samedi 8 mars 2025

A bridge over troubled water, dirigé par Gila Ofer

 


 Ce livre à plusieurs voix (mais majoritairement des voix de psychanalystes) a un titre particulièrement bien trouvé, puisqu'il évoque, le plus souvent expériences thérapeutiques à l'appui, des idées de solutions pour permettre à des groupes ou des personnes de se rencontrer là où le contexte (du grand écart culturel au conflit armé), a priori, ne le facilite pas.

 Le groupe, paradoxalement, à la fois permet la rencontre puisque c'est un espace dédié à l'échange, mais peut aussi y faire obstacle, dans la mesure où les échanges sont publics (à l'échelle du groupe!), ce qui implique une certaine part de représentation. Un chapitre évoque par exemple, dans un groupe d'échanges entre Israëlien·ne·s et Palestinien·ne·s, des interactions détendues dans les moments informels, qui redevenaient impossibles (y compris entre les deux mêmes personnes) à la fraction de seconde où l'espace redevenait celui du groupe. Pour autant, le groupe a aussi permis à une personne d'exprimer à quel point elle trouvait les auteurs d'attentats suicides inhumains, pour se voir répondre avec beaucoup de colère par une travailleuse sociale jusqu'ici aimable et réservée que c'était une réponse méritée aux violences exercées sur le peuple palestinien. Ce préalable à une rencontre certes brutale mais plus authentique aurait difficilement pu survenir, et encore moins générer un mouvement potentiellement constructif, dans un temps informel.

 L'un des auteurs observe que l'issue constructive d'un conflit, y compris un conflit interne (il argumente d'ailleurs à partir de la théorie psychanalytique), n'est pas la résolution mais la croissance. Difficile de le contester en ayant à l'esprit que surmonter un conflit c'est se laisser toucher, changer, par l'autre... mais c'est justement dans cet espace que la perspective du moindre mouvement peut être particulièrement compromise : "la tendance à blâmer l'ennemi tout en se confortant dans la position de victime, tout en évitant d'accepter une culpabilité ou toute responsabilité dans la situation de violence, semblent être les deux faces d'une même pièce. Ces tendances m'ont semblé être aussi fondamentales et tenaces que les "pulsions de bases"", "les gens qui perçoivent une menace existentielle semblent considérer la possibilité de faire preuve de sentiments de culpabilité envers leur ennemi comme un luxe inaccessible".

 Même dans des contextes moins extrêmes, et même quand il y a une certaine bonne volonté de tous côtés, les échanges véritables peuvent rencontrer des obstacles à la fois ostensibles et invisibles. Un autre auteur en a fait l'expérience en animant un groupe de Roms pour le compte d'une ONG. Il était dérangé par son agacement, peu propice à l'animation d'échanges de qualités, envers des participants qui s'engageaient peu dans le groupe mais beaucoup dans la nourriture mise à disposition, étaient très familiers voire impolis entre eux, tout en étant extrêmement aimables avec lui. Il a fini par exprimer son inconfort, en disant aux membres du groupes qu'il les sentait plutôt motivés par la rémunération promise que par le travail lui-même : leur réaction a été d'éclater de rire, un rire qui était une appréciation de son honnêteté. Il a alors réalisé que si les participants ne s'investissaient pas de façon constructive, on pouvait en dire autant de l'ONG qui avait mis en place le dispositif sans se poser la question de sa pertinence par rapport aux besoins des principaux intéressés, et lui-même en tant qu'animateur s'était acharné à faire tenir ledit dispositif inadapté par plusieurs aspects, ce qui a contribué à l'éloigner de son but (de vraies rencontres, des échanges qui ont du sens) plutôt qu'à l'en rapprocher.

 Un autre exemple est donné de rencontres... intraculturelles à l'occasion d'un groupe de femmes bédouines. Le groupe leur a permis de constater que les moyens de résistance qu'elles mettaient en place de façon implicite, informelle (aller chercher des médicaments au prétexte d'un mal de tête pour pouvoir échanger avec d'autres femmes sur le trajet, parfois très significativement prolongé), répondaient à un besoin d'être moins écrasées par un patriarcat oppressant, qu'elles ont pu décrire et critiquer plus directement.

 Les contenus, comme vous avez pu le constater, sont extrêmement variés et je n'en ai décrit qu'une partie. Certains sont bien plus théoriques. L'objet est singulier, peut-être frustrant parce que la complexité et l'importance vitale (parfois au sens propre!) de chaque sujet pourrait donner lieu à des développements bien plus complets, mais c'est aussi, de façon cohérente avec le titre, un beau support d'ouverture, car qui aura déjà ne serait-ce qu'entendu parler de chacune des situations traitées?