mercredi 15 avril 2015

Baubo, la vulve mythique, de Georges Devereux (et aussi un texte de Freud et un texte de Ferenczi)




 Déplorant le manque de travail des psychanalystes sur "le symbolisme des organes sexuels de la femme" et plus généralement sur la sexualité féminine, Georges Devereux, en prenant comme point de départ le mythe de Baubo ("le fantasme de Baubo continue d'ailleurs de hanter même notre siècle"), nous fait partager "l'aboutissement de presque un demi-siècle de réflexion intermittente" (oui, l'auteur même qui dit que "toute recherche est autopertinente sur le plan inconscient" a passé 50 ans a réfléchir sur ce sujet... bon, ceci ne nous regarde pas).

Le mythe de Baubo a principalement deux versions connues, dont je vais reproduire ici le résumé par Robert Neuburger dans la préface parce que je suis quelqu'un de sympa (et aussi parce que c'est quand même plus pratique). La situation est la même dans les deux versions : Déméter, en deuil de sa fille Perséphone qu'Hadès a enlevée pour l'épouser (Hadès étant le dieu de la mort, ça sous-entend qu'elle est un peu décédée, d'où le deuil), cesse de manger et de boire. Sa servante Baubo tente de lui faire retrouver de la joie de vivre. Pour la première version, due à Clément d'Alexandrie : "Ayant ainsi parlé, Baubo retroussa son péplos pour montrer de son corps (à Déméter) tout ce qu'il y a d'obscène ; le jeune Iachkos qui était là, tout en riant, agitait la main sous le sein de Baubo ; la déesse, alors, sourit dans son cœur ; elle accepte la coupe aux reflets bigarrés, où se trouvait du cycéon". Pour la seconde version (d'Arnobe -aucun lien avec l'acteur qui a joué Terminator-) : "Baubo tira son vêtement depuis le bas et exposa aux yeux (de Déméter) les formes des parties naturelles qu'en agitant d'une main creuse -elles avaient un aspect d'enfant- elle frappe, palpe amicalement. Alors la déesse, fixant des yeux d'auguste lumière et un peu adoucie, dépose les tristesses de son âme puis de sa main prend la coupe et riant, boit joyeuse, tout la liqueur du cycéon." (le cycéon est une boisson traditionnelle -sans alcool, mais qui n'a pas inspiré les couleurs du costume du père Noël- de l'époque).

 La présence d'un enfant (Iachkos) ne veut pas dire que Baubo s'exhibe aussi devant un enfant, mais (c'est implicite mais démontré de façon détaillée dans le livre) qu'elle accouche devant Déméter, ou lui montre un début d'accouchement. Si le fait qu'elle accouche sur commande et en faisant le clown est surtout rendu possible par sa nature de personnage mythologique, le fait qu'elle ne s'allonge pas avant est moins surréaliste : la position accroupie pour accoucher existe, bien que peu répandue dans l'occident contemporain, et cet élément est beaucoup utilisé par Devereux pour commenter des œuvres d'art (surtout des statuettes) représentées accroupies, les genoux écartés. Plusieurs éléments font que Devereux prend ce mythe comme élément central de son travail : l'exhibition est plutôt réputée pour être un trait de caractère masculin, l'exhibition de la vulve a en général plutôt vocation a être insultante pour la cible (deux exemples sont donnés, de femmes perses et d'une femme spartiate s'exhibant à leurs soldats en fuite pour les traiter de lâches), et la présence de Iachkos, en plus d'évoquer la grossesse et l'accouchement, suggère un symbole phallique qui précisément n'apparaît pas là où on l'attend. C'est d'ailleurs principalement Iachkos qui permet à Devereux de proposer des interprétations cliniques du mythe (dans la citation, Iambe désigne Baubo -sinon ça voudrait dire que le même bébé est accouché par plusieurs personnes en même temps, et c'est déjà assez compliqué comme ça- ): "en exhibant ses parties sexuelles, Iambe rappelle à Déméter non seulement qu'elle n'est pas la seule à être châtrée (à avoir subi une perte) (pénis=enfant), mais aussi et surtout qu'ayant une vulve, elle peut concevoir d'autres enfants, qui remplaceront Perséphone, descendue aux Enfers", "le sexe de Baubo, dont émerge la partie supérieure du corps du bébé Iachkos, avait un aspect phallique et, de ce fait, niait la castration (symbole et prototype de toute perte et de tout deuil)".

 Les discussions sur le mythe même prendront en fait relativement peu de place dans l'ouvrage, même s'il sera souvent rappelé. Comme précisé dans l'intro, l'objectif de Devereux est surtout de faire avancer la psychanalyse de la sexualité féminine et du corps féminin. Comme pour la plupart de ses textes, ses analyses se baseront sur des éléments psychanalytiques bien sûr (extraits d'analyses), mais aussi historiques, anthropologiques, artistiques, sur des thèmes aussi prometteurs que "la femme phallos" , "la vaginalisation de la verge", "l'homme tubulaire et la femme bouchée", "le ventre facifié", … Les lecteur·ice·s intéressé·e·s pourront prolonger avec le chapitre sur la virginité de Femme et mythe (que je n'ai pas résumé sur ce blog parce que le livre concerne la littérature, la mythologie plutôt que la psychanalyse ou l'ethnopsychiatrie). De façon assez surprenante, le fait que Devereux soit capable d'un sexisme violent et ahurissant (il déplore au détour d'une interprétation mythologique "la tapageuse campagne "anti-viol" (= anti-hommes) de nos jours" (!), je comprends mieux comment il se débrouillait dans Femme et mythe pour trouver que les Etats-Unis des années 70 sont une société matriarcale et pleurnicher à ce sujet) ne transparaît pas particulièrement dans ses nombreuses analyses.

 L'essai de Georges Devereux est complété de très courts textes qu'il aura utilisés dans son analyse, respectivement de Freud (traduit par Robert Neuburger), Parallèle entre des mythes et une obsession visuelle, où le mythe de Baubo est directement cité pour éclairer l'idée obsédante d'un patient de 21 ans à propos de son père (le mot "Vaterarsch", qui littéralement désigne le postérieur du père mais ressemble phonétiquement au mot patriarche en allemand, et son image "sans tête ni thorax, mais comme un abdomen nu nanti de bras et de jambes"), et de Ferenczi, La nudité comme moyen d'intimidation, deux vignettes cliniques concernant des femmes se représentant, vous ne devinerez jamais, leur nudité comme moyen d'intimidation (envers des enfants -garçons-).

lundi 6 avril 2015

Le chercheur d'âme – un roman psychanalytique, de Georg Groddeck



 Freud, enthousiasmé par ce texte du prestigieux médecin Groddeck (bien plus qu'il ne le sera plus tard par Le Livre du ça, du même auteur), l'a fait publier en 1921 dans l'Internationaler Psychoanalytischer Verlag. Le livre met en scène August Müller, qui après avoir été traumatisé par son incapacité, malgré d'épiques efforts, à venir à bout, sur demande de sa sœur Agathe, de punaises envahissant une pièce de la maison, sera pris d'un délire de grandeur commençant plus ou moins au moment où il marchera trop bien à une plaisanterie de Lachmann, médecin ancien admirateur de sa sœur, qui lui proposera une solution, présentée comme la culmination de milliers d'années de sagesse et accueillie avec le plus grand des enthousiasmes : "Remède infaillible contre les punaises. Tue chaque punaise que tu trouves. Quand tu auras tué la dernière, alors il n'y en aura plus."

 Après s'être évadé de la chambre supposée être libérée des punaises (Agathe l'y avait mis en quarantaine, Lachmann lui ayant fait croire qu'il avait la scarlatine), il se rebaptisera Thomas Weltlein et n'aura de cesse d'accomplir le destin de grandeur auquel il a décrété qu'il était promis : Lachmann, incapable de lui faire entendre raison, ne pourra bien vite que constater qu'il a été dépassé par sa propre plaisanterie. Le délire de grandeur se manifeste principalement par une interprétationnite aigüe, dans un premier temps de signes extérieurs vus comme des consignes pour aller à la rencontre de son destin (il décidera ainsi par exemple qu'il doit se faire incarcérer à la place d'un voleur célèbre recherché par la police, au point d'insister avec virulence pour aller en prison quand le vrai voleur est retrouvé et de le traiter d'imposteur), puis d'interprétations qui se rapprochent plus de l'analyse freudienne, qu'il assénera doctement aux différents publics qu'il trouvera (personnes se trouvant dans le musée ou restaurant où il a commencé à parler, public plus officiel lorsqu'il parvient à monter sur scène à l'occasion d'un débat, ou encore profiteur·se·s qui prennent la décision périlleuse de le suivre pour profiter de sa richesse non pas intellectuelle mais matérielle) en plus de ses illuminations sur le fonctionnement général de la société, ce qui se terminera souvent en bagarre. Il ne s'affranchira jamais toutefois du traumatisme initial des punaises.

 Je ne m'aventurerais pas à me lancer dans une interprétation du roman, ni même à dire pourquoi Freud l'a tant apprécié alors qu'il n'est par certains aspects pas vraiment flatteur pour la psychanalyse... En plus de se sentir de décrypter un message ou un sous-texte précis dans un livre aussi insolite, le comprendre vraiment implique probablement d'en savoir beaucoup sur Don Quichotte, roman très cher à Freud auquel il est fait référence, ou encore de parler allemand (plusieurs jeux de mots sont explicités par le traducteur, sur les noms ou, plus indispensable, sur les sonorités des mots qui amènent Weltlein à leur imaginer un sens particulier, mais il semble y en avoir un certain nombre) ou de bien connaître la psychanalyse freudienne et surtout son avancement au moment de l'écriture du livre... domaines que Freud, on peut l'imaginer, maîtrisait plutôt bien.

 Si le livre ne va pas nécessairement beaucoup faire avancer les compétences cliniques de ses lecteur·ice·s, ça vaut quand même la peine de le lire ne serait-ce que par curiosité (on ne peut en tout cas pas dire que ce n'est pas un livre curieux!) si on s'intéresse à la psychanalyse et à son histoire, de préférence pour celles et ceux qui le peuvent en allemand sinon on rate probablement beaucoup de choses.