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samedi 31 janvier 2015

Dire et faire dire. L'entretien, d'Alain Blanchet



 L'entretien, clinique ou non, étant une suite d'actes de langage, il fallait bien s'attendre à ce que la linguistique, cette discipline scientifique qu'on a laissée entrer dans les cursus littéraires (alors que, à l'évidence, elle porte des baskets), s'y intéresse.

 Dans ce livre extrêmement technique, l'auteur décompose les différents types de prises de parole de l'interviewer·euse, et leurs effets. S'il est écrit par un clinicien, le livre concerne d'ailleurs tout autant les entretiens de recherche, en clinique ou autre. La lecture du premier chapitre demandera de beaucoup s'attarder sur le vocabulaire spécifique (les étudiant·e·s de l'IED reconnaîtront une partie du programme de psychologie cognitive de 3ème année) et d'ingérer une quantité certaine d'aspirine, mais une approche plus pratique sera proposée, non pas dans le dernier chapitre qui s'intitule "Conclusions pratiques" (ce serait trop facile!), mais dans l'avant-dernier ("Confrontations empiriques") qui présente des résultats de recherche. L'auteur a par exemple constaté que les réitérations d'un énoncé étaient perçues comme une remise en question (l'interviewé·e va donc souvent nuancer la partie réitérée par l'interviewer·euse, la présenter comme subjective, sauf dans le cas plus rare où au contraire iel devient plus affirmatif·ve), ou encore que relancer par des questions spécifiques, plutôt que de faire parler plus l'interviewé·e, va entraîner des réponses brèves et l'attente de la prochaine question, et qu'il sera difficile de recréer la dynamique de l'entretien. L'ensemble du livre montre assez clairement que l'entretien non-directif n'est pas si non-directif que ça, qu'une certaine façon de poser les questions amène un certain type de réponses (et encore, il n'est question que du langage purement verbal!).

 Le livre est loin d'être sans intérêt, mais demandera de s'attarder dessus beaucoup plus que ce que sa petite taille laisse supposer, et surtout implique d'aimer décortiquer les aspects les plus techniques de la relation d'entretien. Il devrait particulièrement intéresser les chercheur·se·s (donc à partir du Master ou Master 2), même si un·e clinicien·ne y apprendra probablement aussi des choses utiles.

dimanche 21 septembre 2014

Client-Centered Therapy, de Carl Rogers



 Carl Rogers revient, environ 10  ans après la publication de La relation d'aide et la psychothérapie, sur l'approche non-directive.

 Le livre s'ouvre sur une magnifique intro sur la limite des apports théoriques pour l'enseignement de la psychothérapie ("le privilège de participer à l'accouchement d'une nouvelle personnalité"), en particulier de la psychothérapie centrée sur le client. La pire crainte de Rogers est que la mise en concepts et en mots des expériences thérapeutiques "souffre la dégradation ultime de devenir un "savoir académique" - où les mots sans vie d'un auteur sont disséqués et versés dans les esprits d'étudiants passifs, pour que les vivants transmettent des parties mortes et disséquées de ce qui fût des pensées et expériences ressenties, sans même se rendre compte qu'elles ont été vivantes-" Si la théorie, bien entendu, est indispensable ("même si la science ne fait pas le thérapeute, elle aide à la thérapie"), la thérapie non-directive implique des attitudes, une façon d'être particulière ("la thérapie est l'essence de la vie, et c'est comme ça qu'elle doit être comprise"), et ce n'est pas forcément la voie recommandée pour tou·te·s les thérapeutes : faire confiance aux client·e·s, accepter profondément tous ses sentiments, ça ne peut pas s'enfermer dans des concepts (même si, précisément, les auteur·ice·s du livre ont "essayé de fabriquer des concepts qui contiendraient leur expérience"). Pour montrer qu'il est difficile de tricher, Rogers donne l'exemple du langage non-verbal. A un client qui explique à quel point la tendance de sa mère à le critiquer constamment l'énerve de façon épidermique et incontrôlable, la relance adaptée serait "Vous lui en voulez à cause de son attitude critique", ou, plus élaboré, "Si je vous comprends bien, vous lui en voulez beaucoup pour son attitude critique. C'est bien ça?". Sauf que pas mal d'étudiant·e·s utilisent cette (bonne) relance sur le même ton que s'iels disaient "vous avez la rougeole" ou "vous êtes assis sur mon chapeau" (les exemples sont de Rogers!). Bizarrement, même si techniquement la relance est adéquate, elle ne produit alors pas l'effet escompté.

 Dans une première partie, il développe ensuite ce qui était dit dans l'ouvrage précédent, revenant sur certains points (il qualifie par exemple la liste d'indications qu'il donnait alors pour démarrer une thérapie non directive de "less than helpful", ce qu'on pourrait traduire en ne gardant certes pas le niveau de langue mais en retranscrivant bien l'esprit par "c'est du caca"), présentant l'état de la recherche sur le sujet depuis cette publication, ou répondant aux questions que peut se poser le·a thérapeute. Je pense que cette partie bénéficiera bien plus à quelqu'un qui a déjà une certaine expérience de la thérapie non-directive. Il conclut sur trois questions souvent posées par d'autres thérapeutes qui voudraient intégrer l'approche centrée sur la personne à leur pratique ("Comment le transfert est-il géré?", "Comment la thérapie prend-elle en compte le diagnostic?" et "Dans quelles situations la thérapie centrée sur la personne est elle justifiée?") et dont les réponses, si elles ne sont pas développées (respectivement "On s'en fout", "Il n'y en a pas besoin" et "A priori c'est justifié dans toutes les situations") risquent de laisser perplexe quant au niveau intellectuel de l'interlocuteur·ice, et donc à l'intérêt de cette approche. En fait, les thérapeutes n'ont bien entendu pas de bouclier magique contre les effets de transfert (des exemples sont donnés, en particulier de transfert hostile), mais ils sont traités comme les autres émotions, c'est à dire restitués et acceptés, ce qui permet aux client·e·s de se rendre compte que ces sensations lui appartiennent, ne viennent que de lui ou d'elle. En ce qui concerne le diagnostic, ou les indications, dans la mesure où la thérapie non-directive aboutit plutôt à un changement général de la personnalité que le·a client·e effectue à son rythme qu'à la disparition d'un symptôme spécifique, ce ne sont en effet pas des préoccupations capitales.

 Suit la présentation de plusieurs domaines plus ou moins annexes, rédigés par des auteur·ice·s différent·e·s, dans lesquels l'approche non-directive a un intérêt.

 Elaine Dorfman parlera en détails de la "play therapy" (thérapie avec des jeux) non-directive, adressée aux enfants : le principe est le même que pour les adultes, sauf que l'enfant ne parle pas nécessairement, il peut à la place utiliser les différents jeux disponibles (rocking-chair, pâte à modeler, peinture, ...). Le temps de la séance appartient à l'enfant. Il y a bien entendu un cadre à faire respecter (par exemple, au hasard, ne pas ruiner la salle, ni taper sur le·a thérapeute, ni même uriner dessus). Les règles doivent être justifiées lorsque l'enfant le demande, et doivent être assumées par le·a thérapeute ("c'est la méchante école qui prête la salle qui m'oblige à rendre les murs dans la même couleur que je les ai récupérés" sera moins efficace que "je ne t'autorise pas à utiliser la peinture sur les murs, car je ne peux pas me permettre de nettoyer la salle après chaque séance"). Les colères des enfants, peut-être plus fréquentes, doivent être traitées de la même façon que celles des adultes. Les règles à respecter dépendent aussi de la sensibilité des thérapeutes : iels ne pourront pas travailler correctement s'iels se forcent à supporter quelque chose qui va au delà de leurs limites de tolérance. Dans certains cas, les séances donneront l'impression d'être une perte de temps (enfant qui passe ses séances assis à ne rien dire, éventuellement à regarder par la fenêtre) alors qu'elles seront extrêmement profitables (retours positifs de l'extérieur, voire de l'enfant -dans un exemple, le client ne comprend absolument pas pourquoi la thérapeute lui propose d'arrêter les séances- ). Si les enfants peuvent faire preuve d'une capacité d'introspection subtile et surprenante, ça doit avoir lieu, comme pour les adultes, à leur rythme, les interprétations doivent venir d'eux même quand la métaphore paraît transparente (par exemple, un client qui "opère" une saucisse en pâte à modeler alors qu'il est lui-même très angoissé par une opération qu'il va subir).

 Nicholas Hobbs prendra le relais avec la psychothérapie centrée sur le groupe. L'intérêt peut être la préférence de certain·e·s client·e·s (plus à l'aise avec d'autres personnes que seul·e·s avec un·e thérapeute), ou encore l'argument économique (ça fait plus de client·e·s par thérapeute, ce qui peut être bien pratique quand on manque de thérapeutes). Le·a thérapeute ne prend la parole que lorsque les client·e·s semblent le souhaiter, ou pour recadrer quand un·e interlocuteur·ice en juge trop un·e autre dans ses propos (ce qui, semble-t-il, n'arrive pas si souvent). La méthode semble efficace, même s'il faut parfois plusieurs séances pour que certain·e·s prennent la parole (mais un·e client·e silencieux·se n'est pas nécessairement un·e client·e inactif·ve). Les client·e·s qui en profitent le plus sont ceux·elles qui adoptent au plus près l'attitude de thérapeute non-directif·ve.

 Thomas Gordon décrira ensuite le management centré sur le groupe : dans ce cas de figure, "le leader le plus efficace est celui qui créera les conditions dans lesquelles il pourra en fait perdre son leadership". "Le leader centré sur le groupe croit à la valeur des membres du groupe et les respecte en tant qu'individus différents de lui". Contrairement aux dirigeant·e·s dans leur acceptation classique, iel ne prend pas de décision mais aide les autres à prendre les décisions ensemble, en ayant une attitude chaleureuse, en acceptant et en reformulant toutes les suggestions et en les remettant en perspective avec l'objectif... Dans ce cas de figure, c'est donc le·a leader qui a le moins de pouvoir, une sincérité dans la démarche est donc nécessaire (contrairement à l'exemple donné d'un·e dirigeant·e qui a une attitude de pote pour mieux se faire accepter, mais qui continue de détenir le pouvoir et y tient).

 Un certain Carl Rogers parle ensuite de l'enseignement centré sur le client. Ces principes rappellent ceux, en tout cas comme Franck Lepage les résume ici (oui, ça vous fait une belle jambe, un lien vidéo de 3 heures sans qu'il soit précisé à quelle minute il est fait référence, mais je suis paresseux ET en retard), du Centre universitaire de Vincennes, ancêtre de... Paris VIII! Rogers a expérimenté, en tant qu'enseignant, l'enseignement directif et non-directif, et peut donc parler des deux. Il précise régulièrement que ça change radicalement de l'enseignement traditionnel (déjà, imaginez, l'évaluation, même l'évaluation finale, est faite par les élèves! -sur ce point particulier, je peux vous confirmer de façon très sûre que Paris VIII ne le fait plus-). Les élèves décident de l'évaluation donc (qui n'est en fait pas forcément une auto-évaluation, mais les modalités d'évaluation sont décidées par les élèves), mais aussi du contenu et de la forme du cours : les élèves sont donc généralement les premier·ère·s à être pris·es au dépourvu, et passent généralement un temps certain à protester avant de commencer à prendre des décisions. Une fois mise en place, cette façon de faire a un certain nombre d'avantages (Rogers précise que même un cours magistral donné sur décision des élèves n'a rien à voir avec un cours magistral classique) : des élèves disent ainsi s'être beaucoup plus impliqué·e·s dans le travail complémentaire, et un·e élève qui au contraire ne s'est pas impliqué dit que c'est peut-être un mal pour un bien, son manque d'implication étant peut-être une preuve que l'orientation qu'iel avait choisie n'était pas nécessairement celle qui lui convenait le mieux.

 Enfin, Rogers parle de la formation des psychothérapeutes, en présentant la façon de faire initiale (les étudiant·e·s, déjà expérimenté·e·s, étaient encouragé·e·s à se documenter le plus possible et effectuaient parallèlement des thérapies : le groupe et l'enseignant·e revenaient sur ces thérapies en listant ce qui allait et ce qui n'allait pas... selon Rogers, les étudiant·e·s qui ont progressé l'ont fait malgré la formation) et différentes procédures utilisées maintenant. Là encore, les formations s'adressent à des thérapeutes expérimenté·e·s. Iels ont la possibilité d'exercer pendant la formation, d'être eux-mêmes patient·e·s, et les discussions informelles, particulièrement précieuses semble-t-il, sont encouragées (en logeant les élèves ensemble, ou au moment des repas en les plaçant par petits groupes, ...). Rogers précise que les procédures changent régulièrement, au fur et à mesure des apports de l'expérience.

 Les différentes sous-parties peuvent être lues séparément, mais l'ensemble du livre est probablement plus clair si on a déjà lu La relation d'aide et la psychothérapie. Je regrette quand même, et à vrai dire je ne comprends pas, que le livre ne soit pas traduit en français (c'est Rogers quand même, nom d'une inflation, et en plus il étend son approche originale à plusieurs domaines d'une façon qui est loin d'être fantaisiste).

dimanche 6 juillet 2014

La relation d'aide et la psychothérapie, de Carl Rogers



 Rogers propose dans ce livre des apports méthodologiques à la psychologie clinique, que ce soit en tant que telle (personne qui vient consulter en demandant qu'on le·a libère d'un problème, thérapie de couple, …) ou quand la discipline est utilisée de façon moins directe (sur le lieu de travail, en milieu scolaire, …), auquel cas l'auteur parle de relation d'aide ("counseling")... c'est d'ailleurs de loin le terme qu'il utilisera le plus souvent. Si Rogers ne parle pas encore de psychologie humaniste, le·a patient·e est déjà rebaptisé·e "client·e" et la méthodologie non-directive est déjà évoquée. En fait, elle est évoquée plus ou moins discrètement au début (par exemple en comparant les approches directive et non-directive), mais il est de plus en plus clair que c'est en fait l'objet du livre, jusqu'à une confession à la fin au cas, on n'est jamais trop prudent, où le·a lecteur·ice n'aurait pas encore compris ("le procédé thérapeutique évoqué ici constitue probablement une grande avancée pour notre société en ce qui concerne la motivation et le comportement humains"). Bien que le livre date de 1942, on ne peut vraiment pas l'accuser d'être poussiéreux (à part des fois le style quand même) : Rogers a principalement travaillé à partir d'entretiens enregistrés (au phonogramme!), et il évoque des enjeux contemporains comme l'intérêt d'utiliser la psychologie clinique pour la réinsertion des anciens combattants (Médiapart a fait un article là-dessus il y a 2 ans, soit quand même 70 ans après), ou encore dans le monde de l'entreprise.

 Mais alors, que se passe-t-il dans le cabinet d'un·e psy (ou d'un·e conseiller·ère dans un collège ou un lycée) qui utilise l'entretien non-directif? Pour aller vite, on peut relever une liste de consignes données (pas par Rogers) pour conduire des entretiens auprès d'employés de la Western Electric Company, choisie (par Rogers) pour en illustrer les principes :
"1. Le chercheur doit écouter son interlocuteur patiemment et amicalement, tout en faisant preuve d'intelligence critique
2. Le chercheur ne doit faire preuve d'aucune autorité
3. Le chercheur ne doit pas donner de conseil ni effectuer d'injonctions morales
4. Le chercheur ne doit pas contredire son interlocuteur
5. Le chercheur ne doit parler ou poser de questions que sous certaines conditions :
a. Pour aider la personne à parler
b. Pour rassurer l'interlocuteur si une crainte ou un sentiment de malaise affecte sa relation avec le chercheur
c. Pour remercier la personne interrogée de restituer avec précision ses pensées et sentiments
d. Pour rediriger la conversation vers un sujet oublié ou évoqué trop rapidement
e. Pour éclairer des messages implicites, quand c'est pertinent"
 Sur le plan plus pratique, le·a client·e vient parler de son/ses problèmes, et le rôle du ou de la psy (ou non-psy, d'ailleurs) est de l'inviter à développer. Le succès de la thérapie est donc autant de la responsabilité des client·e·s que de celle des thérapeutes, c'est ce qui la rend non-directive : le·a client·e ne se verra pas proposer de consignes, de traitement médicamenteux, de règles de vie, d'interprétations sur son subconscient... L'idée est qu'à force de parler de son problème, iel identifiera, à son rythme, les tenants et aboutissants de ce problème (conflit intérieur, bénéfices secondaires, …) - "la compréhension implique généralement le choix entre des objectifs qui garantissent une satisfaction temporaire et immédiate, et d'autres qui promettent une satisfaction plus tardive mais plus permanente"- et sa part de responsabilité, ce qui lui donnera les moyens de s'en débarrasser. "Le client, c'est sûr, ne repart pas avec une "solution" artificielle à son problème, mais en ayant défini bien plus clairement sa situation dans son esprit, avec plus de visibilité sur les choix possibles, et avec la sécurité confortable d'avoir été compris par quelqu'un qui, malgré ses comportements et ses problèmes, a pu l'accepter". De la part du ou de la thérapeute, même les interprétations sont à manipuler avec prudence : si le·a client·e n'est pas prêt·e à accepter l'interprétation proposée, la thérapie sera en fait ralentie par une résistance de sa part ("plus l'interprétation est précise, plus elle a de chances de se voir opposer une résistance défensive").

Vu comme ça, on peut avoir un peu l'impression que le rôle des thérapeutes se limite à attendre que le·a client·e ait fini de parler pour utiliser une relance au hasard ("tiens, c'est marrant, ça fait 4 fois que je tombe sur "silence", hier j'arrêtais pas de tomber sur "écho"... qu'est-ce qu'il est en train de raconter, lui, au fait?"). En fait, relancer de façon adéquate demande savoir théorique et expérience ("Dans la rapidité des échanges pendant un entretien, c'est impossible que chaque réaction soit la plus pertinente, ou la plus cohérente avec le contexte de relation d'aide"). On a déjà vu que l'interprétation était un exercice périlleux, ce qui peut être frustrant pour le·a thérapeute qui voit le·a client·e tourner autour du pot à longueur de séance. Une autre difficulté est d'éviter de répondre trop directement aux demandes des client·e·s. Expliquer le partage des responsabilités peut par exemple demander de la diplomatie (il s'agit de ne pas donner aux client·e·s la sensation qu'on les abandonne, tout en leur rappelant -ou en leur expliquant- qu'il leur revient de faire une grande part du travail) mais, plus généralement, c'est à l'émotion des client·e·s qu'il faut faire écho, plutôt que de rechercher une réponse sur le plan rationnel ("toutes nos prises de paroles peuvent être associées à une attitude émotionnelle"). Un exemple est donné d'une enfant qui prend le thérapeute à témoin pour lui dire que, franchement, ce qu'on apprend à l'école des fois ça ne sert à rien, la trigonométrie par exemple... Son premier réflexe est de lui répondre que, euh, si si ça peut servir, imaginons dans une promenade en forêt, ça peut lui permettre de calculer à quelle distance se trouve tel ruisseau qu'elle aperçoit (autant vous dire qu'à la lecture de cet argument percutant, j'ai toutes affaires cessantes balancé mon livre pour foncer réviser le théorème de Thalès!). Etrangement, l'intervention n'a pas incité la cliente à soudain investir sa scolarité de toute son énergie... L'enjeu était en fait de tester la fidélité du thérapeute : serait-il du côté de l'institution scolaire comme sa mère ou de son côté à elle, lui fournissant en plus un argument à utiliser contre sa mère ("même le psy que tu m'as envoyé voir est d'accord avec moi")? La maladresse de la réponse était un mal pour un bien, permettant difficilement de le situer d'un côté ou de l'autre. Un peu plus tard, les bénéfices secondaires des heures de colles sont évoquées par la cliente : ça lui permet de passer du temps avec des élèves plus rebelles qu'elle n'ose l'être. Cette fois-ci, le thérapeute saisit l'occasion pour lui permettre d'exprimer plus explicitement son sentiment ambivalent envers l'école, ce qui était, sur le plan émotionnel, un autre enjeu de la question sur l'utilité des cours. Rogers recommande aussi de retranscrire le plus exhaustivement possible le contenu des séances, et de le relire très attentivement après coup (il omet juste d'expliquer comment on peut recopier l'intégralité d'un échange de près d'une heure tout en écoutant ce que le·a client·e raconte et en le·a relançant correctement... ça me semble pourtant être une question intéressante). Vous l'aurez compris, ne parler qu'à la fin de la séance pour dire "72 Euros", ce n'est pas de la thérapie non-directive (et j'ai les références culturelles que je veux).

 Des problèmes qui concernent à peu près tous types de psychothérapie sont aussi évoqués. Est-ce que le·a client·e consulte pour lui ou elle ou parce qu'on l'a traîné·e devant le·a thérapeute?  Dans ce dernier cas les premières séances devront lui permettre de s'approprier la thérapie, et de formuler sa propre demande. Est-ce que le·a client·e dit la vérité? Selon Rogers ça n'a pas d'importance, puisque c'est le travail sur le ressenti qui permet d'avancer. Comment mettre fin à la relation? En général le·a client·e sait le faire lui ou elle-même, et plus tôt que prévu, il ne faut donc pas s'alarmer d'une éventuelle régression des symptômes qui surviendrait vers la fin -il semble que ça arrive souvent- quand la thérapie se dirige vers son terme. Peut-on envisager ce type de thérapie avec quelqu'un qu'on connait personnellement? Là c'est très clair c'est non. Avec quelqu'un envers qui on a une relation d'autorité? C'est possible mais c'est partir avec un gros handicap, le·a client·e ne pouvant pas parler librement.

 Le livre s'achève sur la retranscription intégrale de la thérapie d'un dénommé (pour l'occasion) Herbert Bryan (je mets fin au suspense tout de suite : ce client ne rate pas de séance, et prévient la fois où il arrive en retard, le psy n'a donc pas l'occasion de se demander "Where is Bryan?"). L'objet de la consultation est une sensation glaciale, parfois douloureuse, qui paralyse presque le client (qui a par ailleurs souffert, plus jeune, d'un trouble du langage) la plupart des fois où il souhaite entreprendre quelque chose (relation sexuelle, initiative professionnelle, parfois au milieu d'un dialogue philosophique entre amis...), obstacle malvenu opposé à ses ambitions de grandeur. Les huit séances sont commentées en direct par Rogers, qui relève et argumente les bonnes et mauvaises interventions du thérapeute, et les avancées du client. Par contre, si vous n'aimez pas les notes de bas de page, vous allez souffrir. Atrocement. La thérapie illustre parfaitement de nombreux points théoriques du livre. Herbert Bryan identifie progressivement les bénéfices secondaires de son problème, ce qui lui permet de réduire les symptômes. Une fois les enjeux de sa pathologie parfaitement identifiés (à la moitié des séances), il évite pendant un temps conséquent d'une part de décider s'il renonce aux avantages qu'elle procure (ne pas se remettre en question, ne pas se lancer dans la vie professionnelle, …), d'autre part d'admettre qu'il lui revient à lui seul de prendre la décision et d'agir en conséquence. Comme indiqué plus tôt, les interprétations trop rapides donnent lieu à un recul du patient (qui au lieu de continuer de parler de lui se met à parler en termes philosophiques, abstraits, …) pourtant très habitué avant même de venir à l'introspection (il estime qu'il est en train de suivre une psychanalyse, ce n'est pas démenti pour éviter de rentrer dans justement dans un débat théorique). Les progrès sont très clairement visibles (et soulignés par Rogers au cas où on les raterait quand même), lorsque son discours change de tout au tout sur un thème identique (en général, le progrès consiste à admettre sa responsabilité -plutôt que de lister celle des autres, ou des événements extérieurs-, puis sa propre capacité à changer). On peut aussi constater que des progrès radicaux peuvent avoir lieu entre les séances (impensable, selon l'auteur, pour d'autres thérapeutes plus directifs).

 Bien qu'ayant validé le cours de méthodologie de l'entretien (youpi \o/), deux autres résumés de livres de Rogers vont suivre en lien avec ce cours. Certes les livres de cet auteur ne sont ni dans la bibliographie recommandée par la prof, ni dans celle du PUF, mais dans ces livres il est dit plusieurs fois que Rogers a beaucoup fait avancer les choses dans la conception de l'entretien thérapeutique, et cette lecture l'a plutôt confirmé!

lundi 12 mai 2014

Comment on dit dans ta langue? Pratiques ethnopsychiatriques, de Sybille de Pury



 Le titre de ce livre est un peu inquiétant puisque, a fortiori dans une situation de consultation ethnopsychiatrique où des cultures très différentes communiquent, la traduction ne consiste pas à simplement remplacer un mot par son équivalent exact d'en face. On peut pourtant être rassuré sur ce point dès la préface de Tobie Nathan, où il explique précisément que les nombreuses façons, par exemple, de nommer les djinns (qui consistent surtout, d'ailleurs, peut-être dans un hommage à Lovecraft, à ne pas les nommer, en utilisant par exemple des euphémismes ou des métaphores) sont un précieux outil pour comprendre la conception de l'esprit frappeur concerné par l'interlocuteur·ice. Plus simplement, on peut aussi être rassuré par le fait que l'autrice soit linguiste (et même chercheuse au CNRS), donc ne peut pas ne pas être au courant de la complexité de l'action de traduire. Ce titre a pourtant été choisi, puisque dans sa première édition le livre s'intitulait Traité du malentendu.

 A travers plusieurs illustrations cliniques observées par l'autrice dans le cadre d'un travail de recherche, l'objet du livre est de montrer comment les contraintes de communication (présence indispensable de traducteur·ice·s, absence de termes équivalents d'une langue à l'autre, plurilinguisme des patient·e·s qui peut nécessiter plusieurs traducteur·ice·s) permet en fait de mieux se comprendre, mieux en tout cas que si les interlocuteur·ice·s avaient échangé dans un langage commun ("On dit souvent que les situations de contact entre cultures sont propices aux malentendus. En fait, elles sont surtout propices aux repérages des erreurs de compréhension"). Ainsi, la mère qui finit par proposer le terme de kimpi ("c'est comme si on lui avait introduit quelque chose dans le corps... dans la tête plus que dans le corps, d'ailleurs") pour sa fille (qui inquiète l'institutrice car elle ne parle jamais à l'école) parce que ses deux premières propositions ("garçon manqué" et "la tête, ça marche pas") ne sont pas satisfaisantes propose une étiologie plutôt que de décrire des faits, ce qui permet à la thérapie d'avancer. Dans une autre situation, une patiente rechigne à utiliser le mot "manger" pour parler de l'ensorcellement dont elle a rêvé avoir été victime, le remplaçant par "tuer". Pourtant, dans sa langue, il existe bien deux mots distincts pour désigner "manger" et "tuer", y compris pour parler de tuer par ensorcellement. Seulement, parler devant un auditoire blanc de manger ravivait pour la patiente les clichés racistes sur le cannibalisme des Noirs. Une conversation entre les différents intervenant·e·s pour éclairer la différence entre tuer et manger a permis de donner plus de clarté au rêve de la patiente, en dévoilant un sens volontairement implicite du rapport à la sorcellerie qu'implique le terme manger. La langue, de même que le nom, fait également partie de l'identité. En révélant pendant la séance que sa langue maternelle était tel dialecte précis (et que le dialecte qu'elle disait sien était en fait celui de son mari, comme un dialecte par alliance ou d'intégration), une patiente a éclairé un conflit personnel qui rejaillissait sur ses enfants. La contrainte, qui a donc l'avantage de permettre bien des choses, peut même être induite délibérément : une autre patiente était prise au dépourvu qu'on lui demande de s'exprimer en arabe, alors qu'elle parlait couramment le français. La situation la déstabilisait suffisamment pour qu'elle traduise spontanément... les propos de la traductrice! Elle n'aurait pourtant pas nécessairement exprimé les même choses si elle avait plutôt parlé en français.

 Au delà des situations cliniques très spécifiques évoquées (même si les développements théoriques qui suivent sont plus généraux), le livre offre une vision plus large de la communication en général, et de l'intérêt que peut avoir le malentendu lorsqu'il est identifié. Même si son cadre est la situation très spécifique de la consultation ethnopsychiatrique, il n'intéressera pas seulement le·a psychologue clinicien·ne.

vendredi 9 mai 2014

Psychothérapies, de Tobie Nathan, Alain Blanchet, Serban Ionescu et Nathalie Zajde



  Ecrit à l'initiative de Tobie Nathan, cet ouvrage a pour préoccupation d'entamer un débat de fond sur le fonctionnement des psychothérapies, dont l'usage et les variantes ("de psychothérapies, il en existe des centaines") augmentent de façon exponentielle. Plutôt que de s'attarder sur un modèle de psychothérapie en particulier, ou de se limiter à trois ou quatre à l'exclusion de toutes les autres (des centaines moins trois ou quatre, donc, ce qui fait quand même beaucoup), le livre s'organise en posant quatre questions. Tobie Nathan donnera des éléments pour identifier ce que fait réellement le thérapeute, Alain Blanchet se demandera avec vous si on peut évaluer le type d'interaction qu'il établit avec ses client·e·s (tiens, il ne dit pas "patient·e·s"...), Serban Ionescu vous dira tout ce que vous vouliez savoir (et peut-être même ce que vous ne vouliez pas savoir) sans oser le demander sur l'évaluation des psychothérapies, et Nathalie Zajde éclairera les différentes positions envers la notion de traumatisme.

Tobie Nathan établit longuement une comparaison (points communs et différences) entre les psychothérapies d'orientation spiritualistes (le responsable du trouble psychique est un être surnaturel) et les psychothérapies d'orientation scientifique (celles qu'on étudie, ou en tout cas qu'on a la possibilité d'étudier, en fac de psycho), pour conclure sur un développement qui éclaire le fonctionnement de la psychothérapie ethnopsychiatrique, qui utilise les deux à travers un travail d'équipe entre spécialistes (ce n'est pas particulièrement précisé ni sur la couverture ni sur le 4ème de couverture, mais, pour le plus grand bonheur ou la plus grande affliction des lecteur·ice·s, les apports théoriques de l'ethnopsychiatrie sont très présents dans ce livre). Le rôle du diagnostic, dit "interprétation" du trouble (vous êtes malade à cause d'un traumatisme/d'un conflit inconscient/des neurotransmetteurs/du karma/du capitalisme/de Sauron), est considéré comme particulièrement central : elle donne un statut d'expert·e·s aux thérapeutes, et retire l'expertise aux patient·e·s - "l'art de l'inversion d'expertise". Deux vignettes cliniques sont données, où le patient dans un cas investit enfin la thérapie, dans l'autre est soigné après des années d'efforts de bonne volonté mais infructueux de sa part et de celle du thérapeute, après que lesdits patients aient été pris au dépourvu par une proposition thérapeutique sortie de nulle part et l'air sûr de lui de l'auteur de la proposition. Un mot quand même sur les vignettes cliniques du premier chapitre : Nathan précise que ces situations ne sont pas vraiment arrivées, mais sont un mix de différentes vraies situations, donc que selon son expérience clinique elles sont parfaitement plausibles, débrouillez vous avec ça (oui, je sais, dans Le livre du ça de Groddeck c'est exactement pareil et je trouvais ça super astucieux... je vous en pose, des questions?). Si l'interprétation est conforme aux attentes des patient·e·s (parce qu'elle a "diffusé dans le corps social"), donc, "elle a perdu une grande partie de son intérêt thérapeutique". Vous avez bien compris ce que ça implique : "une interprétation se définit par sa fonction et non pas son contenu", rangez-moi cette tablette d'antidépresseurs et prescrivez du chocolat noir (ou des séries de pompes, si le·a patient·e vous a saoulé). Passé cette introduction, Tobie Nathan s'attarde sur les thérapies que les scientifiques jugeraient basées sur la superstition, en donnant divers exemples détaillés, issus de régions du globe et de religions très différentes les unes des autres, qui éclairent ce qu'il a dit plus tôt. C'est l'occasion de montrer que la formation technique, et les procédures, sont aussi exigeantes que pour les psychothérapies scientifiques : si exotique que cela paraisse à celui ou celle qui n'est pas sensible aux théories sous-jacentes, le·a thérapeute ne fait pas n'importe quoi, et est l'auteur·ice de guérisons réelles. Les psychothérapies sont aussi, nécessairement, inscrites dans la société : c'est l'appartenance à une communauté de soignant·e·s qui légitime un·e soignant·e en particulier, et des ressources industrielles sont même impliquées, puisqu'il faut bien produire le matériel, les gri-gris, des soignants en question (livres, amulettes, ritaline, …). Des différences existent toutefois, justement, dans la formation : les thérapies que Nathan fait découvrir aux lecteur·ice·s sont souvent apprises après des rituels initiatiques éprouvants (qui ont pour effet sur l'initié·e "de ne lui laisser d'autre issue pour survivre que l'affiliation", ce qui rend la transmission purement théorique absurde aux yeux de ces soignant·e·s -"raconter n'a aucun sens pour qui a été construit dans le but de modifier"-). Il arrive aussi que le·a thérapeute soit entré·e dans cet univers par sa propre maladie ("un malade est toujours un quasi-adepte", "les malades sont des militants spontanés des philosophies et des idéologies"). Ces éléments évoquent par certains aspects la psychanalyse (l'analyse didactique indispensable dont seul Freud a été dispensé, ce qui est un élément bien pratique pour faire du Freud-bashing facile, le fait que pour Lacan l'objectif même de l'analyse est de former un·e analyste, …), mais dans une mesure que Tobie Nathan ne juge en rien comparable. Le fait d'avoir été emmené en voyage dans des univers où les psychothérapies consistent à ouvrir le ventre d'un poulet et le foutre sur la tête du ou de la patient·e (qui se verra gracieusement accorder une douche après) ou à vendre une amulette après avoir lu une phrase dans un livre religieux ouvert à une page au hasard aide à comprendre le travail d'équipe nécessaire en ethnopsychiatrie : quelqu'un pour qui toute sa vie ces éléments ont été science et non pas exotisme (Devereux déplore le complexe de supériorité occidental, qui range spontanément dans la superstition les découvertes faites en étudiant diverses populations) aura de la même façon du mal à prendre soudainement au sérieux des histoires de complexe d'Oedipe ou de neurotransmetteurs ("pour décrire la relation entre un "psy" occidental et un patient immigré africain, qu'on ne vienne pas évoquer l'écoute ou l'empathie"). Elaborer ses symptômes avec des professionnel·le·s qui connaissent les deux permet d'articuler les différents apports, et finalement de parler un langage cohérent.

 Le chapitre suivant, celui d'Alain Blanchet, a certaines ressemblances avec celui de Tobie Nathan, en particulier du fait qu'il parle de l'aspect le plus concret des psychothérapies en restant, dans la mesure du possible, général. Les psychothérapies "se déroulent dans un cadre, mettent en œuvre des modes de communication distincts de ceux qui caractérisent d'autres situations sociales d'échange, et toutes ont pour objectif d'améliorer l'état psychique du patient", en particulier à l'aide d'une réorganisation de sa perception du monde (modification et restructuration de la pensée). Toute psychothérapie implique un cadre, fixé par le·a thérapeute, et une relation, dans ce cadre, entre quelqu'un qui sait et quelqu'un qui ne sait pas ("la psychanalyse réactive davantage une relation parentale, la thérapie cognitive une relation éducative et la thérapie systémique une relation groupale"). Aux nombreuses considérations générales sur les mécanismes à l’œuvre dans une psychothérapie ("a) la psychothérapie est plus efficace que l'absence de traitement ; b) les psychothérapies d'orientations théoriques différentes sont en général aussi efficaces les unes que les autres", "Les théories thérapeutiques ont donc une faible valeur scientifique. Par contre, leur rôle est fondamental", …) s'ajoutent des détails très techniques sur la prise de parole (et la prise de silence, je viens de l'inventer mais c'est super classe) des thérapeutes, en particulier sur les différents types de relance (différence entre reflet et écho, registre modal -relance sur l'état psychologique des patient·e·s- et registre référentiel -relance sur la description d'un état du monde-, …). Si effectuer une interprétation dans sa relance est un risque, se contenter de répéter ce qu'a dit le·a patient·e sur un ton d'interrogation, ou introduire sa relance par "est-ce que", peut être perçu comme une désapprobation du contenu par le·a thérapeute. C'est ce chapitre qui concerne le plus directement l'entretien clinique, avec en plus de vrais extraits d'entretien dedans.

 Serban Ionescu, de son côté, fait un bilan de l'évaluation des psychothérapies depuis le siècle dernier, avec l'évolution des méthodes et de la perception de l'évaluation. Les évaluations varient selon le nombre de sujets étudiés, la sélection des sujets (pour évaluer la psychanalyse, une étude a par exemple exclu les patient·e·s traité·e·s moins de six mois, considéré·e·s comme ayant abandonné le traitement), les résultats qu'on choisira de mesurer (disparition du symptôme, satisfaction des patient·e·s, bien-être général avant et après, …). Se pose bien entendu également le problème de la stabilité du résultat : l'évaluer implique la disponibilité des sujets et des chercheur·se·s des années après la guérison. De nombreux détails sont fournis pour chaque étude évoquée, mais le chapitre ne concerne pas uniquement les études statistiques, les études de cas étant depuis son existence un pilier de la psychologie clinique. La méthodologie, l'intérêt et les limites de l'étude de cas seront ainsi largement discutés (par exemple, "l'étude d'un seul cas peut être utile (aussi utile que l'étude d'une population de mille cas) lorsque les données obtenues infirment une hypothèse, en découvrant des faits qui permettent de la rejeter"). Conformément à des remarques que Freud avait déjà faites il y a un temps certain (les statistiques sont utiles à condition d'en faire sur un très grand nombre, mais rien ne remplace l'étude de cas), Ionescu insiste sur le fait qu' "un rapprochement entre cliniciens-practiciens et chercheurs en clinique est souhaitable et inévitable". Il est très regrettable que ce chapitre ait été écrit avant 2005 et le fameux rapport sur l'efficacité des psychothérapies qui avait fait scandale en lui-même pour les uns, et dont l'enterrement avait fait scandale pour les autres, sur lequel l'auteur aurait probablement eu beaucoup de choses à dire, mais lui avec neutralité, enfin neutralité c'est peut être pas possible mais avec impartialité.

 Dans son chapitre sur le traumatisme, Nathalie Zajde reprend les données connues actuellement (actuellement, c'est actuellement en 1998) sur le traumatisme (critères du DSM IV, approche psychanalytique et son évolution depuis Etudes sur l'hystérie), mais s'attarde aussi sur deux types de traumatisme induits volontairement, l'un dont l'objectif est de diminuer la personne concernée (la torture), l'autre dont l'objectif est de la grandir (le rituel initiatique). L'autrice rappelle que la pratique de la torture était déjà très codifiée à l'époque de l'Inquisition, et que ça n'a pas changé depuis. Elle précise aussi qu' "il arrive souvent que l'on rencontre le même type de professionnels dans les pratiques de torture et les pratiques thérapeutiques : des médecins, des psychiatres et des psychologues" (elle rappelle juste après que, même s'il est nécessaire de comprendre le fonctionnement de la torture pour mieux soigner ses victimes, il est du devoir de tout psychologue de s'y opposer fermement, au cas où des lecteur·ice·s auraient compris de travers). La torture consiste, selon des règles strictes, à faire perdre à la victime ses repères géographiques (enlèvement, enfermement), sensoriels (isolement, drogues), moraux (tabous religieux ou autres, ...), à la terrifier (simulacres d'exécution, menaces envers les proches), l'humilier, lui infliger des douleurs si intenses qu'elles seront indescriptibles, et à la rendre complice du bourreau (délation, participation à la torture d'autres prisonnier·ère·s, …), … L'individu est nié dans la démarche même de la torture (à travers le bourreau qui torture sa victime, c'est le groupe d'appartenance du bourreau qui diminue le groupe d'appartenance de la victime), et la victime s'en trouve en effet modifiée après ("que la victime soit une Juive survivante d'Auschwitz, un Khmer bouddhiste du Cambodge torturé par les Khmers rouges, un Roumain victime de la Securitate, un Peul de Guinée Conakry rescapé des geôles ou une révolutionnaire chilienne survivante des prisons de la Junte, tous, après être passés par la torture, semblent tenir le même discours, comme s'ils avaient été dénaturés, simplifiés"). Le traumatisme induit par l'initiation a pour objet, au contraire, d'inclure dans un groupe. Il concerne surtout des sociétés qui considèrent la vie comme faite de discontinuités : le passage d'une étape à une autre implique une métamorphose, ce qui peut éventuellement passer par des épreuves de résistance physique, de douleur, d'humiliations... Même hors de ces cas particuliers, la notion de traumatisme s'inscrit toujours dans la société par le besoin des victimes d'une reconnaissance historique, juridique (compensation financière), thérapeutique, … En ce qui concerne la définition purement clinique du traumatisme, l'autrice s'attarde en particulier sur le travail de Sandor Ferenczi, à la fois précurseur de la future description du stress post-traumatique dans le DSM IV et de l'approche analytique contemporaine du traumatisme.

Hormis quelques passages particulièrement techniques ("dans le cas du plan A-B-A-B-BC-B-BC, la première partie (A-B-A-B) permet de déterminer l'impact de B et la seconde partie (BC-B-BC) est destinée à comparer l'impact de B à celui de BC"... c'est fou, c'est exactement ce que j'allais dire!), le livre se lit vite, et les quatre chapitres peuvent parfaitement se lire séparément. L'approche est originale mais rigoureuse.

samedi 26 avril 2014

L'observation clinique et l'étude de cas, de Jean-Louis Pedinielli et Lydia Fernandez



 Dans ce livre, des précisions parfois très techniques seront apportées sur les nombreux éléments en jeu dans l'observation clinique et dans l'étude de cas, avec une attention particulière portée sur la différence entre objet et sujet. En effet, même lorsque les outils des clinicien·ne·s ne comportent ni tests ni sémiologie, iels appliqueny une méthodologie aux patient··s pour atteindre un objectif. A l'inverse, les tests ou la sémiologie, s'ils sont intégrés à d'autres éléments, ne réduisent plus le·a patient·e à une score sur une échelle, ou à une liste de symptômes : même un diagnostic fait avec l'utilisation la plus caricaturale du DSM ("voyons voir, j'ai pu cocher 5 cases sur 7, il en fallait au moins 4, donc vous êtes xxx") peut impliquer d'intégrer ce diagnostic dans une compréhension bien plus générale des patient·e·s (sens du diagnostic ou des symptômes pour la personne, éventuels bénéfices secondaires, inscription dans son histoire, impact sur sa vie, ...). La part de l'objectif et du subjectif ne va donc jamais de soi.

Observation clinique et étude de cas sont successivement décrites et problématisées, de la façon de les effectuer à leur restitution. Les notions présentées le sont souvent sous forme de liste, ce qui est bien pratique pour faire des fiches, et le contenu des chapitres est très détaillé, ce qui est beaucoup moins pratique pour les résumer. Des concepts parfois très voisins (comme histoire des patient·e·s -dans le cadre de l'entretien clinique, pas d'une fiche wikipédia- et anamnèse) sont souvent définis avec précision pour permettre de les distinguer. Si le livre est extrêmement technique, il invite aussi régulièrement le·a clinicien·ne à ne pas se cacher derrière la technique, d'autant qu'il est impossible de s'effacer complètement derrière elle : dans le choix des informations relevées, de la façon de les relever et la façon de les traiter, bien sûr dans le contre-transfert, dans la façon de rédiger une éventuelle étude de cas (qui est comparée à un roman qui aurait pour contrainte de décrire la réalité, dans lequel le·a narrateur·ice est forcément un personnage et qui est adressé, dès sa rédaction, à un public particulier -chercheur·se·s, confrère·soeur·s, ...- ), sa personne a une influence.

La taille de ce tout petit livre est trompeuse : il est très compact, et fournit des informations nombreuses et parfois complexes... d'où le résumé très court, détailler le contenu reviendrait en fait probablement à rédiger un texte plus long que le livre, qu'on peut voir soit comme un dictionnaire de poche de l'observation clinique et de l'étude de cas, soit comme un chapitre particulièrement dense d'un livre de cours.

dimanche 20 avril 2014

La pratique de l'entretien clinique, de Gérard Poussin


 Ce livre se veut un mode d'emploi de l'entretien clinique, tout en reconnaissant qu'il est impossible de faire tenir la conduite à suivre pour le·a clinicien·ne dans un mode d'emploi. En faisant référence au livre de Colette Chiland sur le même sujet, il se rassure en constatant qu'il n'est pas le seul à être empêtré dans cette contradiction : "C. Chiland a écrit : "il faut se méfier de ceux qui, dans notre domaine, disent "il faut toujours..., il ne faut jamais...," Nous sommes devant des situations uniques auxquelles il faut savoir répondre". En relisant mon texte, je me suis aperçu que je disais souvent "ll faut" ou "Il ne faut pas". Cela dit, je remarque que la phrase de C. Chiland commence et se termine de la même façon ("Il faut se méfier..."/"Il faut savoir répondre"), ce qui me rassure un peu sur tous mes propres "Il faut" . "

 L'entretien clinique est d'autant plus central dans la pratique des psychologues clinicien·ne·s que le·a patient·e n'a généralement rien à négocier dans la consultation, de traitement médicamenteux ou d'autorisation de sortie de l'hôpital par exemple ("C'est précisément parce qu'il est sans pouvoir réel que le psychologue peut redonner le pouvoir au sujet"). Il existe bien sûr des exceptions, mais Gérard Poussin parle bien dans ce cas de négociation ("l'entretien de négociation est tout aussi noble que l'entretien clinique, mais il n'obéit pas tout à fait aux mêmes règles"), et exclut d'évacuer cet aspect de l'entretien, de faire comme s'il n'existait pas. Il donne aussi l'exemple de la consultation sur injonction judiciaire : en ce qui le concerne, il refuse de "signer le papier" si le·a consultant·e vient uniquement pour faire acte de présence et non en tant que patient·e.

 Les "Il faut" et "Il ne faut pas" assumés mais un peu regrettés par l'auteur viennent du fait que l'ouvrage s'apparente souvent à un manuel de déminage : nombre de pièges se glissent dans ce qui ressemble à priori à une simple situation de dialogue (voire de monologue entrecoupé de "hmm"). On échange même quand on ne veut pas échanger ("tout message est en fait interprété", "l'interprétation, au sens commun du terme, est notre pente naturelle"), et le·a patient·e le sait, voire le devance même quand ça n'arrange pas le·a psychologue qui cherche à être et paraître neutre -et bienveillant·e, bien sûr- ("le sujet cherche constamment à savoir ce que cherche l'interlocuteur, ce qu'il veut lui communiquer"). Le cadre lui-même fait partie intégrante de la situation clinique, et ce dès la prise de rendez-vous ("il faut toujours garder à l'esprit la façon dont les patients prennent rendez-vous"), et il n'est pas évident de trouver un équilibre entre le respect du cadre et l'adaptation aux demandes et spécificités des patient·e·s et des situations, même si l'avis de l'auteur sur celles et ceux qui sacralisent le cadre est plutôt limpide ("le soi-disant respect des règles, appliqué de manière obsessionnelle, n'est rien d'autre que l'aveu d'une rigidification à l'encontre des manifestations projectives agressives ou séductrices du patient lui-même").

 Le·a psychologue a aussi un grand devoir d'humilité, déjà parce que l'entretien clinique est impossible à maîtriser parfaitement, mais aussi parce que son attitude peut être néfaste aux patient·e·s, et ça a plus de risques d'arriver quand on est trop sûr·e de sa bienveillance ("le psychologue n'intervient pas. C'est par la médiation de son écoute, et de sa parole, qu'il permet au patient d'intervenir en sa propre faveur", une autre attitude risque de l'infantiliser et/ou de l'enfermer dans son trouble)... ou de son infaillible niveau technique ("on ne répond pas au vide mental en le remplissant de ses propres mentalisations", "les psychologues ne sont pas différents des autres humains et sont victimes eux aussi de préjugés", ...). Iel doit aussi, dans le cas où iel travaille en institution, ce qui est selon l'auteur indispensable dans un premier temps ("la pratique s'acquiert au sein d'une équipe, et non dans la solitude d'un cabinet", même quand on a un beau Master 2 -la chance!-, et même quand on a fait une analyse didactique et qu'on peut désormais répliquer "j'ai fait une analyse!" à chaque fois qu'un Moldu ose nous contredire), veiller à ce que l'institution ne le·a contraigne pas à des pratiques contraires à son éthique (consultation forcée, non-respect de la confidentialité, qui revient à avoir une fonction de "psychologue flic" ou de "psychologue bonne conscience"), quitte à brandir le code de déontologie si besoin, même si ça peut être difficile quand on débute parce qu'on est moins sûr de ses compétences donc c'est plus difficile d'envoyer promener le reste de l'équipe et en plus, comme le monde est mal fait, on est tout en bas de la hiérarchie (et, normalement, en CDD et/ou en temps partiel, même quand on a un beau Master 2 -la chance quand même!-) : l'auteur "pense néanmoins qu'il faut s'en tenir à ces règles et s'y accrocher, quel qu'en soit le prix". L'institution peut également être une excuse pour prendre des libertés : une patiente, par exemple, avait la sensation d'avoir été trahie parce qu'une partie des propos tenus lors de l'entretien clinique avait été restitué lors d'une réunion d'équipe. C'est normalement un peu le but des réunions d'équipe (non, le rôle des psychologues ne consiste pas à regarder, muet, les autres échanger avec un sourire entendu pour dire qu'iels savent plein de trucs que les autres ne savent pas), mais il s'est avéré qu'il n'y avait aucun intérêt clinique à répéter ces propos en particulier, l'attitude du psychologue était donc effectivement déplacée.

 J'ai utilisé les termes de mode d'emploi ou de manuel parce que les conseils donnés sont le plus souvent très spécifiques, même si des apports théoriques plus généraux sont fournis (comme la différence entre empathie -être capable de savoir ce que ressent l'autre-, transfert -représentation particulière de l'autre, accompagné d'un ressenti qui peut être intense, en fonction de son propre psychisme- et clivage -division du monde en bon et mauvais, qui implique d'inclure l'interlocuteur·ice dans une des catégories-), avec en particulier pas mal de notions de linguistique (la partie sur la méthodologie de l'entretien de recherche était pour moi parfaitement incompréhensible, mais pour le reste c'est quand même clair). Des conseils sont par exemple donnés pour les consultations avec des enfants ou des personnes âgées, mais aussi à des patient·e·s atteint·e·s de pathologies qui rendent la pratique de l'entretien clinique particulièrement difficile, comme la paranoïa, la dépression ou la psychose ("renoncer de mener des entretiens avec des personnes atteintes de certaines pathologies, c'est renoncer à leur reconnaître le statut de personne").

Si la psychanalyse reste le modèle théorique principal, l'auteur a une approche pragmatique et intègre ce qui lui semble fiable et avoir de l'intérêt quand c'est pertinent, et n'hésite pas à le préciser quand une notion psychanalytique est contredite par une avancée scientifique (il se sent obligé de s'en expliquer au début du livre, les missiles entre pro et anti fusant à un certain rythme depuis quelques années... c'est l'occasion de constater que le livre est récent, puisque le fameux livre de Michel Onfray sur Freud -sur lequel j'ai bien envie d'être désobligeant, mais je ne peux pas parce que je ne l'ai pas lu, et hélas il est long- fait partie des exemples donnés et il date de 2010). Une étude de psychologie sociale nous fournit ainsi un renseignement précieux : dans les techniques pour inviter l'interlocuteur·ice à continuer de parler de la façon la plus neutre possible, la reformulation et la complémentation sont plus efficaces qu'une nouvelle question ou une interprétation.

 Ecrit, on en a en tout cas l'impression, avec passion, ce couteau suisse est bien utile pour éviter de se vautrer dans des pièges d'autant plus dangereux qu'ils ne sont pas évidents à identifier.

samedi 12 avril 2014

L'entretien clinique, dirigé par Colette Chiland


 Ecrit à plusieurs mains (Colette Chiland est aidée de Marie-France Castarède, Michel Ledoux, Anne Ledoux et Béatrice Marbeau-Clerens), ce livre évoque les spécificités de l'entretien clinique (thérapeutique ou de recherche) et de son enseignement ("le savoir positif en notre domaine ne constitue pas un corpus cohérent et achevé qu'on puisse enseigner dogmatiquement ou axiomatiquement et posséder une fois pour toutes, comme la géométrie euclidienne"). Il s'appuie en effet sur une rencontre entre un sujet et un autre sujet (parfois plus de personnes encore sont impliquées, comme les parents lorsque le·a patient·e est enfant ou adolescent·e, ou un tiers quand la consultation concerne une relation).

 Les pièges à éviter, parfois insidieux, sont en effet nombreux. La neutralité bienveillante est essentielle pour le bon déroulement de l'entretien (le·a consultant·e ne doit pas se sentir menacé·e ni méprisé·e, doit sentir qu'iel peut s'exprimer librement), mais "ni la neutralité, ni la bienveillance ne vont de soi". Inciter le·a consultant·e à développer lorsqu'iel est mal à l'aise, si ça part d'une bonne intention (lui faire comprendre qu'iel peut tout dire, et accessoirement arriver au fond du problème), peut le·a braquer et faire qu'iel ne reviendra pas (une mauvaise réaction peut parfaitement avoir lieu en différé). Trop abonder dans son sens risque de briser la relation soignant·e/patient·e, du moins dans l'esprit du ou de la patient·e, et empêcher d'identifier un blocage qui ne surviendra pas. Au contraire, si le·a clinicien·ne donne des leçons de morale, même quand ça semble pertinent, l'interlocuteur·ice sera trop occupé·e à être sur la défensive pour donner une chance de comprendre son attitude et le·a rendre réceptif·ve au discours qui s'avérera approprié. Sur ce dernier point, deux exemples sont donnés, qui rappellent aussi qu' "il est essentiel, pour bien mener un entretien, de chercher à comprendre la personne présente, et non celle qui est absente". Dans le premier, la belle-mère d'une enfant de 6 ans en grande souffrance tient à ce que l'enfant l'appelle "maman", et compte ne pas lui révéler qu'elle n'est pas sa mère biologique avant l'âge de 10 ans (alors qu'elle voyait régulièrement ses frère et sœur aînés, habitant eux avec la mère biologique). La psychologue a essayé de lui expliquer que son attitude était destructrice pour l'enfant, ses arguments n'ont pas été reçus avec compréhension et enthousiasme. Consciente de son échec, elle propose une deuxième consultation, au cours de laquelle elle apprend que la "marâtre" ne pouvait pas elle-même avoir d'enfants, et avait été abandonnée par sa propre mère. En acceptant d'écouter ses souffrances, elle a finalement pu ensuite la convaincre d'avoir une attitude plus constructive. Dans le deuxième exemple, un homme consulte parce qu'il compte se séparer de celle qui est sa compagne depuis quatre ans, et qui est enceinte. La psychologue, pour le moins, sympathise peu, et oriente plus l'entretien vers des aspects matériels que psychiques (la responsabilité affective et matérielle envers l'enfant, les possibles poursuites judiciaires, …). Le consultant, terrassé par la culpabilité après ce premier contact, est aller consulter un autre psychologue auquel il a cette fois-ci eu le loisir d'expliquer que sa compagne, qui n'avait jamais accepté de se marier, avait arrêté sa contraception sans le lui dire, et refusait qu'il ne reconnaisse l'enfant pour pouvoir bénéficier de pensions alimentaires de la part des trois pères potentiels. Il a aussi pu exprimer sa demande, de savoir quelle était la meilleure attitude pour que son ex-compagne le laisse voir l'enfant (l'auteur ne dit pas qu'il faut systématiquement être du côté de la personne qui consulte, simplement qu'il faut prendre connaissance de ses représentations pour que l'entretien ait du sens pour les deux parties).

 Les effets de transfert et de contre-transfert sont eux aussi détaillés. L'attitude des patient·e·s (agressive, fusionnelle, ...) est une information sur la façon dont iels approchent les relations, ou une relation importante en particulier (avec le père, la mère, …). Rentrer dans le jeu des patient·e·s risque de provoquer un cercle vicieux, disqualifier l'attitude pourrait être mal compris. Le contre-transfert est aussi source d'informations ("nous savons tous combien la fatigue, le malaise ou l'angoisse que nous pouvons ressentir lors d'un entretien peuvent avoir une valeur diagnostique"), et peut s'exprimer envers le·a patient·e (si ce n'est pas identifié, il devient donc moins sujet et plus objet) ou encore envers un groupe fréquenté par le·a patient·e, ce qui peut être particulièrement néfaste si c'est exprimé, serait-ce en croyant bien faire ("certaines personnes investissent un groupe, une institution, comme l'enfant sa mère"). L'anticléricalisme d'un thérapeute l'a ainsi conduit à diagnostiquer un patient comme psychotique pour ses pratiques et croyances religieuses. Un chapitre entier est également consacré au langage non-verbal, très informatif ("si on enregistre au magnétoscope un entretien avec un patient, et qu'on projette à un groupe d'étudiants la bande magnétique sans le son, on est étonné de voir la quantité d'informations qui ont pu être saisies par les spectateurs quant à la personnalité du consultant, alors que ce dernier ne communiquait intentionnellement avec le clinicien que par le discours") mais difficile à maîtriser en temps réel (d'où l'intérêt d'identifier le contre-transfert!).

 La situation spécifique de l'entretien clinique appelle bien entendu une formation spécifique. Les outils proposés sont l'analyse après-coup d'entretien à plusieurs (un·e étudiant·e parle avec d'autres étudiant·e·s d'un entretien effectué), l'analyse d'un entretien enregistré en vidéo (seuls les entretiens de recherche clinique sont concernés, pour des raisons éthiques) ou encore le jeu de rôles, qui a le mérite de permettre de se mettre plus littéralement à la place des patient·e·s (avec débriefing entre étudiant·e·s après, à chaud ou après visionnage de l'enregistrement). C'est l'occasion de réaliser l'écart entre approche rationnelle et ressenti. Plusieurs exemples sont donnés. Dans l'un d'eux, une étudiante s'enthousiasme d'un entretien auquel elle a assisté lors d'un stage : l'approche non directive du psychologue a permis aux patient·e·s d'exprimer spontanément les informations importantes pour la thérapie. L'enseignant propose de reproduire l'entretien, et d'enregistrer ce moment d'enchantement pédagogique. L'étudiante se rend compte lors du visionnage qu'elle a eu exactement l'attitude inverse de celle dont elle avait chanté tant de louanges : ses questions étaient non seulement très directives, mais parfois même rhétoriques ("vous ne pensez pas que...?"). Un autre cas concerne un entretien dans lequel la patiente était une jeune femme (16 ans) enceinte. Au moment du débriefing, une étudiante s'emporte vite : l'adolescente est en train de ruiner sa scolarité et son avenir, c'est complètement irresponsable de la laisser partir sans un rendez-vous en planning familial pour prévoir un avortement. Jeu de rôles pour qu'elle montre comment il fallait faire : face à la patiente (même incarnée par une autre étudiante), elle se rend vite compte que ses convictions idéologiques n'étaient pas adaptées à la situation de cette adolescente qui percevait sa grossesse sur un mode affectif.

 Les spécificités de l'entretien clinique avec l'enfant et l'adolescent sont également détaillées (promis, je n'ai pas fait exprès de faire une transition avec l'exemple juste avant où il est question de l'enfant d'une adolescente). Le feeling est particulièrement important avec l'enfant ("la conduite et le mode d'entrée avec l'enfant sont d'une extrême variété"), ce qui est souvent illustré par un jeu de gribouillage auquel Winnicott s'adonnait avec ses jeunes patients, source de matériel clinique mais aussi activité qu'il appréciait sincèrement, même si "chacun de nous ne réussit pas à établir le contact avec n'importe quel enfant". La situation varie non seulement en fonction de l'âge de l'enfant, mais aussi du niveau et de la nature de la participation des parents (ce qu'ils souhaitent, et ce que le thérapeute souhaite leur attribuer), de la demande de l'enfant et de ce qu'il comprend de la situation.

 Le chapitre sur l'adolescence concerne finalement plus l'adolescence elle-même que l'entretien clinique avec l'adolescent·e. Différentes dynamiques à l'œuvre sont évoquées, dont le parallèle entre le vécu des parents et celui de l'adolescent·e : alors que l'adolescent·e est dans sa propre période de transition, qui l'amène à revoir sa relation avec ses parents, les parents revivent leur adolescence, ce qui peut se faire dans la rancœur si eux-mêmes ont été frustrés à cette période et que leur enfant ose ne pas l'être, ou en la revivant plus littéralement en ayant une attitude de pote qui va rendre plus flous les repères entre les générations au moment même où ils sont en train de se constituer autrement. La complexité de ces dynamiques rend particulièrement indispensable d'être vigilant·e aux transferts et contre-transferts : le·a thérapeute est forcément un·e adulte au même titre que les parents, le·a consultant·e adolescent·e forcément un·e adolescent·e, la distance nécessaire à la neutralité bienveillante n'est donc pas évidente à avoir. Il peut paraître plus légitime qu'avec le·a patient·e adulte de juger avant de comprendre, et l'enjeu presque incontournable du conflit avec les parents est un terrain glissant : l'autonomie est attirante mais n'est pas forcément rassurante, les interdits sont pesants mais peuvent avoir besoin d'être réhabilités, le·a soignant·e qui se pose trop du côté des parents risque de relancer le conflit, celui ou celle qui approuve avec insuffisamment de réserves les revendications du ou de la patient·e le·a prive d'une certaine sécurité.

 L'entretien clinique de recherche est aussi évoqué, les informations données sont plus techniques (en particulier l'aspect quantitatif, pour le choix des sujets et le traitement des données), même s'il y a des points communs avec l'entretien clinique tout court (le sujet doit se sentir en confiance, doit être d'accord avec ce qui va se passer, …). L'entretien de recherche peut d'ailleurs avoir des conséquences cliniques : sentiment de libération du fait de pouvoir s'exprimer, identification d'un problème (l'auteur rapporte même un cas où l'entretien a du s'interrompre, le sujet pris d'une crise d'angoisse suite aux affects éveillés).

 A travers les nombreux exemples donnés, l'équilibre entre théorie et pratique qui convient particulièrement pour le sujet de l'entretien clinique est respecté, autant que faire se peut pour un livre, qui est après tout un cours magistral en différé. Le propos est toujours clair et les enjeux sont bien exposés. Mélanie Klein, Donald Winnicott et Carl Rogers (dont le travail a eu un impact décisif sur la façon de mener un entretien non directif) sont très largement dominants dans les modèles théoriques. Le livre gagne probablement à être lu à différents niveaux de la formation (avant d'avoir eu affaire à un·e patient·e, après un premier stage, un fois qu'on a le sentiment d'avoir une expérience solide, …).

mercredi 9 avril 2014

14 approches de la psychopathologie, de Serban Ionescu



 Si "le chemin menant des approches exclusives à une approche intégrative est semé d'embuches" (ce qui n'empêche pas Serban Ionescu de prévoir de s'attaquer au sujet), l'auteur estime que l'évaluation de notre approche habituelle "ne peut que bénéficier d'une connaissance approfondie des autres approches". Il nous propose donc une introduction, courte mais loin d'être superficielle, à 14 approches qui ne communiquent pas nécessairement entre elles, et qui sont la psychopathologie dite athéorique (DSM), la psychopathologie behavioriste, la psychopathologie biologique, la psychopathologie cognitiviste, la psychopathologie développementale, la psychopathologie écosystémique, l'ethnopsychopathologie, la psychopathologie éthologique, la psychopathologie existentialiste, la psychopathologie expérimentale, la psychopathologie phénoménologique, la psychopathologie psychanalytique, la psychopathologie sociale (la psychopathologie en vacances, la psychopathologie à la ferme, la psychopathogie se rebiffe, la revanche de la psychopathologie) et la psychopathologie structuraliste.

 La naissance et l'évolution problématisée de chaque approche sont présentées dans le chapitre qui leur est consacré, et selon les objectifs de l'approche des informations sont données sur leur nosologie, leur vision de la clinique, leur méthodologie de recherche, …

 Le chapitre sur la psychopathologie athéorique est le premier chapitre, et malheureusement celui où l'ancienneté du livre (l'édition en cours, la 3ème, date de 1998) se fait le plus sentir : aucune information ni avis ne seront donnés sur le DSM 5. L'auteur précise tout de même que le terme d'athéorique n'a pas vraiment de sens (je suis plutôt d'accord, à moins de confier la rédaction du DSM à des gens qui n'ont strictement aucune connaissance en psychopathologie et en leur interdisant formellement de se renseigner sur le sujet), le DSM devrait plutôt se dire polythéorique, au mieux impartial (entre les théories existantes), à supposer que ce soit possible.

 La psychopathologie behavioriste a la particularité de ne s'intéresser qu'aux comportements observables, qui sont une réponse à l'environnement. Sa forme moderne, peu connue, est le behaviorisme social ou paradigmatique, où les comportements pathologiques sont classés d'une part en absence de comportement souhaitables, d'autre part en présence de comportements nuisibles. Le comportement découle de l'environnement, mais a aussi des conséquences sur celui-ci.

 La psychopathologie biologique concerne les éventuelles causes physiologiques des troubles psychiques. L'auteur donne l'exemple des étiologies successivement attribuées à l'hystérie, ou d'une étude sur le lien entre le manque d'acide 5-hydroxyindolacétique et le suicide.

 La psychopathologie cognitiviste a pour objet la façon dont certaines pathologies peuvent provenir d'une modalité particulière de traitement de l'information. Par exemple (pour résumer très très très succinctement), le fait de s'estimer responsable des événements négatifs qui surviennent contribue à la dépression.

 La psychopathologie développementale, à ne pas confondre avec la psychologie du développement, étudie les liens entre personnalité et pathologie.

 La psychologie écosystémique s'intéresse aux réseaux sociaux (rien à voir avec Facebook et Twitter), en distinguant par exemple des réseaux de type névrotique et psychotique (bon, j'entends les mauvaises langues dire que ça n'a pas tant rien à voir que ça avec Facebook et Twitter).

 L'ethnopsychopathologie s'interroge sur les liens entre culture et troubles psychiques, d'une part en s'intéressant aux troubles qui semblent spécifique à une culture en particulier (comme le koro, crainte que le pénis ne se rétracte a l'intérieur du corps, ou l'amok, crise de folie meurtrière sans égard pour sa propre vie, qui a tout de même eu la particularité de se moderniser -les patient·e·s sont passés du kris, poignard traditionnel, aux grenades-) et remettent en question l'idée d'universalité des troubles psychiques, d'autre part en s'intéressant aux pathologies induites, voire créées, par la culture -Georges Devereux fait une distinction entre déviation de la norme (qui peut amener à une stigmatisation et une exclusion plutôt qu'un diagnostic clinique) et conformité à certaines normes marginales (être fou conformément à la façon attendue d'être fou)-.

 La psychopathologie éthologique est surtout particulière pour ses apports méthodologiques : elle a adapté les méthodes d'observation du monde animal à la recherche sur le psychisme humain. Son principal mérite est d'avoir contribué à élaborer l'incontournable théorie de l'attachement.

 Je serais bien en peine d'expliquer correctement en quoi consiste la psychopathologie existentialiste parce que, je suis ravi que Ionescu me l'accorde, "l'approche existentialiste requiert sans doute une bonne compréhension de la philosophie qui porte le même nom. Ceci n'est pas facile!" . Même Maslow trouvait ça super compliqué, au point qu'il l'a écrit dans un livre consacré au sujet. D'après ce que j'en ai laborieusement compris, ça consiste à faire précéder l'existence à l'essence (pour aller très vite, mon identité vient de ce que fais plus que de mon état civil). Le·a patient·e doit donc, avec l'aide du ou de la thérapeute (et non d'une secte), découvrir son être propre, et identifier les mécanismes qui pourraient fausser la perception de son identité (être défini par le monde alentour -Umwelt-, notre entourage -Mitwelt- ou notre image de nous-même -Eigenwelt-), dénouant progressivement les symptômes, voire permettant de se libérer d'une "psychopathologie de la moyenne".

 La psychopathologie expérimentale a débuté suite à des résultats imprévus du travail de Pavlov et son équipe : certains animaux sujets d'expérience sur le conditionnement développaient des troubles psychiques (on se demande bien pourquoi, passer ses journées dans une cage entre des expériences qui se termineront soit bien -nourriture- soit par des chocs électriques, ça doit pourtant être très épanouissant). La méthode a subi des objections sérieuses (Pavlov lui même, mais on aurait pu le faire sans lui, rappelle que les conclusions obtenues avec des animaux ne peuvent être transposées telles quelles pour les êtres humains) et moins sérieuses (un chercheur qui expérimentait sur les chats -probablement financé par le CCC- s'est vu opposer l'argument que les comportements observés ne pouvaient pas être le résultat de névroses, puisque les névroses ne pouvaient que provenir d'un conflit œdipien non résolu, hors les chats concernés n'avaient pas connu leur père). L'auteur donne un exemple plus moderne où des expériences de psychologie cognitive (mesure des temps de réaction), effectuées cette fois-ci directement sur la population concernée, ont permis d'établir que les patient·e·s schizophrènes (humain·e·s!) avaient une vitesse de traitement de l'information visuelle inférieure à celle des sujets non schizophrènes.

 La psychopathologie phénoménologique a le point commun avec la psychopathologie existentialiste d'avoir ses origines dans la philosophie, et d'être très complexe. Sa principale originalité est son approche de la recherche : au lieu de partir, comme la méthodologie l'impose habituellement, d'une hypothèse que l'on va confirmer ou infirmer selon des critères très stricts, on part de l'observation la plus exhaustive possible du ou de la patient·e, en particulier de ses propos (le·a chercheur·se ou le·a thérapeute "tente de connaître ce qu'est "l'expérience de la folie" à partir de ceux qui l'ont vécue et qui deviennent, ainsi, les principales sources d'informations et de données"). Autre particularité : "il s'agit d'une recherche engagée socialement qui, en se développant davantage, pourra contribuer à un changement des politiques en matière de services psychiatriques".

 Bon, la psychopathologie psychanalytique, je pense que vous connaissez. Intérêts particuliers du chapitre : Ionescu isole un tronc commun en quatre points des très nombreuses théories analytiques (le passé peut provoquer des troubles psychiques, surtout lorsqu'il est refoulé donc inconscient, la sexualité est centrale, le sens donné au vécu et son impact dépendent du stade de développement auquel il est survenu, la maladie mentale a une fonction, c'est une adaptation à la réalité pour éviter une souffrance), et dresse un inventaire des réponses données à l'éternelle question "la psychanalyse est-elle une science?" (y compris celles données par les détracteur·ice·s de la psychanalyse).

 La psychopathologie sociale, qui n'est pas la psychologie sociale, a pour objet d'identifier les aspects pathogènes de la société. Son point de départ était le constat quantitatif que les troubles psychiques étaient plus fréquents dans les milieux sociaux défavorisés.

 La psychopathologie structuraliste inscrit la psychopathologie dans la personnalité : une personne de structure névrotique, si elle est atteinte d'un trouble psychique, souffrira de névroses, une personne de structure psychotique souffrira de psychoses. Les structures peuvent être identifiées par les relations entre les différentes instances de l'inconscient chez le sujet (Ça, Moi, Surmoi, Idéal du Moi, …).

 Le titre du livre et sa brièveté peuvent donner l'impression qu'il s'adresse aux débutant·e·s, mais si le texte est clair, le contenu est dense, et une familiarité avec la psychologie clinique ne dispensera pas d'une lecture attentive. L'auteur a le plus souvent la démarche d'expliquer le général en rentrant dans les détails d'un exemple particulier, ce qui permet de publier le livre en un seul tome tout en ayant l'espace pour rentrer dans les subtilités nécessaires. Selon lui, toutes les approches doivent être prises au sérieux (même la psychopathologie behavioriste), et il commence sa postface en ironisant sur le fait que les amateur·ice·s de caricature auront probablement été très déçu·e·s en le lisant (iels pourront se consoler en lisant mon résumé! c'est ce qui arrive quand on résume en quelques lignes un contenu nuancé, et qu'on n'est pas Serban Ionescu mais un étudiant de 3ème année). Pour appuyer son plaidoyer sur l'écoute attentive entre les approches, il suggère que "Freud ne s'étonnerait pas des développements actuels des approches biologique, éthologique et sociale de la psychopathologie".

 Note : je l'ai déjà dit plusieurs fois mais c'est particulièrement le cas ici puisque pas mal de contenu que je ne maîtrise pas (on parle quand même de 14 approches qui ont chacune évolué au cours de décennies de réflexions entre spécialistes) est balayé dans un tout petit résumé, si il y a des approximations ou des contresens n'hésitez pas à le signaler en commentaire, pour éviter que des étudiant·e·s lisent des âneries