au théâtre par exemple, faire du sport, me détendre, et surtout les laisser faire leur travail, au lieu d'interférer sans cesse"- quand elle s'inquiète un peu trop avec des remarques précises, ...). Peggy Claude-Pierre sait toutefois aussi être directive sur certains points, ne se contentant pas d'observation et de disponibilité ("Peggy a été claire : sous les 45 kilos, je dois arrêter", "On détermine des lignes de conduite un peu plus structurées. Je fais de l'anglais une demi-heure par jour. J'écris à Peggy une heure par jour, maximum, pour désencombrer les pensées tapageuses […] Tant pis si les pensées continuent de sourdre à mes oreilles, supplient d'être transcrites").

 Malgré la brièveté du livre, la précision de l'autrice pour décrire ses souffrances, le fait que les chapitres soient datés chronologiquement, donnent une idée de la longueur du supplice, du désespoir qui a dû souvent s'emparer de Caroline Valentiny et de sa famille, qui est restée très présente, comme l'équipe de Peggy Claude-Pierre. Si sombre que soit l'essentiel du contenu, c'est donc surtout un message d'espoir, une invitation à, quand il n'y a pas d'autre solution, rester capable d' "entendre l'herbe pousser", pour reprendre l'expression d'Arnhild Lauveng. C'est aussi une description des souffrances de la dépression bien plus parlante que "TOCS, automutilations, anorexie, boulimie, attaques de panique, impressions angoissantes d'irréalité, pensées galopantes, perception morcelée du monde et de soi".

jeudi 14 décembre 2017

Person to Person : The Problem of Being Human, de Carl Rogers et Barry Stevens



 Le livre consiste en un recueil de textes de Carl Rogers (mais aussi de Eugene Gendlin, John Shlien et Wilson Van Dusen), commentés par l'éditrice (aussi thérapeute gestaltiste), Barry Stevens. Commentés, ça veut dire rapportés à ce que ça lui apporte à elle, ce à quoi ça fait écho chez elle, quels moments de sa vie ça lui évoque. C'est donc, d'une certaine façon, un dialogue, une conversation, entre Barry Stevens et les textes, plus classiques et académiques, qui traitent de sujets aussi variés que l'éducation, l'importance de l'attitude du ou de la thérapeute par rapport à sa maîtrise technique, les spécificités de la thérapie humaniste (et de la psychothérapie en général) avec un·e client·e schizophrène (plusieurs textes évoquent ce sujet, et les auteur·ice·s semblent encore en phase d'exploration, à la fois dans la sensation de proposer mieux que la psychiatrie classique et la frustration de ne pas avoir de résultats plus probants), ... 

 La forme prend pour le moins au dépourvu, et je me suis interrogé plusieurs fois pendant la lecture sur l'intérêt spécifique du livre. Oui, les textes sont intéressants (forcément, c'est Rogers!), mais on peut tous les trouver ailleurs (dont l'un deux dans le livre commenté juste avant sur ce blog!). Certes, on ne cesse de découvrir de nouvelles richesses dans la vie de Barry Stevens, qui évoque des sujets aussi divers que des conversations entre amies, la vie pendant la guerre, les fois où elle a été déstabilisée dans la rencontre avec d'autres cultures (premier déménagement à Hawaï, vie avec des Navajos, ...) avant d'en sortir grandie et plus lucide sur elle même, son mariage avec un homme dépressif qui a fini par se suicider, la fois où elle a viré un petit chien noir parce qu'elle le trouvait moche et son fils ne comprenait pas pourquoi donc elle a réalisé qu'elle avait eu tort et du coup après elle le trouvait beau, ses audaces spontanées qui ont contribué à son ascension professionnelle, ... mais ce n'est pas évident de trouver un fil conducteur à ces récits, et surtout Stevens conserve un regard personnel, racontant ce que tel moment lui a apporté, quelle souffrance elle a ressenti à un autre, comment telle réalisation aurait pu l'aider à un moment précis, sans inviter à aucun moment le·a lecteur·ice à en tirer des conclusions plus générales. 

 Mais en fait, cette approche, fut-elle déstabilisante et inhabituelle, c'est peut-être l'âme de l'Approche Centrée sur la Personne : Rogers le dit d'ailleurs régulièrement (en particulier dans l'intro de Client-Centered Therapy), cette méthode se vit plus qu'elle ne se théorise (ce qui ne l'a pas empêché de noircir moult pages de théorie et de surveiller de près les recherches scientifiques dans les domaines qui l'intéressent). Barry Stevens, d'une certaine façon, nous fournit donc une démonstration pratique d'Approche Centrée sur la Personne, en centrant son récit sur les moments forts de sa vie que lui évoquent des développements tout théoriques. Alors que dans la plupart des livres de psycho, axé sur la pratique veut souvent surtout dire qu'il y a des vignettes cliniques, qui servent à illustrer un élément précis et sont fournies et racontées par l'auteur·ice, Stevens prend le temps d'explorer son passé, sa personnalité, de partager des réflexions plus philosophiques, sans se soucier de rester dans le cadre traité par le texte précédent. Ça pourrait d'ailleurs être particulièrement intéressant pour le·a lecteur·ice de se livrer, après chaque chapitre, au même exercice. Bon, je n'ai pas pris le temps de le faire mais j'ai une très bonne excuse c'est parce que je suis paresseux mince je pensais que j'allais trouver une meilleure excuse.

 J'ai insisté sur le fait que le livre n'était pas orthodoxe, mais les textes proposés restent intéressants pour comprendre ou approfondir l'Approche Centrée sur la Personne, et l'autobiographie de Barry Stevens, même si sa structure narrative (!) est particulièrement originale, fera probablement écho à un moment ou à un autre, d'une façon différente, dans le quotidien de chaque lecteur·ice.

lundi 27 novembre 2017

Liberté pour apprendre? de Carl Rogers et Jerome Freiberg



 Si l'Approche Centrée sur la Personne est surtout connue pour être une méthode de thérapie/de développement personnel, ses enjeux dépassent largement le cabinet du oude la thérapeute. Et, si Carl Rogers semble par ailleurs fortement intéressé par ce sujet, force est de constater que le domaine de l'éducation est particulièrement pertinent pour y transmettre les valeurs d'épanouissement, de liberté individuelle, de développement de l'empathie et du sens de l'initiative. La 3ème édition de ce livre ayant été réalisée après le décès de Rogers, elle a été complétée par Jerome Freiberg, professeur de sciences de l'éducation qui a enseigné à des enseignant·e·s bien sûr (c'est souvent le cas, troublante coïncidence, des professeurs de sciences de l'éducation), mais aussi dans les équivalents américains de l'école primaire, du lycée, ou encore en prison.

 Le contenu du livre est varié mais est surtout constitué, sous diverses formes, de comptes rendus d'expériences, que ce soit d'élèves ou d'enseignant·e·s, dans des écoles qui se sont tournées de différentes façons vers une plus grande implication des élèves. Si de nombreux témoignages rapporteront la satisfaction des élèves et des enseignant·e·s, c'est surtout l'occasion de partager les détails dans les difficultés rencontrées, dans ce qui a marché, les différents plaisirs et découragements : ce qui peut ressembler de loin à de la propagande pour une vision de l'enseignement est en fait axé de façon très terre à terre sur la pratique. En effet, quand la norme est l'enseignement directif, mettre l'étudiant·e au centre n'est pas simple, ni pour les enseignant·e·s... ni pour les élèves, qui sont invité·e·s à prendre des initiatives et à aller au bout desdites initiatives plutôt que de s'asseoir et d'attendre les instructions des professeurs. Un prof d'université, par exemple, était allé trop loin dans le non-directif et s'était mis en retrait tout de suite après avoir donné des instructions aux étudiant·e·s, ce qui a généré de la frustration de part et d'autre et n'a pas conduit aux résultats espérés. Rogers explique aussi que, si les débuts peuvent être laborieux, les élèves s'emparent rapidement de l'autonomie donnée, et qu'il est très imprudent de promettre une marge de manœuvre si c'est pour la reprendre ensuite. La quantité d'exemples, en plus de montrer la diversité de situations auxquelles l'enseignement non-directif peut s'appliquer (d'une classe d'école primaire en train de partir en vrille à un cours de mathématiques extrêmement technique), a surtout à mon avis le mérite de servir de ressource aux lecteur·ice·s qui voudrait mettre en place ce type d'enseignement : les diverses difficultés rencontrées, les différentes solutions trouvées, seront probablement particulièrement parlantes lors d'une deuxième lecture, après s'être soi-même confronté·e à la réalité. L'approche n'est bien entendu pas une formule magique... mais l'enseignement directif n'en est pas une non plus, et certain·e·s enseignant·e·s, après avoir constaté des difficultés (élèves par moments pas très productif·ve·s, apprentissage par cœur au dernier moment pour passer l'examen collectif imposé), se sont souvenu ou fait rappeler par les élèves que ces problèmes existaient avant. Un élément récurrent étant que, au delà de la technique et des différents "trucs", c'est surtout l'attitude de l'enseignant·e, sa bienveillance, sa présence, qui va être primordiale : les étudiant·e·s doivent se sentir accepté·e·s, accueilli·e·s. Un exemple est donné par Jerome Freiberg à travers une étude sur les échanges de regard : dans un contexte d'enseignement directif, les échanges de regard entre enseignant·e et étudiant·e ont surtout lieu quand il y a un problème (on peut souvent dire la même chose... du contact  des enseignant·e·s avec les parents!), or l'étude rapportée a mesuré de nombreux effets positifs dans une classe avec des échanges de regards plus fréquents.

 L'approche a un impact positif, rapporté par les auteurs et les enseignant·e·s qui témoignent, et parfois aussi mesuré formellement par des recherches scientifiques, sur l'acquisition des savoirs, mais c'est surtout l'aspect citoyen, on le sentira au fur et à mesure du texte, qui préoccupe les auteurs (le texte est par ailleurs rédigé au masculin par défaut quand les étudiant·e·s sont évoqué·e·s et au féminin par défaut quand les enseignant·e·s sont évoquées -le métier étant majoritairement féminin-, pour éviter que le masculin ne l'emporte systématiquement sur le féminin... je me sens obligé d'en parler en ce moment de guerre civile autour de la méchante écriture inclusive). L'essentiel est consacré, non pas aux performances des étudiant·e·s mais à leur bonheur, le premier chapitre étant intitulé, la provocation est assumée, "Pourquoi les enfants aiment l'école?" (la provocation ne va pas trop loin non plus : le chapitre recense ce que les enfants aiment dans l'école, il ne prétend pas que tous les enfants du monde sautent constamment de joie en faisant leur cartable). L'enjeu ne concerne pas seulement un quotidien plus agréable pour tout le monde : Jerome Freiberg insiste particulièrement là-dessus, les violences, les vandalismes, diminuent radicalement si les élèves se sentent accepté·e·s. Il va jusqu'à postuler que le gang apparaît comme une famille de substitution quand le·a jeune se sent exclu·e partout, dans une démonstration convaincante et qui résonne de façon particulière en ce moment où des djihadistes recrutent activement des ados. Le chapitre sur la discipline est explicite également : les règles sont mieux respectées lorsqu'elles sont élaborées collectivement par ceux et celles qu'elles vont concerner, et il est même possible de les remettre en question après un certain temps d'expérimentation. Une discipline imposée risque au contraire d'entraîner la relation vers le rapport de force, voire l'humiliation, donc de générer de la violence. Freiberg relève ainsi que si, dans les familles défavorisées, la représentation d'un·e bon·ne étudiant·e est plutôt celle d'un·e étudiant·e obéissant·e, les enseignant·e·s tendent à obtenir leur obéissance d'une façon perçue comme injuste par les élèves de famille défavorisée... mais aussi par les élèves de famille favorisée (plus de défiance, moins d'écoute, punitions plus sévères, …). Rogers, s'il est la plupart du temps descriptif lorsqu'il liste les différences entre approche directive et non-directive, sait aussi parfois être mordant, comme lorsqu'il écrit que l'éducation institutionnelle semble destinée à se préserver des élèves... et des enseignant·e·s.

 Ce résumé est loin de rendre compte de la richesse de l'ouvrage (et je ne dis pas ça juste parce que je me forme à l'Appoche Centrée sur la Personne!), d'autant que cette richesse peut être dissimulée au détour d'un exemple, d'un témoignage, d'un paragraphe particulièrement personnel dont on n'aura pas perçu les enjeux à la première lecture (Rogers va jusqu'à dire qu'il était insatisfait sur le coup de l'un de ses propres textes, et qu'il a mieux compris ce qu'il avait lui-même voulu dire des années après!). Comme souvent en ce qui concerne les réflexions sur l'enseignement, l'enjeu dépasse de loin ce qui se passe entre les murs d'une salle de classe.

jeudi 9 novembre 2017

A poings nommés. Genèse de la psychoboxe, de Richard Hellbrunn



 En tant qu'étudiant en psychologie et fan de sports de combats, inutile de dire que j'ai été intrigué en entendant parler de psychoboxe... Si la psychologie clinique comme la boxe sont certes basées sur le contact humain, ce n'est pas dans le même sens du terme, et il n'est pas tout à fait intuitif d'associer les deux. L'exigence d'un tel concept m'est d'autant plus apparente que l'époque (très) lointaine où je pratiquais régulièrement m'a permis de constater que l'idée du ou de la pratiquant·e qui s'élève nécessairement vers la sagesse à travers la discipline et la sublimation de la violence tient plutôt du sophisme, que ce soit dans les sports de combat (***tousse tousse***Jon Jones***tousse tousse***) ou dans les arts martiaux traditionnels.

 L'auteur ne satisfait toutefois pas la curiosité des lecteur·ice·s tout de suite, et commence par planter le décor, plus précisément le décor de son exercice, dans sa jeunesse, dans la banlieue strasbourgeoise, recruté par les services sociaux. La violence à laquelle il était alors confronté dépassait de loin les coups échangés avec des gants de boxe : couteaux et fusils étaient souvent sortis, le cycle de la violence difficile à briser car les agressions déclenchaient le plus souvent une vengeance (serait-ce par prévention, pour ne pas apparaître comme une cible commode), et l'auteur lui-même a réchappé à plusieurs reprises à des attaques dans lesquelles il aurait pu perdre la vie, les professionnel·le·s n'étant pas particulièrement épargné·e·s. L'urgence tant d'agir que d'agir autrement se fait donc clairement sentir dans les premières pages du livre.

 Le dispositif de la psychoboxe (du moins dans sa pratique directement clinique : il existe aussi une psychoboxe éducative, ou encore adaptée aux professionnel·le·s exposé·e·s à la violence) consiste en un assaut entre le·a clinicien·ne et le·a patient·e, dans les règles de la boxe française (donc on utilise les poings et les pieds, mais le corps à corps ne fait pas partie intégrante du combat comme par exemple en boxe thaï, et il existe quelques règles contre-intuitives comme ne pas donner de coups de pied avec le tibia ou encore ne pas attraper la jambe), sous l'œil d'un·e observateur·ice qui est aussi clinicien·ne, suivi d'un débriefing sur ce qui s'est passé. Si le déroulement est donc l'inverse d'une séance normale de sports de combat (où on commence par apprendre la technique avant de démarrer les assauts), patient·e et clinicien·ne se mettent d'accord au préalable sur l'intensité de l'assaut (sachant que les coups ne sont jamais portés à force réelle) et sa durée, et le·a patient·e a la liberté de demander l'arrêt du combat à tout moment.

 Les vignettes cliniques permettent de constater que de nombreux enjeux apparaissent dans cet échange strictement cadré : attaquer, se défendre, ce n'est pas anodin sur le plan psychique, en particulier pour une personne qui a subi des violences (d'autant que lorsque les coups sont portés par une figure d'autorité -parent... ou encore éducateur·ice ou enseignant·e-, il n'est pas toujours recommandé de riposter). On peut ajouter à ces enjeux le fait de devoir soutenir le regard de l'adversaire (c'est un peu plus pratique pour voir venir les coups ou frapper dans la bonne direction), le fait que le combat ait lieu dans un cadre protecteur (certain·e·s patient·e·s habitué·e·s du combat de rue, assez endurci·e·s pour ne plus sentir les coups, étaient par exemple très perturbés par la "douceur" des attaques), l'implication physique très directe du ou de la thérapeute (tout psychanalyste qu'il est, l'auteur ne recommande à aucun moment l'attention flottante freudienne!), ... La verbalisation de ce qui est d'abord passé par un ressenti physique, l'idée qu'on peut attaquer et se faire attaquer sans qu'il y ait destruction du ou de la perdant·e, est généralement, sur plusieurs séances, la source du progrès, pour des patient·e·s ayant un vécu particulièrement difficile. Bon, il y a aussi le cas de ce jeune, adressé à l'auteur en désespoir de cause, qui a pris le train avec une éducatrice pour la lointaine banlieue strasbourgeoise... et qui allait mieux avant même d'enfiler des gants car il avait pu parler pendant le trajet, mais ce n'est peut-être pas le plus représentatif.

 Si le livre contient parfois des développements psychanalytiques complexes, les enjeux et modalités de la psychoboxe sont clairement expliqués, et cette thérapie, que l'auteur rapproche du psychodrame, paraît bien moins fantaisiste à la fin de la lecture qu'elle ne pouvait le sembler au début. C'est aussi un éclairage sur un pan du psychisme qui est peu exploré.

samedi 4 novembre 2017

La schizophrénie, idées reçues sur une maladie de l'existence, de Bernard Granger et Jean Naudin



 Comme le suggère très fortement le titre, et peut-être aussi le fait que le livre fasse partie de la collection "Idées reçues", il va être question des idées reçues sur la schizophrénie. L'ouvrage est ainsi organisé par idée reçue (certaines desdites idées reçues s'avérant justifiées), allant des incontournables ("La schizophrénie, c'est le dédoublement de la personnalité", "les schizophrènes sont dangereux", "c'est la famille qu'il faut soigner, pas le schizophrène", …) à des questions bien plus pratiques, qui concerneront peut-être plutôt les patient·e·s et les proches ("les schizophrènes meurent jeunes", "les schizophrènes doivent prendre des médicaments à vie", "la psychanalyse n'est pas bonne pour les schizophrènes", "la schizophrénie, on n'en sort pas", …) en passant par des questions plus générales, sortant du cadre strict de la psychiatrie ("ce sont les autres qui sont malades", "il y a des pays où l'on ne trouve pas de schizophrènes"), …

 L'intérêt du livre va au delà des généralités, puisque les réponses sont détaillées et, bien que chaque réponse soit plutôt brève (quelques pages), on apprend plus de choses que si le développement avait simplement pour but de justifier un "oui" ou un "non". Par exemple, les schizophrènes ne sont pas les seul·e·s à entendre des voix, mais les voix entendues par les schizophrènes concerné·e·s ont la spécificité d'être agressives et dévalorisantes. La psychanalyse peut avoir un certain intérêt, et certains concepts précis de psychanalyse aident à mieux comprendre la schizophrénie, mais les interprétations œdipiennes sont dangereuses car le·a patient·e ne fera pas nécessairement la différence entre le père réel et le père métaphorique. Sous forme de questions-réponses, c'est donc finalement une description plutôt détaillée de la schizophrénie qui est fournie aux lecteur·ice·s. Les zones d'ombre ne sont par ailleurs pas cachées (divers facteurs de risque sont établis mais il est difficile à l'heure actuelle d'arbitrer précisément sur les causes de la maladie, on sait que les schizophrènes consomment souvent alcool et/ou cannabis mais il n'est pas encore déterminé si c'est la schizophrénie qui pousse vers la consommation ou la consommation qui précipite la schizophrénie, …), et les auteurs enlèvent leur blouse blanche pour s'en prendre à des orientations politiques quand ça leur semble pertinent ("se font cruellement sentir les effets d'une crise économique qui n'en finit pas et d'une politique sanitaire orientée vers la réduction du nombre de lits sans que n'ait été développée pour autant l'offre de soins ambulatoire", "en 2001, une personne sur deux pensait que les schizophrènes étaient dangereux pour les autres. Cette opinion n'a malheureusement fait que se renforcer dans une France devenue obsédée par la sécurité, une France à l'insulte et à la gâchette rapide faisant des schizophrènes de parfaits boucs émissaires").

 Peut-être pour mieux mettre en valeur ses autres qualités, le livre a toutefois un gros défaut : les informations, pourtant nombreuses, ne sont pas sourcées. Le·a lecteur·ice n'aura pas plus d'opportunité de savoir d'où les auteurs sortent leurs chiffres que de trouver une photo nette du yéti. A peine aura-t-on parfois le privilège de savoir que telle information vient d' "une étude", voire "une revue récente" ou "une enquête effectuée en 1998 à Hong-Kong" quand les auteurs sont particulièrement intarissables. Si le contenu du livre leur donne plutôt de la crédibilité, ça reste problématique d'être ainsi contraint de les croire sur parole. Le livre a toutefois le mérite de fournir de façon succincte et claire un contenu nuancé, et le rangement par "idée reçue" permet de retrouver rapidement un élément précis. Des livres et sites Internet sont même proposés à la fin, après le lexique, pour qui voudrait approfondir. Ce livre est donc à recommander pour les patient·e·s (en particulier ceux et celles qui seraient un peu lassé·e·s de répondre 350 fois aux mêmes questions) et leurs proches, aux étudiant·e·s, aux soignant·e·s non spécialisé·e·s, voire aux enseignant·e·s qui voudraient organiser le contenu d'un cours ou aux personnes qui ne connaissent aucun·e patient·e mais en ont marre d'être régulièrement exposées aux idées reçues en question.

mercredi 18 octobre 2017

L'erreur de Broca, de Hugues Duffau



 Avec ce titre faisant allusion à un classique de la psychologie, l'auteur, chirurgien, s'en prend à Paul Broca, ou plutôt à ceux et celles qui, pendant environ cent cinquante ans, se sont appliqué·e·s à ne pas remettre en question sa découverte. Broca a en effet été à l'origine d'une grande avancée dans les neurosciences en prenant l'initiative d'examiner, après son décès, le cerveau d'un patient surnommé "Tantan" car il était incapable (ce qui semblait passablement l'agacer, on le comprend) de verbaliser autre chose que cette syllabe. L'intuition du médecin fut payante : le cerveau avait en effet une lésion bien nette, dans une zone qui sera désormais appelée "aire de Broca" et associée à l'émission de la parole. Cette découverte constituera un arbitrage en faveur du localisationnisme, qui prêtait au cerveau des aires spécialisées consacrées à telle ou telle compétence, et qui jusqu'ici s'opposait au holisme, qui voyait le cerveau comme un tout... étape assez importante pour être racontée à tou·te·s les étudiant·e·s de L1 de psychologie. Autant dire qu'après avoir consacré un temps certain à tenter de retenir, avec plus ou moins de succès, quelle aire avait quelle fonction, c'est plutôt avec défiance que j'ai ouvert ce livre...

 Contredire Broca a pourtant un enjeu bien spécifique et on ne peut plus concret : Hugues Duffau a en effet pour spécialité d'extraire des tumeurs au cerveau à des patient·e·s éveillé·e·s, en testant au fur et à mesure de l'opération, avec l'assistance d'un·e neurologue, les compétences impactées selon l'ampleur de l'ablation, afin de pouvoir retirer le plus gros volume de tumeur possible tout en préservant au maximum la qualité de vie. Les découvertes successives de l'auteur et leurs enjeux nous sont expliqués à travers le récit de l'opération de Patricia, étudiante en droit souffrant d'une tumeur, des entretiens préalables dans le bureau du chirurgien à la procédure elle-même dans le bloc opératoire. La tumeur de Patricia a la spécificité de se trouver... sur l'aire de Broca. Ceci ne l'empêche pas de poser de nombreuses questions durant l'entretien, alors que la théorie voudrait qu'elle soit incapable de formuler un mot. L'auteur l'explique par le fait que la tumeur progresse lentement, laissant au cerveau le temps de se réorganiser en remplaçant les connections neuronales existantes par d'autres : il oppose au modèle localisationniste un modèle connectionniste. Le cerveau serait constitué de "réseaux délocalisés, parallèles et interactifs" et non d'aires spécialisées et figées. L'enjeu n'est donc pas de tenir le scalpel éloigné de tel ou tel secteur prédéterminé mais d'éviter d'endommager un hub, un point particulièrement central du réseau, comparable à une station de transports en communs qui réunirait de nombreuses lignes différentes.

 En dehors des détails techniques, le livre est particulièrement cohérent avec le titre dans la mesure où il constitue un plaidoyer pour le dépassement des dogmes dans la recherche. L'auteur évoque les encouragements qu'il a reçus, y compris de chirurgien·ne·s prestigieux·ses alors qu'il était étudiant, mais aussi l'adversité rencontrée dans sa carrière, qui selon lui n'a jamais porté de façon sérieuse sur les faits ("je me contente alors de dire : "je vous ai montré mes chiffres, basés sur un grand nombre de patients, qui tous ont bénéficié de tests objectifs après les interventions, et cela après vingt ans de recul : je ne crois qu'aux faits. Maintenant, je voudrais voir vos résultats à vous." Généralement, ma tirade coupe court à toute discussion superflue"). Il utilise souvent l'analogie entre les aires figées du localisationnisme et le dogmatisme, par opposition au mouvement créatif du cerveau selon le connectionnisme, peut-être parfois de façon un peu tirée par les cheveux ("il apparaît de plus en plus nettement que le modèle localisationniste du fonctionnement cérébral imposé par la société aux neurosciences depuis cent cinquante ans n'a jamais reflété l'organisation du système nerveux central. Cette méprise a sans doute fortement accentué la rigidité hiérarchique de notre société" : Broca passe de médecin-chercheur à organisateur de la société dans son ensemble!). On peut toutefois constater, dans ce récit qui reste celui d'une aventure individuelle, l'importance donnée au groupe : Hugues Duffau, lors des entretiens avant l'opération, ne reçoit le·a patient·e que s'iel est accompagné·e de ses proches, son récit de l'opération montre qu'il communique avec le·a patient·e bien sûr mais aussi avec le·a neurologue et les étudiant·e·s présent·e·s en observation, il oppose son organisation ("nous avons mis en relation plus de 350 centres dans plus de 50 pays, dont les responsables sont venus dans notre département et peuvent désormais communiquer entre eux par notre intermédiaire et de façon directe") au cloisonnement des savoirs qui peut exister dans le monde universitaire ("Vous pensez que les scientifiques, chercheurs ou cliniciens des différentes disciplines échangent beaucoup entre eux : leurs savoirs, leurs techniques? Détrompez-vous!", "les communautés de la recherche vivent cloisonnées à l'intérieur des lieux de pouvoir où elles ont émergé. La science transdisciplinaire n'existe que très peu dans les faits"), …

 Le livre est au final un objet étrange, qui mêle des explications sur un sujet extrêmement spécifique (les opérations du cerveau sur des patient·e·s éveillé·e·s, dont l'intérêt n'a pu être perçu qu'en dépassant l'approche localisationniste, qui n'avait été que très peu remise en question malgré ses lacunes) à une ode à la créativité et à la ténacité bien plus générale qui, il faut le dire, n'est pas extrêmement originale ("L'anéantissement des dogmes réclame de longs et laborieux efforts"... on pourrait presque ajouter un paysage de mer ou de montagne derrière et le partager sur les réseaux sociaux), mais c'est peut-être cet assemblage improbable qui rend le livre si personnel, sans compter que les messages peu contrariants sont incarnés par le parcours de l'auteur, qui a surmonté des obstacles bien réels grâce à sa confiance en sa capacité de briser les dogmes.   

mardi 10 octobre 2017

Alzheimer : la construction sociale d'une maladie, de Laëtitia Ngatcha-Ribert




 L'idée de proposer l'approche sociologique d'une pathologie peut prendre au dépourvu : c'est a priori surtout un problème organique, on imagine difficilement une personne clouée au lit avec 40° de fièvre, s'étant vrillée le genou après avoir eu la drôle d'idée de faire du sport ou encore atteinte d'une maladie grave aller d'urgence rechercher les éclairages de sociologues. La société est pourtant pleinement impliquée dans la maladie, bien entendu à travers les moyens consacrés aux soins et à la prévention mais aussi dans l'identification de la pathologie, la perception des malades et des aidants, l'évaluation pour les personnes bien portantes du risque d'être concernées, …

 Ce livre permet de constater à quel point ces enjeux sont présents dans la maladie d'Alzheimer, le terme même de maladie d'Alzheimer n'allant par ailleurs pas de soi : le diagnostic spécifique est complexe et coûteux à effectuer, ce qui implique de généralement utiliser ce mot pour l'ensemble des troubles similaires (il est plus précis de parler de "maladie d'Alzheimer et maladies apparentées"), le terme de démence à ses inconvénients aussi, … Passé dans le langage courant, le patronyme du célèbre neurologue va parfois jusqu'à désigner toute perte cognitive associée au vieillissement, au risque d'oublier qu'on peut vieillir en conservant l'essentiel de ses capacités ou encore que cette dégénérescence ne touche pas nécessairement des personnes très âgées : la patiente formellement identifiée par Alois Alzheimer au début du siècle dernier était âgée de 51 ans (ce qui n'empêche pas cet enjeu de santé publique d'être rendu bien plus pressant par le vieillissement général de la population).

 L'aspect financier est bien entendu traité par l'autrice, aspect qui avant une mobilisation plus ambitieuse des pouvoirs publics a connu une réticence avec parfois des arguments qui font dresser les cheveux sur la tête ("le directeur de l'APF m'a dit "Une personne de 60 ans n'a pas de projet de vie, vous n'allez pas nous prendre nos crédits, quoi" ", "je suis allée voir tous les élus, conseiller régional, ou conseiller général, politiques. Il y en a un qui m'a dit, c'était il y a un peu plus d'un an [en 2001] : "Vous êtes combien ? Il y a combien d'adhérents dans votre association ?" Je crois qu'il y en avait 84, je lui ai dit 84, et cette personne-là m'a dit "Oh bah les paralysés de France, ils sont 400" ", ou encore l'argument que les personnes atteintes de cette pathologie ne votent pas), réticence aujourd'hui largement dépassée, parfois même trop largement ("maintenant des tas de gens, y compris des requins parce que c'est devenu un sujet médiatique, à la mode, ils prononcent Alzheimer pour se faire ouvrir les portes, vous comprenez dans l'effet inverse"). Dans une autre démarche, les laboratoires pharmaceutiques ont également été prompts à saisir l'enjeu financier, hurlant au déni de la souffrance des malades quand les premières molécules ont été refusées par la Food and Drugs Administrations américaine pour une balance bénéfices/risques négative.

 Les mobilisations ont aussi été marquées par des conflits entre les différents acteur·ice·s, entre les différentes approches. Le médecin Jean-François Girard, pour rédiger un rapport commandé par l'Etat, a préféré écouter les spécialistes séparément car les conflits, lorsqu'ils étaient réunis, nuisaient à la communication ("les gens dans ce milieu là s'empoignent particulièrement, les luttes des professionnels contre les autres, alors les médecins contre les sociaux, les médecins, les gériatres contre les neurologues, ..."). On imagine aisément que, dans ce contexte, les premier·ère·s concerné·e·s ont eu du mal à prendre la parole ("un gériatre a constaté que, il y a encore dix ans, aucun malade n'était présent aux groupes de parole dans lesquels il intervenait") : certains ont pourtant mené avec succès ce combat, que ce soit à petite échelle (témoignage d'un gériatre en 2002 : "écoutez quand même cette femme a fait preuve d'un cran étonnant! alors qu'elle était dans un lieu d'une quarantaine de personnes qui visiblement ne voulaient pas qu'elle prenne la parole, elle s'est imposée alors qu'elle avait un défaut de communication et qu'elle a réussi à faire passer un message pour lequel elle a eu une réponse : je dis chapeau!") ou à plus grande échelle à travers l'écriture autobiographique (par exemple Christine Byden, Who will I be When I die?) ou encore, dans le cas de John MacKillop, la participation à l'élaboration d'un code de bonne conduite pour la passation des questionnaires de recherche à des personnes atteintes.

 Au delà de la visibilité, la question de la représentation (médiatiser sans stigmatiser), directement militante (campagnes de sensibilisation) ou plus générale (cinéma, littérature, …), est également complexe. Si des combats sont menés pour que la maladie cesse d'être automatiquement associée à la vieillesse, le fait, dans le film Se souvenir des belles choses, de représenter un personnage principal de moins de 40 ans a été mal vu : il est certes important de rappeler que cette pathologie ne concerne pas uniquement des personnes de plus de 80 ans, mais les personnes atteintes si jeunes tiennent plutôt de l'exception. Dans le cadre d'une campagne de sensibilisation une affiche montrant un vieil homme urinant dans les rayons d'un supermarché a également subi des critiques car donnant une image dégradante, jusqu'à finalement être retirée. L'association a argumenté qu'il semblait important de rappeler que la maladie d'Alzheimer pouvait également provoquer des troubles du comportement.

 L'approche sociologique, si elle n'est pas la première à laquelle on pense, a donc de nombreux enjeux bien concrets. Un travail de même ampleur sur la schizophrénie, par exemple, pourrait s'avérer particulièrement intéressant (mais peut-être qu'il existe déjà?). Les sujets traités sont détaillés très clairement, les termes techniques de sociologie sont réservés à l'intro (et puis ils sont expliqués, mais bon ça peut intimider quand on n'y connaît strictement rien... enfin, pas moi bien sûr, hum hum...). En plus des problématiques rapidement évoquées dans ce résumé, le livre s'attarde par exemple sur l'histoire des connaissances scientifiques sur la pathologie, détaille les annonces et mesures successives de l'Etat français, … Si l'autrice propose elle-même des pistes d'approfondissement ("la situation des proches endeuillés après le décès de la personne malade, l'intimité et la sexualité des malades d'Alzheimer, l'inter-culturalité dans la relation de soins et d'accompagnement , la démence en prison, la fin de vie, l'accompagnement des besoins spirituels et religieux des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, la lutte contre leur exclusion ou bien plus généralement l'intégration des malades dans la Cité"), l'information proposée est déjà conséquente.

lundi 25 septembre 2017

Les naufragés, de Patrick Declerck



 Patrick Declerck, autant en tant qu'anthropologue, qui a enquêté sur le terrain, qu'en tant que psychanalyste qui a pratiqué, en collaboration avec des médecins, des consultations spécialisées dans un service dédié, fait partager aux lecteur·ice·s ce qu'il peut savoir des clochards. Le terme est choisi et assumé par l'auteur, bien qu'il estime qu'aucun terme n'est vraiment satisfaisant pour parler de ces personnes ("les mots, nombreux et tous aussi insatisfaisants les uns que les autres, masquent et relèvent à la fois que ces sujets ne peuvent être nommés. Littéralement "innomables", ils échappent par là même à toute tentative d'appréhension claire, car la pensée a besoin de définir, de s'appuyer sur un objet stable et identifiable").

  Le terme de rencontre est peut-être celui qui semble traduire le mieux la démarche du livre : certes la seconde partie est plus technique et propose analyse et solutions, et des annexes chiffrées (qui indiquent par ailleurs que ces chiffres ne peuvent être que des approximations!) complètent le tout, mais la première partie, la plus conséquente, est une succession de textes très divers, à l'assemblage difficilement prévisible, qui a tend à évoquer un costume d'Arlequin. Des récits autobiographiques (que l'auteur précise avoir modifiés pour les rendre intelligibles) de clochards, recueillis en retrouvant fortuitement des paquets de feuilles griffonnées ou dans le cadre plus conventionnel d'une consultation, côtoient des informations sur l'évolution des institutions, la restitution d'un dîner mondain avec la réaction des hôtes quand ils apprennent l'occupation de l'auteur, une nuit fictive regroupant ce qui a pu se passer lors de plusieurs nuits réelles passées dans un centre d'accueil (à une époque où, le vagabondage étant interdit, les clochard·e·s y étaient regroupé·e·s de force le soir) dans le cadre d'une enquête ethnologique, … Patrick Declerck parle parfois aussi directement de lui-même, comme quand enfant il entendait son oncle raconter avec enthousiasme ses crimes de guerre au Congo (peut-être partage-t-il ces moments parce que son oncle, dont l'insertion professionnelle était très compromise, a lui même potentiellement échappé à la grande précarité en trouvant sa vocation dans la Légion étrangère), ou quand il décrit cette période où il a été confronté à la pauvreté (certes incomparable avec celle des clochard·e·s!) et les changements produits sur sa personnalité (compter et recompter les pièces disponibles, ressentir la faim et parfois sauter des repas, envisager sérieusement le vol, moins se soucier de propreté -uriner la nuit dans le lavabo plutôt que de prendre la peine de s'habiller pour aller dans les toilettes communes est d'abord un tabou puis une habitude-, devenir plus irascible au point de parfois en venir aux mains en cas de contrariété, être moins respecté -mis à la porte d'un appartement pour vingt-quatre heures de retard de paiement, l'appartement vidé en son absence, "l'économe, triomphale institutrice", ajoute à la violence matérielle une attitude moralisatrice, semble attendre des excuses ou des supplications - " "ça vous est égal ?" demande-t-elle, irritée sans doute par ma réserve polie", …). La violence de la situation des clochard·e·s est évidemment toute autre. Le récit des nuits au centre d'hébergement d'urgence, bien que datant de 1985 et obsolète (le vagabondage n'est plus interdit donc seul·e·s les volontaires s'y rendent, et le lieu lui-même a radicalement changé, avec quelques fausses bonnes idées -les chambres pour 5 à 6 personnes fermant de l'intérieur semblent à première vue un progrès salutaire vers la dignité par rapport au dortoir collectif, l'expérience fait voir à Patrick Declerck un inquiétant problème de sécurité-), donne une idée du quotidien, ne serait-ce qu'au niveau de l'hygiène : parasites nombreux sur le corps et les vêtements, exposition aux vomissements des autres pendant par exemple le transport en car et à l'urine dans les dortoirs -occuper le lit du dessous est périlleux en cas d'incontinence de l'occupant du dessus (problème fréquent après des années d'alcoolisme), grande dépendance à l'alcool au point que la "bloblotte" assure l'animation du petit-déjeuner collectif -les tremblements sont tels, après une nuit de manque, que porter un bol plein à ses lèvres est une épreuve d'agilité-... comment se représenter l'impact sur le psychisme d'un tel quotidien pendant des années? A cela s'ajoute, à travers la description de blessures, de lésions et de maladies graves, l'accoutumance apparente à la douleur, voire l'indifférence devant la perspective de la mort, explicitée par un refus de soins.

  L'originalité de la partie plus analytique du livre, en dehors des interprétations psychanalytiques proposées par l'auteur, "spéculations théoriques" avec lesquelles il invite lui-même à prendre des distances ("souvenons-nous que Freud, conscient du caractère métaphorique de la théorie psychanalytique, parlait de "la fée métapsychologie" "), est dans le rejet, qui pourrait sembler extrêmement problématique de prime abord, de l'attitude consistant à s'acharner à considérer le·a clochard·e comme un·e semblable. Les injonctions à la réinsertion, le plus tôt possible, sont selon lui contreproductives : le livre contient plusieurs récits de personnes retombées plus profondément dans la précarité alors même qu'elles semblaient en voir l'issue (l'une d'elle décédée, morte de froid, à quelques mètres de l'hôpital qui, avant ladite réinsertion palpable, l'hébergeait en échange d'un travail), et Patrick Declerck déplore que les différents hébergements soient adaptés en fonction des capacités d'insertion (de celui dans lequel on ne peut pas garder son lit d'une nuit sur l'autre et où les séjours ne peuvent dépasser quelques jours à celui qui héberge plus longuement en échange d'un travail sur place et de l'ébauche d'un projet de sortie), ce qui précisément augmente l'instabilité. Sans bien sûr estimer une seconde que la vie de clochard·e est un objectif souhaitable ("cliniquement, l'idée que la pauvreté grandit l'homme est une sottise"), l'humanisme consiste plutôt selon lui à accepter le·a clochard·e tel qu'iel est, sans lui proposer un projet, fût-il de bon sens vu de l'autre côté de la précarité, dans lequel il ne pourra pas nécessairement se reconnaître. Ainsi, la société se doit de fournir l'indispensable (logement, nourriture, soins médicaux et psychiques, …) et de laisser le sujet en disposer.

 Il va sans dire que ce résumé est loin de restituer la richesse des réflexions de l'auteur, qui fait d'ailleurs part de ses propres faiblesses, ni la violence de la rencontre proposée. L'originalité de la forme comme du fond, l'intensité de l'ensemble, font que plusieurs lectures sont probablement nécessaires pour s'en emparer.

mardi 29 août 2017

La folle histoire des idées folles en psychiatrie, dirigé par Boris Cyrulnik et Patrick Lemoine




 12 auteur·ice·s, dont certains, comme Boris Cyrulnik bien sûr mais aussi Philippe Brenot ou Patrick Clervoy, ont déjà contribué à remplir ce blog, sont réunis pour donner un aperçu des idées folles qui ont traversé cette folle discipline qu'est la psychiatrie, celle-là même qui "a une place particulière au sein de la médecine en embrassant les neurosciences, la psychologie, la sociologie, la philosophie". Les thèmes sont aussi variés que les incontournables électrochocs, la psychopathologie en médecine traditionnelle chinoise, la vision de la sexualité par les psychiatres (on n'allait tout de même pas y échapper!), la psychiatrie au service du fondamentalisme religieux ou du totalitarisme, l'histoire de l'alcool et de l'alcoolisme, ou encore des questions sociales plus modernes comme l'épistémologie en psychiatrie et ce que ses choix recouvrent ou l'absurde utopie de la certitude.

 Les enjeux de la psychiatrie et de ses dérives sont on ne peut mieux présentés dans la conclusion de Patrick Lemoine, qui tout en listant les initiatives malheureuses de la psychiatrie et les souffrances que des générations de patients ont endurées, montre les limites des solutions apportées : par exemple, si la fermeture des hôpitaux psychiatriques en Italie suite à la mobilisation du mouvement anti-psychiatrie a fonctionné quand des structures alternatives ont été mises en place, l'initiative a eu des conséquences néfastes sur l'ensemble du territoire ("On a vu le résultat, des milliers de psychotiques rejetés à la rue. Une nouvelle race de clochards venait d'être inventée!"). Cercle vicieux : la mauvaise image de la psychiatrie est à l'origine d'un manque de moyens alloués, ce qui entrave son fonctionnement optimal et contribue à la rendre effrayante ("en plein cœur de la Silicon Valley, je travaillais dans un service de psychiatrie étonnant de vétusté et d'inconfort : deux dortoirs pour une trentaine de patients"). Une alternative à la psychiatrie est de nier la folie, ce qui n'est pas nécessairement un progrès ("tout cela me rappelle l'époque où en URSS, on ne trouvait aucun suicide dans les publications épidémiologiques, tout simplement parce que les suicides étaient interdits", "Autrefois, à Bonifacio, en Corse du Sud, la société ne connaissait pas la psychiatrie. Lorsqu'un citoyen -homme ou femme, adulte ou enfant- était un peu trop différent, on l'enfermait dans un placard à l'insu de l'entourage, des voisins, des autorités"). Pire, tout progrès apporte, avec ses solutions, de nouveaux problèmes, de nouveaux risques de dérives ("Les traitements médicamenteux apparus dans les années 1950 ont guéri les soignants (plus que leurs patients) de leur peur des fous et de leurs coups, leur ont enfin permis de penser, de réfléchir. En revanche, les mêmes soignants ont aussi perdu leur peur de les prescrire et de les distribuer") : on ne fait pas l'économie de la complexité. L'auteur ouvre d'ailleurs avec humilité le chapitre sur une de ses propres désillusions : émerveillé par la pratique d'un psychiatre exerçant à Dakar, qui "démontrait, vidéos à l'appui, que l'Afrique traditionnelle avait développé une tolérance remarquable vis-à-vis des fous, qu'elle parvenait à intégrer à la vie du village", émerveillement sans doute renforcé, pour ce jeune praticien, par la sensation de briser des règles ("tolérance pour ce qui ne venait pas de nos facultés, un pêché mortel jusqu'alors"), il a été brutalement ramené à la réalité par "un psychiatre africain qui gentiment, patiemment, a commencé à me mettre en boîte, moi le médecin blanc et mon idée romantique d'une société africaine néo-rousseauiste où les bons sauvages accueillent les fous comme des talismans". En effet, l'envers du décor contemplé collait moins avec la carte postale que l'auteur s'était représentée : "dès qu'ils commencent à devenir violents, qu'ils s'intéressent d'un peu trop près aux petites filles ou aux petits garçons, on les emmène faire un tour dans la forêt ou la savane. Un petit tour dont ils ne reviennent jamais... et qui fait le bonheur des hyènes et des vautours". Tout modèle qui semble parfait demande une observation plus attentive.

 L'Europe occidentale a aussi infligé des violences à des centaines de milliers de patient·e·s : sans compter leur meurtre à grande échelle dans l'Allemagne nazie et la France collaboratrice, des traitements approchant de la torture ont été infligés par des professionnels avec des justifications scientifiques plus ou moins solides (Patrick Lemoine en fait l'inventaire dans son chapitre sur "la folle histoire des thérapies de choc"). La souffrance était d'ailleurs un objectif en soi pour beaucoup de psychiatres qui soignaient les soldats traumatisés de la Première Guerre Mondiale (chapitre rédigé par Patrick Clervoy), époque où le "d'abord ne pas nuire" médical s'appliquait surtout à l'effort de guerre. Une grave question se posait, pour nombre de médecins et neurologues renommés, devant cette pathologie nouvelle et soudain massive : est-ce que les patients simulaient? A défaut, est-ce qu'ils simulaient malgré eux (maladie psychosomatique déclenchée par les bénéfices secondaires)? Une bonne façon de s'assurer du contraire était de s'assurer qu'ils n'aient plus envie de rester hospitalisés : si l'électricité (parfois quotidiennement pendant plusieurs semaines!) était au centre de nombreux traitements (faradisation), c'était certes pour éventuellement redéclencher les bonnes connections nerveuses/neuronales, mais aussi dans le but revendiqué de faire souffrir. Certains traitements avaient d'ailleurs pour objectif tout à fait explicite de motiver les patients à aller mieux (injections d'ether ou d'alcool à 90°, manipulations mentales pendant les maltraitances physiques -"exhortations mille fois répétées sous formes diverses, injures très injustes souvent, jurons, manifestations diverses de colère sans colère", énumère le neurologue Clovis Vincent, surnommé Vincent de pôles-, ...). L'auteur fait également part des protestations, rares mais existantes, de certains médecins ("seuls deux centres refuseront de pratiquer la faradisation, celui de Paul Sollier à Lyon et celui de Joseph Grasset à Montpellier") et, peut-être plus surprenant, du manque de popularité, situation de guerre ou non, de ces pratiques hors du monde médical : si la pratique a finalement été entérinée par l'Assemblée nationale à 328 voix contre 142, elle a été critiquée sévèrement dans les débats et comparée aux pratiques de l'Inquisition, et sur le plan judiciaire, le zouave Baptiste Deschamps n'a été condamné par un tribunal militaire, lors de "l'affaire Dreyfus de la médecine militaire", qu'à une peine symbolique de six mois avec sursis pour avoir fichu son poing dans la figure de Clovis Vincent, qui n'était pas très réceptif à ses arguments précédents pour refuser une électrocution supplémentaire.

 La diversité des sujets et de la façon de les traiter rend le livre intéressant, mais il aurait hélas été encore plus intéressant si tou·te·s les auteur·ice :s avait eu l'idée folle d'être rigoureux·ses. Dès le premier chapitre, André Giordan maltraite par endroits le·a lecteur·ice en évoquant les électrochocs entre la lobotomie et l'inoculation du paludisme, en oubliant de dire que cette pratique s'est modernisée et a de réelles indications thérapeutiques (il convient certes, comme pour tout traitement, de s'inquiéter des effets secondaires, mais la présentation caricaturale n'invite pas particulièrement à réfléchir et peser le pour et le contre!) ou encore en déplorant l'arrivée sur le marché des antidépresseurs pour soigner les dépressions alors qu' "antérieurement, elles étaient soignées à l'infusion de millepertuis ou au chocolat" (là encore, s'il convient de sérieusement s'inquiéter de la surprescription d'antidépresseurs -je me suis moi même vu prescrire des antidépresseurs pour un problème 1°) qui était bien moins grave que les conséquences de la prise d'antidépresseurs 2°) qui n'avait rien à voir avec l'humeur, le lien avait été fait avec l'assistance d'une interprétation psychanalytique aussi précipitée -1 séance sans me parler- qu'originale... ah oui, et j'avais 10 ans!-, on peut peut-être quand même se réjouir, quand il le faut, d'avoir autre chose à proposer qu'une infusion de millepertuis!). Comment alors prendre au sérieux les parties plus intéressantes, comme quand il explique que "les maladies répertoriées dans le DSM ne sont pas, comme dans d'autres branches de la médecine, le résultat d'investigations scientifiques" ou qu'il conclut sur les mérites de l'empowerment et de l'Education Thérapeutique du Patient? Boris Cyrulnik, qui a lui-même, enfant, failli être déporté en tant que Juif, évoque le meurtre des malades mentaux sous le régime nazi, montrant comment les graines de l'idéologie meurtrière nazie ont pu être semées et germer dans un Etat pourtant progressiste. Ce genre de questionnement est selon moi indispensable : c'est d'autant plus frustrant de voir des énormités se glisser, par flemme de faire des recherches ou par facilité narrative (pour que le cheminement entre ce que Cyrulnik veut raconter au début et ce qu'il veut raconter à la fin soit plus fluide, fuck les nuances), dans ce texte d'une dizaine de pages. Pourquoi s'embêter à parler de crises économiques où une partie de la population ne pouvait ni se nourrir ni se chauffer convenablement, de la colère populaire facile à attiser, que ce soit contre un ennemi intérieur ou extérieur, en rappelant la défaite allemande en 1918 et le traité de Versailles, quand on peut se contenter de parler de "la gaieté culturelle des Allemands à l'époque où ils n'étaient pas encore nazis"? Les Allemands se sont par ailleurs convertis collectivement au nazisme en s'extasiant devant des défilés, sachez-le ("l'esthétique de cet opéra populaire emportait la conviction"). Encore plus incompréhensible, Boris Cyrulnik tient à souligner que, pour le meurtre et la stérilisation massifs d'handicapés mentaux, "il n'y a jamais eu de loi ni d'ordre écrit pour tuer ces gens". Oui, c'était tellement implicite que ça avait un nom bien précis (Aktion T4, qui concernait aussi les handicapés physiques), et d'ailleurs c'est tellement "un contexte rhétorique qui a encouragé ou laissé faire ces assassinats insidieux" (parce que tuer 250 000 personnes et en stériliser 400 000 ça se fait par hasard, sans faire bien attention, entre deux parties de scrabble) qu'il y a eu une mobilisation civile importante, par ailleurs pas nécessairement menée par les personnalités les plus progressistes, et que l'Etat a fini par être contraint de reculer (on parle de mobilisation civile, rappelons-le, sous la dictature nazie!). On regrette que Cyrulnik n'ait pas, semble-t-il, dépassé la page 10 du livre très sourcé Auriez-vous crié Heil Hitler, citée en note de bas de page. Un autre chapitre prometteur s'avère lui aussi décevant : les autrices s'inquiètent des conséquences de la prise de pouvoir du parti fondamentaliste Ennahdha en Tunisie, et de ses conséquence sur la pratique de la psychiatrie. En effet, face à un·e psychiatre portant le voile où la djellabah, le·a patient·e ne risque-t-iel pas de craindre d'avoir face à lui ou elle un·e agent·e de l'Etat qui va le·a plier aux valeurs du parti plutôt qu'un·e soignant·e qui se préoccupera d'abord de sa santé mentale? Chaque soignant·e vit au sein de la société, et a donc ses propres convictions et préjugés, qu'iel le veuille ou non, qu'iel s'en rende compte ou non : un·e patient·e fumeur·se, bisexuel·le ou asexuel·le, trop paresseux·se, bosseur·se acharné·e, pas intéressé·e par le fait de fonder une famille, s'expose en consultant à voir pathologiser l'un de ses traits de caractère alors qu'iel n'en demandait pas tant, ne parlons pas de ceux et celles qui consultent suite à une injonction judiciaire. Les personnes transgenre ont du mal à trouver des soignant·e·s, médecins ou psy, qui les écouteront comme elles le souhaiteraient. La question se pose donc particulièrement dans une société où se mêlent, a fortiori depuis peu, politique et fondamentalisme religieux. La question se pose, mais elle est complexe : la Tunisie est une démocratie, qu'en est-il des institutions, du respect des contre-pouvoirs? Quelle place accorde le parti à la liberté de croyance? Le dogme religieux lui-même, est-il obscurantiste? Va-t-il interdire l'enseignement de la théorie de l'évolution, ne plus faire confiance aux psychiatres pour définir la maladie mentale et la remplacer par la notion de pêché? Le·a lecteur·ice est vite fixé·e : ce genre de réponses, iel ne les aura pas, ou par bribes (il n'est pas recommandé d'avoir des pulsions suicidaires ou d'être homosexuel·le selon certaines psychiatres proches du parti... mais qu'en est-il des risques réellement encourus dans le secret du cabinet? quelle proportion de psychiatres porte une telle allégeance à ce parti qui vient d'arriver au pouvoir?). Les autrices donnent par exemple le ton en sortant d'on ne sait pas trop où des praticien·ne·s qui, bien que non religieux·ses, ne sont pas sans défauts car iels "ne vénèrent qu'une vérité, celle de la science ; pour eux, le DSM fait office de Coran ou de Bible". Tiens donc, la science n'est, soudainement, plus centrée sur la recherche, elle n'est "qu'une vérité". On dirait presque que les autrices présupposent que la totalité des croyant·e·s confond croyance (subjectif, dépendant de la conviction) et savoir (objectif, soumis aux preuves) : la totalité des universitaires serait donc athée? On apprend aussi en vrac l'existence projetée d'un "6ème Califat que les autorités islamiques appellent de leurs vœux" (oui, toutes les autorités islamiques, parce que l'Islam et les Musulmans c'est un bloc, même si par exemple des djihadistes, pas nécessairement plus recommandables que leurs adversaires, font la guerre à l'organisation de l'Etat Islamique pour les empêcher d'établir ledit califat), ou encore que les religieuses chrétiennes peuvent exercer la psychiatrie mais pas les religieuses musulmanes parce que "ces religieuses chrétiennes ont refusé la soumission à l'homme en renonçant au mariage pour ne se soumettre qu'à Dieu ; se voiler, c'est proclamer sa dépendance à un dogme interprété par un homme, non à Dieu, renvoyant d'emblée l'aliéné à ses propres chaînes" (on ne saura pas ce qu'il en est des femmes qui portent le voile contre l'avis de leur époux, pourquoi l'Islam c'est interprété par un homme alors que le christianisme c'est Dieu directement, mais on apprend par contre que l'Eglise n'est pas du tout une institution patriarcale -par exemple, c'est une institution intraitable sur la parité hommes/femmes dans la répartition des papes et des évêques- puisque les religieuses chrétiennes refusent la soumission à l'homme). La religion est une question riche mais complexe (le chapitre de Robert Altemeyer sur le fondamentalisme religieux dans son livre sur la personnalité autoritaire est par exemple particulièrement intéressant), la démocratie tout autant, les voir traiter dans un chapitre qui semble se complaire dans la caricature tient plus de la conversation de comptoir. De façon ironique, le chapitre de Cyrulnik se conclut en déplorant les dangers de la paresse intellectuelle, et celui de Saïda Douki Dedieu et Hager Karray sur un ton qui n'est pas sans évoquer... un prêche (extrait, et je jure que je n'ai pas inventé les majuscules : "cela suppose de rétablir la Loi et le Désir. Rétablir la Loi au sein de la Cité, malmenée par le déclin de la fonction paternelle, c'est garantir la sécurité et renforcer l'identité"). Bon, et il y a aussi Philippe Brenot qui transforme sous sa plume l'érotomanie, pathologie grave proche de la paranoïa, en hobby (puisque le livre pionnier mais très obsolète de Krafft-Ebing sur la sexualité est acheté par des "adeptes de l'érotomanie"), mais on n'en est plus à ça près.

 Cette folle histoire de la psychiatrie contraste donc par les thèmes traités mais aussi, hélas, par la qualité des contributions. Si certains chapitres sont particulièrement intéressants (à moins qu'ils ne contiennent le même genre d'erreurs, que je n'aurais pas relevées!), dont le dernier chapitre et la conclusion qu'il faut donc mériter en ayant lu tout le reste, c'est assez désespérant et épuisant de se demander régulièrement si on lit un texte sérieux ou pas.

samedi 22 juillet 2017

Les cliniques de la précarité, dirigé par Jean Furtos



  Les auteur·ice·s, dans le cadre du Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, se penchent sur le sujet qui, bien qu'essentiel, est par nature trop souvent invisible, de l'exclusion et de la précarité. Si les auteur·ice·s sont pour la plupart des médecins, l'aspect politique du sujet est bien présent, la mécanique d'exclusion étant par définition peu dissociable, même si le contraire rendrait les choses plus simples ("voici une tendance forte des pouvoirs, quels qu'ils soient : demander à la médecine de soigner un mal social en rapport avec une causalité connue et méconnue sans rien vouloir changer dans le fond"), d'une société qui inclut certains individus et en exclut d'autres.

 Cette articulation met en difficulté les soignant·e·s-même. Par exemple, si les personnes sans domicile fixe sont plus souvent alcooliques, ou schizophrènes, que la population générale, est-ce parce que la précarité les provoque ou parce que ces pathologies précipitent plus facilement vers la précarité? Dans une problématique voisine, un psychiatre explique qu'il a parfois dû rappeler, dans le cadre d'une demande d'hospitalisation sans consentement, la différence entre psychopathologie et ordre public : un comportement qui préoccupe les forces de l'ordre ne justifie pas nécessairement un séjour contraint en hôpital psychiatrique. On pourrait aussi évoquer le cas de cette demandeuse d'asile, pour laquelle les soins ont surtout consisté à attester, par certificat médical, de la réalité et de la gravité de son traumatisme : si la raison du traumatisme était bien distincte du risque d'expulsion beaucoup trop concret, une situation plus stable était un préalable indispensable à la guérison.

 Le contexte fait aussi que le sujet de la demande est particulièrement complexe. Jean Furtos parle d'ailleurs de syndrome d'auto-exclusion, quand la personne, par anticipation d'un éventuel rejet, se coupe elle-même de toute stabilité familiale, professionnelle, … Michel Bon insiste pour rencontrer l'exclu·e là où il ou elle vit, après avoir été présenté par ses interlocuteur·ice·s habituel·le·s, et d'accepter une éventuelle réaction initiale de rejet, Sylvie Tordjman dans sa propre intervention dit elle aussi que le fait de pouvoir intervenir de façon mobile, de laisser le·a patient·e choisir où la rencontre aura lieu, peut avoir une grande influence positive, d'autres proposent de contourner la réticence en émettant une demande en tant que soignant·e ("je veux vous aider car vous êtes important"), Olivier Douville évoque une personne qui est aller le chercher à son cabinet pour partir sans un mot, dans le but de se faire suivre pour guider le soignant vers une personne qui avait besoin d'aide en urgence, …

 Les situations de précarité présentées sont diverses (pauvreté, migration, prostitution, syndrome de Diogène, …), les dispositifs soignants aussi, et il va de soi que la difficulté n'est pas niée (vignettes cliniques sans visibilité sur la résolution parce que la thérapie a été interrompue brusquement, retours soudains et inattendus vers la précarité après une amélioration rapide, qu'il conviendra de comprendre voire d'anticiper, …). Certaines interventions sont assez techniques et seront lues avec plus de confort par quelqu'un qui a de bonnes connaissances en psychanalyse. Le livre a en tout cas le mérite d'explorer un pan de la clinique qui ne l'est probablement pas assez, et de compenser la brièveté des interventions en donnant des éléments pour approfondir.

mercredi 21 juin 2017

Changer en famille, de Nathalie Duriez



Dans ce livre qui reprend sa recherche de thèse, l'autrice s'attarde sur la question, sur laquelle chacun à probablement un avis, de savoir quel élément, dans une psychothérapie, est le plus efficace, le mieux à même de provoquer un changement, de faire quelque chose au ou à la patient·e qui "l'empêche d'utiliser ses stratégies d'existence décidées dans un moment crucial de sa vie et appliquées systématiquement depuis", pour reprendre la formulation de Tobie Nathan, qui est cité (on peut vite être tenté de remplacer cette question par : "quelle est la méthode thérapeutique la plus efficace", mais ce sont bien deux questions distinctes). Et comme le sujet n'était pas assez compliqué comme ça, ce n'est non pas le changement sur des individus qui va être abordé, mais le changement sur des familles, sur le système de fonctionnement de ce type de groupe bien particulier ("comme le sportif a des membres qu'il apprend à coordonner de manière optimale, le système familial apprend à coordonner les cognitions, les affects et les comportements individuels de chaque membre de sa famille"). S'il y a plus, à la fin de la recherche, de questions que de réponses ("ma recherche m'amène à conclure sur l'impossibilité de construire un modèle rigoureux du changement en thérapie familiale systémique du fait de la complexité et du caractère imprévisible des systèmes humains"), il serait bien dommage, vous vous en doutez, d'en déduire qu'elle est sans intérêt.

 Après avoir présenté l'état de la science sur le sujet, trois thérapies familiales seront donc suivies de près (l'une d'un an et demie, les deux autres de quatre ans et demie), en analysant le contenu des séances mais aussi en interrogeant les patient·e·s, les thérapeutes, les superviseurs, y compris plusieurs années après la fin de la thérapie. L'objectif est d'identifier les instants précis qui ont provoqué un changement, et la façon dont ils ont été perçus par le·a patient·e et par le·a thérapeute. Sont passées en revue la personnalité du ou de la thérapeute (la thérapeute A dégage une aura rassurante, alors que le thérapeute C fonctionne énormément à travers la provocation), la relation (les concepts de résonance, de transfert et de contre-transfert sont distingués et analysés pour chaque thérapie), les émotions ressenties et montrées, mais aussi la façon dont la famille se perçoit plus ou moins consciemment ou encore le statut du symptôme, qui ne disparaît pas forcément même quand la thérapie est estimée réussie ("dans les trois thérapies étudiées, le patient désigné présente encore des symptômes à la fin de la thérapie") et qui a, dans la théorie systémique, le statut paradoxal à la fois de facteur d'homéostasie (il entretient et maintient le fonctionnement collectif source de souffrances) et de moteur du changement (c'est le symptôme qui motive la consultation).

 Le livre permet quelques éclairages sur le fonctionnement de la thérapie systémique, sur les moments clef qui vont, parfois plus grâce à l'insistance du ou de la thérapeute que suite à un brusque coup de génie, provoquer une prise de conscience chez le·a patient·e (ça peut même être fortuitement provoqué par l'intervention d'un tiers : dans une thérapie menée par l'autrice, la responsable du centre, alarmée par une sonore dispute entre les patient·e·s, est venue lui demander si elle avait besoin d'aide... l'autrice a décliné mais les échanges se sont malgré tout apaisés, et surtout l'un des membres de la famille lui a dit à la fin de la séance qu'elle était maintenant en confiance, avec une thérapeute capable de faire face à la virulence des conflits intrafamiliaux). On peut aussi observer que ce qui fonctionne avec une personne ne fonctionnera pas nécessairement avec une autre. Par exemple, la méthode consistant à transformer un symptôme en quelque chose de positif est plutôt reçue avec froideur quand un adolescent se voit suggérer qu'il fume du cannabis pour aider ses parents à rester ensemble : si l'inquiétude commune des parents a effectivement solidarisé ce couple en difficulté, la remarque les fait culpabiliser, alors que l'adolescent s'offusque en expliquant qu'il fume simplement parce qu'il aime fumer. Si les provocations du thérapeute C fonctionnent bien avec Mme C, qui est d'ailleurs lucide sur le fait que ça correspond à son tempérament, elles laissent de marbre M. C qui tend à les prendre au premier degré ou à se mettre en retrait.


 Contrairement à l'impression que peuvent donner le titre et la couverture, qui risquent de laisser penser qu'il s'agit d'un livre grand public qui fournit des clefs pour mieux se sortir d'une situation familiale pas évidente, le texte est souvent technique et complexe, et le·a lecteur·ice familier·ère avec la théorie systémique sera probablement bien plus à l'aise avec l'ensemble. Pour qui veut faire l'effort de s'attarder sur les passages les moins évidents, c'est l'occasion d'avoir des connaissances poussées en systémique bien sûr, sur le fonctionnement de la recherche (aspect qui risque d'avoir un intérêt tout particulier pour les étudiant·e·s de Paris VIII qui font un mémoire dirigé par Nathalie Duriez!), sur les différents mécanismes de la thérapie, ...

mardi 6 juin 2017

La structure de la magie (volume 1 : langage et thérapie), de Richard Bandler et John Grinder



 Dans ce livre considéré (du moins par l'éditeur français) comme le livre fondateur de la PNL (programmation neuro-linguistique), les auteurs vont s'attarder sur la partie linguistique de ceux et celles qui voudraient s'adonner à la magie ("la magie, tout comme les autres activités humaines complexes, a une structure") de cette méthode thérapeutique. Les auteurs mettent en lumière trois éléments dans le langage (la Généralisation, l'Effacement et la Distorsion) qui limitent les représentations de l'individu, et proposent un modèle d'entretien, le Méta-modèle (qui, les auteurs insistent là-dessus, est parfaitement compatible avec d'autres méthodes de psychothérapie), à même de lever ces obstacles, qui peuvent être source de souffrance ("quand les gens viennent nous voir en consultation en exprimant de la douleur et de l'insatisfaction, les limites qu'ils ressentent se trouvent le plus souvent dans leur représentation du monde, et non dans le monde en soi"). Le·a lecteur·ice/apprenti·e sorcier·ère est donc invité·e à assimiler, à travers des exercices pour que ça devienne des automatismes, les différents types d'intervention qui amèneront le·a client·e à modifier ses représentations douloureuses (en termes techniques, partir de sa Structure de Surface pour accéder à sa Structure Profonde).

 La Généralisation consiste à considérer une règle comme absolue. Elle peut être remise en question dans un premier temps en amenant le·a client·e à réaliser qu'iel généralise, puis en lui proposant de trouver un contre-exemple ("Quand je veux négocier quelque chose, il faut toujours que ça finisse mal" "Toujours?" "En tout cas, en général, c'est comme ça que ça se passe" "Est-ce que vous pouvez donner un exemple d'une fois où vous avez négocié quelque chose, et où ça s'est bien passé?"). L'Effacement, vital au quotidien si on ne veut pas que dire bonjour à son prochain dure 3 heures à chaque fois, offre de nombreuses pistes au thérapeute pour mieux explorer les représentations du ou de la client·e : c'est le fait de laisser des éléments non identifiés dans la phrase. Dans l'exemple précédent, si le·a thérapeute avait préféré travailler sur l'Effacement plutôt que sur la Généralisation, iel aurait pu demander ce que le·a client·e voulait dire par "mal finir", ce qu'iel voulait négocier, avec qui, … La Distorsion est une représentation déformée de la réalité qui va avoir l'inconvénient de limiter les possibilités d'action du ou de la client·e : la lecture de pensée ("mon voisin me déteste", "cette inconnue est follement amoureuse de moi et m'envoie sans cesse des signaux", …), le fait de prêter certains pouvoirs à des éléments extérieurs ("le métro me fait tout le temps arriver en retard", "je vais passer un après-midi catastrophique à cause de ce temps pourri", "mon entraîneur me ruine la santé à me fixer des objectifs qui m'empêchent de dormir") sont des formes de Distorsion. Ces représentations peuvent être relativisées en interrogeant le·a client·e sur leur source ("que fait le métro pour vous empêcher d'arriver à l'heure? Qu'est-ce que vous pourriez faire pour remédier à la situation ?" "Votre voisin vous déteste? Vous êtes sûr que vous arrivez à lire dans ses pensées? Alors qu'est-ce qu'il fait pour vous donner l'impression qu'il vous déteste?").

 Pour éclairer tout ça, les auteurs nous fournissent la retranscription commentée de deux entretiens cliniques enregistrés. Dans le premier, Ralph est bien ennuyé car il ne se sent pas capable de donner aux autres une bonne image de lui. Dans le second, Beth en a doucement ras-le-bol que ses colocataires ne l'aident jamais : leur demander de l'aide directement, ça ne se fait pas trop, mais iels pourraient quand même de temps en temps prendre des initiatives. A la fin des entretiens, on sait que c'est surtout à sa collègue Janet que Ralph veut faire bonne impression (et que rien ne l'empêche, même si c'est moins confortable, d'aller lui dévoiler ses sentiments plutôt que d'attendre qu'elle lui tombe dans les bras), et Beth admet que ses colocataires, de bonne volonté ou non, ne peuvent pas deviner de quoi elle a besoin et quand, et réalise que demander des choses aux gens n'est peut-être pas si incorrect que ce qu'elle imaginait. En plus d'éclairer le fonctionnement de la liste de techniques présentées dans le chapitre précédent (le commentaire a en plus l'avantage de montrer que le·a thérapeute a souvent le choix entre plusieurs relances), les entretiens illustrent leur intérêt : une demande qui semble reposer sur des objectifs pratiques, terre à terre, dévoilent rapidement une souffrance personnelle, intime, qui sollicitera de fortes émotions. Ralph a du mal à concevoir qu'on s'intéresse à lui parce que, jeune, il a beaucoup souffert du manque de marques d'affection de sa mère (le thérapeute s'attachera à l'aider à différencier manque de marques d'affection et manque d'affection). Beth a, quel que soit le contexte, peur d'être blessante si elle demande quelque chose.

 Même si les termes de linguistique au début du livre peuvent faire peur, la méthode et ses enjeux sont simples à comprendre. Si l'entretien est beaucoup plus directif que dans l'Approche Centrée sur la Personne, les objectifs sont en grande partie similaires (prise de distance avec les représentations, autonomie, accès aux émotions, aller du général au personnel, …). Certains éléments rappellent aussi la Gestalt thérapie (amener à préférer la première personne dans les affirmations) ou les TCC (remise en question des différentes interprétations d'une situation, d'un comportement, …), et les auteurs sont les premiers à rappeler que le Méta-modèle est un outil utilisable dans diverses thérapie. La méthode permet l'exercice d'équilibriste de guider le·a client·a sans lui faire partager les représentations du ou de la thérapeute (encore que c'est parfois limite dans le deuxième entretien donné en illustration : la vigilance sur le langage non verbal doit être de mise), et est probablement efficace aussi pour pratiquer l'introspection.



jeudi 25 mai 2017

L'effet Lucifer. Des bourreaux ordinaires, de Patrick Clervoy


 Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, pour d'évidentes raisons de titres identiques, ce livre n'est pas la traduction de celui-ci (le titre contient aussi une référence à Des hommes ordinaires, de Christopher Browning). Le thème est cependant semblable: une exploration de la cruauté dont l'humain est capable, pour essayer de comprendre comment elle est possible et comment la prévenir. Une différence notable est que, là où l'auteur du Lucifer Effect américain est chercheur en psychologie sociale, l'auteur de ce livre-ci est psychiatre et militaire, on peut donc sans prendre trop de risques supposer qu'il a vu de près des situations d'affrontement, et qu'il a eu à soigner des auteur·ice·s et des victimes.

 La majeure partie du livre est constituée de récits très détaillés de situations de violence extrême, parfois directement à travers les récits des bourreaux, dans de nombreux contextes différents : chronologiquement cela va du massacre de la Saint Barthélémy aux tortures à Abu Ghraïb, géographiquement des Etats-Unis (émeutes de Los Angeles en 1992) au Cambodge (dictature des Khmers rouges). Les comptes rendus sont explicites et, le moins qu'on puisse dire, c'est que la lecture est éprouvante, ce qui n'a par ailleurs pas été sans poser question à l'auteur ("cette immersion dans la cruauté ne risquait-elle pas de réveiller chez le lecteur une forme de satisfaction perverse ou de fascination révulsée?"), même si son choix est assumé ("si on ne fait pas surgir l'horreur du mal devant les yeux du témoin, il ne peut le discerner"). La nature des violences elle-même est très diverse : il sera question de tortures (guerre d'Algérie, Abu Ghraïb, Guantanamo, …), de génocides (celui des Khmers rouges, le génocide arménien, celui des Tutsis par les Hutus au Rwanda), de massacres de civils (les habitants de My Lai pendant la guerre du Vietnam, la Saint Barthélémy), de violences policières (le lynchage de Rodney King, dont l'impunité des auteurs a déclenché les émeutes de Los Angeles), mais aussi plus ponctuellement des violences qui ont suivi la Libération, de bizutage, de corrida, …

 La lecture, je l'ai dit plus tôt, est éprouvante, et elle l'est d'autant plus que les explications des mécanismes permettant ou conduisant à la violence se font désirer... Il faut avoir lu les deux tiers du livre pour atteindre la partie qui s'annonce explicative ("Comprendre le mal", puis "Combattre l'effet Lucifer"), mais même cette partie est surtout constituée de descriptions. Les éléments d'explication semblent presque données par hasard, au détour de tel ou tel récit. Dans l'introduction, l'auteur constate que les gardes de l'expérience de Stanford (des sujets occupent une prison virtuelle, le hasard détermine qui sera garde et qui sera détenu, l'expérience est extrêmement détaillé dans l'autre livre qui s'appelle Lucifer Effect) ont à la fois le pouvoir de relever les infractions et de les punir ("ils cumulent les pouvoirs de police et de justice"), ce qui leur enlève un garde-fou contre la cruauté et les déresponsabilise (situation qui par ailleurs rappelle le problème des contrôles au faciès, et va dans le sens des associations qui proposent la remise d'un récépissé pour y remédier). Alors qu'il rapporte des éléments d'un procès de soldats qui ont maltraité l'un des leurs (coups, privation d'eau par 45°C) jusqu'à provoquer sa mort parce qu'ils le suspectaient de simuler, il décrit l'effet de groupe qui a probablement eu lieu (à travers l'opposition entre un chef virulent et un soldat jugé paresseux, les militaires ont préféré se représenter comme membre d'un groupe de bons soldats, par opposition à la victime, donc se sont plus spontanément formalisés de l'éventuelle simulation que de l'acharnement du lieutenant) et insiste sur les euphémismes employés lors du procès (l'avocat tient à parler de bourrades plutôt que de coups, l'auteur sort le dictionnaire pour montrer à quel point c'est absurde) ou la tentative d'un partage de responsabilités (l'avocat, comme si cela aurait pu apporter la moindre justification, insiste sur le fait que, quand même, la victime était quelqu'un de paresseux). D'autres éclaircissements du même type sont proposés, mais ils sont eux aussi disséminés au milieu des récits, et certains sont moins convaincants que d'autres (description de l'effet de foule par Gustave Le Bon, mais son livre datant de la fin du XIXème siècle et étant souvent considéré comme le premier livre de psychologie sociale on peut imaginer que la science a avancé depuis sur le sujet, pulsion de mort de Freud, neurones miroir décrites succinctement et dont on peut probablement douter qu'elles produisent des comportements, …). On peut donc s'interroger sur le but recherché en écrivant ce livre, l'explication des mécanismes n'étant pas au centre. Un objectif moral, rappelant de quoi l'humain est capable, la fragilité de la non-violence ("la cruauté humaine est immense, universelle, constante")? L'auteur·ice de violences, devant la diversité des situations évoquées, saura vite passer outre, le·a tortionnaire expliquant qu'il n'a rien à voir avec l'auteur·ice de génocide, l'organisateur·ice de bizutages argumentant qu'il est ridicule de comparer ce qu'iel fait à de la torture, … Le livre aura toutefois le mérite indéniable de montrer que chacun·e, en tant que citoyen·ne sinon en tant que personne, doit se sentir impliqué·e, que la cruauté n'est pas spécifique à de supposés barbares, par opposition à une civilisation qui ne serait pas concernée par tout ça ("nous la percevons comme étant d'une autre époque, d'une autre culture, alors qu'elle est sous nos yeux").

 S'il est difficile de synthétiser un contenu aussi divers, certains passages sont particulièrement intéressants, comme le commentaire du livre de Paul Aussaresses sur la guerre d'Algérie (il est précisé que le général est diplômé de Khâgne, ce qui rappelle d'une part que la brutalité n'est pas particulièrement liée à un manque de culture, d'autre part que c'est un expert dans le maniement du langage qui euphémise ses actes, en parlant par exemple de "neutraliser" pour désigner des exécutions ou en parlant des "bouteilles sacrifiées" et en oubliant les civils tués en racontant une fusillade dans un bar), le rappel que les situations de génocide, malgré l'aspect industriel du meurtre donc le souci d'efficacité, s'accompagnent de pillages et d'une surenchère de cruauté, le chapitre sur la profession de bourreau, celui sur les limites des tribunaux internationaux pour juger les crimes de guerre, ou encore le moment où l'auteur loue la condamnation publique et sans ambiguïté par des responsables militaires des violences qui ne seraient pas indispensables (en particulier après la statistique, qui fait frémir, des résultats d'un questionnaire anonyme révélant que "seuls 47% des militaires de l'armée de terre et 38% des marines admettaient que les personnes non combattantes devaient être traitées avec dignité et respect").

 Si les éléments d'explication se font souvent, de manière frustrante, désirer, la multiplicité des situations de violence extrême donne une idée de l'amplitude de la tâche. Dans le cas spécifique de la condamnation de violences commises par des forces armées (torture, exécutions extrajudiciaire de prisonnier·ère·s, attaques commises sur des civils, …), l'auteur a, en tant que militaire, une légitimité particulière.