vendredi 21 mars 2025

Le cerveau reptilien, de Sébastien Lemerle

 


 Lors d'une session de formation, le directeur vient me demander si le cerveau reptilien évoqué plusieurs fois dans le module correspond à une réalité scientifique (j'avais le double mérite d'être l'heureux détenteur d'une licence de psycho, et d'être devant la machine à café en même temps que lui). Tout heureux détenteur d'une licence de psycho que je suis, et sensible de façon générale au sujet des pseudosciences, je suis bien incapable de lui répondre aussi précisément que je ne le voudrais. Non, ça c'est sûr, ce n'est pas un concept utilisé dans les neurosciences contemporaines, mais pour autant, est-ce que c'est une approximation un peu obsolète ou un concept complètement pseudoscientifique, je n'en sais rien. Et, de fait, cette notion de cerveau reptilien (ou plutôt de cerveau triunique) a eu un parcours bien particulier, que le sociologue Sébastien Lemerle retrace de façon détaillée dans son livre.

 Pour répondre à la question évoquée plus haut, oui, le cerveau reptilien est complètement pseudoscientifique... et pourtant il est l’œuvre d'un chercheur en neurosciences. Paul McLean, dans les années 60, développe et argumente l'idée d'un cerveau en fait composé de trois cerveaux, qui se seraient superposés au cours de l'évolution. Un cerveau reptilien, dédié à l'instinct de préservation (de soi, de l'espèce et du territoire), source de comportements intuitifs, immédiats, potentiellement agressifs, un cerveau mammifère (mais dites plutôt limbique ou paléo-mammalien, ça sonne mieux) qui permet de ressentir les émotions et d'utiliser le passé pour réagir dans le moment présent, et le néo-cortex avec toutes ses fonctions supérieures. Ce regard sur l'être humain s'inscrit dans une histoire : il offre une grille de lecture biologisante cohérente avec le modèle psychanalytique freudien (Moi, Ça, Surmoi) et cette notion de préservation du territoire fait particulièrement écho dans un contexte de guerre froide.

 Au niveau strictement scientifique, le cerveau triunique a eu une existence extrêmement éphémère : les travaux de McLean ne sont quasiment pas repris par les autres chercheur·se·s, même à l'époque. De fait, les trois strates ne correspondent pas particulièrement à une réalité évolutionniste, ne sont certainement pas autonomes ni indépendantes, et, et là le concept de "You had ONE job" est poussé très loin, le cerveau dit reptilien n'a pas spécialement de rapport avec le cerveau des reptiles (par ailleurs je ne sais pas si les reptiles se démarquent par l'importance accordée à la protection du territoire, et je suspecte que McLean ne le savait pas non plus). Pour autant, le concept a été diffusé par des scientifiques dont certain·e·s étaient renommé·e·s, mais pas dans le cadre de la recherche, et plutôt par des médecins ou des psychiatres (comme Henri Laborit en France), ce qui avait de quoi donner une crédibilité certaine auprès du grand public (on parle de personnes censées être bien armées pour comprendre le fonctionnement du cerveau). 

 En France et aux Etats-Unis, le livre Les dragons de l'Eden, de Carl Sagan (qui entretient une ambiguïté entre le sérieux scientifique et les prises de liberté), et en France le film Mon Oncle d'Amérique (dans lequel la collaboration avec Henri Laborit est beaucoup mise en avant), ont contribué à sa diffusion. Mais l'auteur constate que nombre d'observateur·ice·s étaient déjà circonspect·e·s sur le statut scientifique du propos, certaines critiques des Dragons de l'Eden étaient particulièrement vives sur ce point. Les commentaires de ces œuvres étaient donc loin de donner systématiquement du crédit à la solidité du travail sur le cerveau triunique, et souvent axaient leur critique, favorable ou non, sur le propos tenu de façon plus générale. Cette idée du cerveau reptilien, métaphore flexible et parlante, a été en revanche beaucoup diffusée, des critiques artistiques taxant tel film d'horreur ou tel album de solliciter principalement ledit cerveau reptilien (ce qui n'était pas nécessairement un défaut), aux écrits plus axés sur les sciences humaines ou le militantisme l'utilisant pour donner un ancrage biologique à leur compréhension de la nature humaine. L'auteur distingue d'ailleurs le cerveau reptilien comme concept scientifique, celui qui donne du crédit aux travaux de McLean, et le cerveau reptilien comme métaphore.

 Le dernier chapitre s'attarde sur une utilisation plus contemporaine du concept, celle qui est faite dans le milieu du développement personnel (Carl Rogers est d'ailleurs cité plusieurs fois sans qu'on ne sache trop ce qu'il a été invité à faire dans cette galère, sniff), avec un changement méthodologique conséquent puisqu'à un recensement très méthodique succède le développement de deux exemples spécifiques, soit son utilisation dans des formations. Dans la première, le concept est énormément cité, semble-t-il pour donner une assise biologique à un propos qui n'a pas particulièrement de rapport (les injonctions sociales nous poussent à nier nos émotions, alors qu'elles font bel et bien partie de nous), tout en glissant des affirmations qui se rapprochent de l'ésotérisme ou en tout cas demanderaient à être sourcées (par exemple, un enfant né par voie basse et non par césarienne "éviterait le métro lors des jours de grève en raison de ce que la situation pourrait lui rappeler comme expérience de sa "carte mémoire sensorielle" "), et en affirmant souvent que ce cerveau reptilien, ou ce "crocodile", est une grande préoccupation des chercheur·se·s en neurologie d'aujourd'hui : "l'oratrice admet cependant que les connaissances sur le cerveau reptilien, si nécessaires au bien-être, sont encore partielles, du fait qu'il est "très difficile à explorer", que les "électrodes mettent le bazar". Les études sur le cortex seraient plus faciles à mener : la science du cerveau reptilien ou des émotions sembleraient n'en être qu'à ses débuts". Dans un renversement particulièrement gonflé, ce modèle qui était obsolète presque dès sa création dans les années 60 devient une terre inconnue pleine de promesses que les scientifiques rêvent de défricher!

 Le second exemple est celui d'un autre formateur, anonymisé, spécialiste de la résolution de conflits, qui a par ailleurs tenu à débattre avec l'auteur pour le convaincre de la solidité de ses hypothèses, pourtant aussi spécifiques (le temps de réaction du cerveau reptilien serait 30 fois supérieur à celui du cerveau plus rationnel) que non démontrées. Lui puise dans un corpus théorique vaste, et introduit sa formation axée sur la pratique ("aucune autre séquence du stage ne fera plus référence aux neurosciences") par un long développement technique sur, en effet, le fonctionnement du cerveau, où McLean est convoqué aux côtés, par exemple, d'Antonio Damasio et de Stanislas Dehaene, qui ne seraient pas nécessairement ravis de ce voisinage, et de termes techniques comme acétylcholine, inhibition du système neuro-sympathique, circuits péri-ventriculaires, ... Une technicité probablement impressionnante, mais destinée à un public qui d'une part n'a pas à en comprendre les finesses, et d'autre part n'a pas a priori les outils pour en percevoir les faiblesses.

 Le modèle du cerveau triunique n'a donc pas de légitimité ni d'intérêt scientifique, mais se trouve être un outil de communication puissant car il est très évocateur, est suffisamment flou pour servir de support à un éventail assez vaste de propos et, ironiquement, donne une apparence biologisante et... un crédit scientifique à ce qui sera affirmé. Je ne sais pas si l'aspect méta est délibéré, mais l'auteur achève sa conclusion en appelant à être vigilant·e à la crédibilité, à un niveau émotionnel, de ce propos (mobilisé pour expliquer les comportements pendant la pandémie, ou encore des attentats terroristes), au détriment d'explications plus complexes mais aussi plus constructives.

lundi 17 mars 2025

Baby Bleu, de Marion Nail

 


 Né d'exercices proposés par sa psychologue, ce livre/carnet parle de la dépression post-partum vécue par l'autrice, son aspect envahissant, la multiplicité de ses dimensions.

 Les dessins en apparence simples (la dépression post-partum, "être polymorphe", est nommée "bleu" et est le plus souvent représentée sous la forme d'un cercle), les phrases courtes, n'occultent pas l'extrême violence du vécu, avec ses moments d'envies suicidaires ("Je cherche toujours autour de moi les moyens de... bah, d'en finir. Comme des doudous, ça me rassure de les savoir autour de moi") voire d'envies que le bébé meure ("C'était tellement monstrueux. Honteux... J'ai admis ça, et du jour au lendemain, cette angoisse a disparu") et même un acte de violence ("J'étais désemparée. Je n'en pouvais plus. Je l'ai mordu. Jaune a pleuré de plus belle. Et moi, j'ai ri")

 Les causes explorées sont multiples : en plus de l'épuisement physique et mental du quotidien, une colère trop longtemps enterrée ("Je n'avais pas conscience d'avoir autant de colère en moi. Peut-être parce que, jusqu'ici, je la dirigeais seulement contre moi-même"), un rapport au corps compliqué géré par l'évitement ("en y réfléchissant, ça fait longtemps que je cherche à l'oublier, celui-là..."), la difficulté de définir son identité entre injonctions, valeurs et réalité ("Comment voulez-vous que je me différencie avec, ou sans masque? A force de le porter, je ne sais même plus dire où il commence, ni où il s'arrête"). S'en sortir, c'est aussi pour l'autrice l'opportunité de faire une rencontre avec elle-même.

 Le récit est bref mais dense et percutant. Si le style de dessin peut donner une sensation de douceur ou de légèreté vu de loin, ni la dureté, ni la complexité, ne sont édulcorées.

samedi 15 mars 2025

On becoming a better therapist, de Barry Duncan

 


 Dans les recherches sur l'efficacité des thérapeutes, certains résultats, rapportés dans ce livre là ou dans d'autres, sont extrêmement inconfortables. Par exemple, les thérapeutes aident dans le meilleur des cas sept client·e·s (ou patient·e·s) sur dix, ont tendance à surestimer leurs résultats et, ce qui m'a de loin le plus secoué, ne progressent généralement pas avec le temps. Barry Duncan propose des solutions pour y remédier dans la mesure du possible et, comme l'annonce la référence ostensible au livre le plus emblématique de Carl Rogers dans le titre, il ne faut pas s'attendre à un cheminement confortable.

 La proposition à la fois la plus centrale et celle qui est aussi un appeau à controverse arrive de suite : l'auteur appelle à mesurer l'efficacité de ce qui se déroule entre client·e et thérapeute. Tout le temps. Ou en tout cas, à chaque séance. De nombreux·ses thérapeutes ont une grande réticence envers les outils de mesure, pour des raisons auxquelles je peux adhérer (sélectionner des outils de mesure c'est sélectionner des objectifs ce qui ne rend pas nécessairement compte de la complexité du processus thérapeutique, ça peut amener à se retrouver consciemment ou non dans la situation absurde où l'objectif devient le score au détriment de tout le reste, ...) tant qu'elles ne prennent pas des proportions impossibles ("on fait de l'humain!!! on est au dessus de tout ça!!!" Oui, et le hasard fait que c'est bien pratique...). Là, on est littéralement invité·e·s à dégainer un double-décimètre à chaque séance!

 Les deux outils proposés mesurent respectivement le bien-être du ou de la client·e, et l'alliance thérapeutique. Leur premier objet est bien sûr de s'assurer que la thérapie prend la bonne direction. Un bien-être qui stagne ou diminue, une alliance thérapeutique qui vacille, c'est le signe qu'il faut changer quelque chose! Mais ça constitue aussi un matériel thérapeutique en soi. L'auteur propose de nombreuses vignettes cliniques pour l'illustrer (qui lui permettent au passage de préciser que ce moment d'évaluation est en général parfaitement accepté par les client·e·s), montrant comme dans ses autres livres à quel point les client·e·s doivent être placé·e·s de façon exigeante au centre du processus. Dans l'un des exemples, une adolescente vient de se taillader l'avant-bras, il y a un risque d'hospitalisation. Pourtant, le questionnaire indique un niveau de bien-être élevé!

 Après un entretien avec l'adolescente et un entretien avec sa mère où il reste vigilant, il s'avère que, contrairement à ce que la situation semble indiquer, la cliente est plutôt épanouie de façon générale et a eu un geste impulsif suite à une rupture, la mère veut être rassurée sur le risque que ça se reproduise. Pas de besoin, donc, d'hospitalisation ou de thérapie lourde, un entretien et un peu de psychoéducation ont permis de régler l'incident. Un autre client vient sur injonction judiciaire après un accident de voiture où il était alcoolisé. Lui aussi a un niveau de bien-être très élevé selon son questionnaire. Comme le relève l'auteur dans l'entretien avec lui, si on en croit l'outil de mesure, il est à la limite de l'extase! Un entretien plus en longueur en restant ouvert à la fois à l'idée qu'il nage effectivement dans un bonheur constant et que sa consommation est parfaitement contrôlée, mais aussi la co-construction d'objectifs thérapeutiques, permettent de comprendre qu'il ne veut surtout pas donner raison à son conseiller d'insertion qui le considère comme un alcoolique. La question "comment lui donner tort?" permet d'aboutir à un objectif de baisser la consommation, un objectif qui aurait a priori été très moyennement reçu si il avait été proposé d'emblée et de façon unilatérale.

 L'outil de mesure de l'alliance thérapeutique s'avère aussi extrêmement précieux aux yeux de l'auteur. Certes, il est parfois difficile de faire dire à la personne accompagnée ce qui coince (soit parce que c'est inconfortable à dire, soit parce qu'elle ne le sait pas vraiment), mais ça permet d'exprimer que les réserves sur le déroulement de la thérapie ont vocation à être entendues, et aussi de savoir que quelque chose coince tout court. Dans certains cas, la parole se libère plus facilement, comme pour cette première séance de thérapie de couple où l'auteur, observateur par ailleurs vigilant, était convaincu que ça s'était extrêmement bien passé, avant que la thérapeute ne se fasse incendier par l'époux (quand elle l'a interrogé sur le résultat du test) parce que ses efforts avaient été invisibilisés. Ce point aveugle aurait pu considérablement compliquer la suite de la thérapie.

 Les deux outils sont très nettement au centre du livre, mais n'en constituent pas l'exclusivité. L'auteur par exemple appelle à s'interroger régulièrement sur son identité de thérapeute (est-ce qu'on repose d'abord sur son outil, est-ce que le fait de proposer un programme est particulièrement confortable, est-ce qu'on invite le·a client·e a rechercher ses propres ressources, ...) ou, nombreux exemples à l'appui, à ne jamais négliger l'expertise du ou de la client·e (en même temps, c'est au centre de l'ensemble de son œuvre). L'humilité est un outil thérapeutique, et on a un joli manuel pour apprendre à l'utiliser (ne serait-ce que par la mesure constante, préconisée, de ce qui se déroule dans la thérapie, et les invitations à voir avec le·a client·e ce qui coince pour chercher des solutions ensemble).

 Le livre est extrêmement riche au niveau pratique, et le parti pris fait qu'il fera nécessairement réfléchir (c'est une chose de faire l'éloge de l'humilité, c'en est une autre de donner un mode d'emploi pour la pousser le plus loin possible tout en défendant non pas son intérêt éthique mais son efficacité). Mais, même en partageant, en tout cas j'espère (mais je suis assez confiant!), ses principes, j'y trouve quelques limites. Est-ce que c'est pour ces raisons que je ne vais pas (encore?) utiliser ses outils de mesure en séance, ou est-ce que c'est par peur de l'inconfort parce que ce serait une nouveauté radicale, je n'ai pas la prétention de le savoir... mais si j'attache une grande importance à l'horizontalité (j'ai une expertise de l'écoute, pas de savoir comment la personne accompagnée doit mener sa vie... si j'ai des conseils à faire je les propose, je ne les assène pas depuis je ne sais quelle posture), si j'ai une défiance certaine devant les outils théoriques mobilisables un peu trop facilement pour rejeter la faute d'une thérapie qui stagne sur le·a client·e ("c'est de la résistance", "iel en est à une phase de son développement personnel où iel se déresponsabilise", ...), l'auteur pousse le concept plus loin que je ne le ferais.

 Définir les objectifs ensemble, sans mettre son expertise de côté mais en la proposant comme un éclairage supplémentaire? J'aime beaucoup l'idée, d'autant que l'auteur donne un exemple où ça fonctionne de façon très inattendue (la cliente lui demande d'appliquer un modèle thérapeutique qui le fait un peu grincer des dents sur certains principes), mais il arrive que l'objectif change en cours de thérapie, et surtout que l'objectif de départ ne soit pas, pour plusieurs raisons, le véritable objectif. Dans un autre exemple, l'auteur décide de faire confiance au client même si il est pour le moins réservé intérieurement sur sa version des faits ("oui, vérifier s'il y a du sperme sur les sous-vêtements de votre épouse qui nie vous tromper malgré vos convictions, et les envoyer pour un test ADN pour vérifier que ce n'est pas le votre -alors que vous avez indiqué que vous n'aviez plus de rapports sexuels avec elle depuis longtemps- est tout à fait compréhensible et n'a rien de disproportionné dans votre situation, non, vous ne perdez pas la raison contrairement à ce qu'affirment tout·e·s les professionnel·le·s de santé mentale que vous avez rencontré·e·s"). Cette confiance s'avère être un pilier pour la suite de la thérapie, car ce client n'en pouvait plus de ne pas être cru. Sauf que l'auteur donne l'exemple, pour son argument, d'un client dont la version était effectivement vraie. Et faire confiance, c'est aussi gérer la suite quand la version de la personne accompagnée est fausse, ce que ne permet pas d'apprécier cette vignette clinique.

 Sur la mesure de l'efficacité de la thérapie à chaque séance, là encore j'ai des réserves. Oui, surestimer sa propre efficacité, ça va vite! Ouvrir le dialogue sur ce qui fait que ça stagne voire que ça se dégrade, c'est important. Sauf que, et sauf erreur de ma part ce n'est pas abordé dans le livre, la thérapie n'est pas un processus linéaire. Je parle pour l'Approche Centrée sur la Personne parce que j'ai pu le lire et l'observer, mais je doute que ce soit faux pour d'autres approches, souvent il faut aller moins bien pour aller mieux (dans les cas où la thérapie permet de passer d'un équilibre à un autre... certes on se débarrasse de ce qui ne va pas, mais aussi d'un certain nombre de choses qui permettaient de s'adapter à la situation) et surtout, le rythme est imprévisible. Il arrive que le changement arrive très vite, mais il arrive aussi de tourner en rond (en apparence!) un moment avant qu'un déclic important ne survienne! Dans ces cas là, le moment de stagnation apparente a eu son utilité, il a servi à préparer la suite. Je rêve (vraiment!) d'un outil qui me permettrait de faire la distinction entre une période de stagnation  qui va s'avérer productive et une thérapie qui rame, mais une mesure à chaque séance du niveau de bien-être ne permet pas de la faire.

 Ces réserves ne sont que des questionnements très spécifiques sur certains éléments du livre, qui pour moi à la fois pour le message qu'il porte et par le contenu théorique fait partie des essentiels pour toute personne (anglophone, parce qu'il n'y a pas de version française si je ne me trompe pas) qui pratique.

samedi 8 mars 2025

A bridge over troubled water, dirigé par Gila Ofer

 


 Ce livre à plusieurs voix (mais majoritairement des voix de psychanalystes) a un titre particulièrement bien trouvé, puisqu'il évoque, le plus souvent expériences thérapeutiques à l'appui, des idées de solutions pour permettre à des groupes ou des personnes de se rencontrer là où le contexte (du grand écart culturel au conflit armé), a priori, ne le facilite pas.

 Le groupe, paradoxalement, à la fois permet la rencontre puisque c'est un espace dédié à l'échange, mais peut aussi y faire obstacle, dans la mesure où les échanges sont publics (à l'échelle du groupe!), ce qui implique une certaine part de représentation. Un chapitre évoque par exemple, dans un groupe d'échanges entre Israëlien·ne·s et Palestinien·ne·s, des interactions détendues dans les moments informels, qui redevenaient impossibles (y compris entre les deux mêmes personnes) à la fraction de seconde où l'espace redevenait celui du groupe. Pour autant, le groupe a aussi permis à une personne d'exprimer à quel point elle trouvait les auteurs d'attentats suicides inhumains, pour se voir répondre avec beaucoup de colère par une travailleuse sociale jusqu'ici aimable et réservée que c'était une réponse méritée aux violences exercées sur le peuple palestinien. Ce préalable à une rencontre certes brutale mais plus authentique aurait difficilement pu survenir, et encore moins générer un mouvement potentiellement constructif, dans un temps informel.

 L'un des auteurs observe que l'issue constructive d'un conflit, y compris un conflit interne (il argumente d'ailleurs à partir de la théorie psychanalytique), n'est pas la résolution mais la croissance. Difficile de le contester en ayant à l'esprit que surmonter un conflit c'est se laisser toucher, changer, par l'autre... mais c'est justement dans cet espace que la perspective du moindre mouvement peut être particulièrement compromise : "la tendance à blâmer l'ennemi tout en se confortant dans la position de victime, tout en évitant d'accepter une culpabilité ou toute responsabilité dans la situation de violence, semblent être les deux faces d'une même pièce. Ces tendances m'ont semblé être aussi fondamentales et tenaces que les "pulsions de bases"", "les gens qui perçoivent une menace existentielle semblent considérer la possibilité de faire preuve de sentiments de culpabilité envers leur ennemi comme un luxe inaccessible".

 Même dans des contextes moins extrêmes, et même quand il y a une certaine bonne volonté de tous côtés, les échanges véritables peuvent rencontrer des obstacles à la fois ostensibles et invisibles. Un autre auteur en a fait l'expérience en animant un groupe de Roms pour le compte d'une ONG. Il était dérangé par son agacement, peu propice à l'animation d'échanges de qualités, envers des participants qui s'engageaient peu dans le groupe mais beaucoup dans la nourriture mise à disposition, étaient très familiers voire impolis entre eux, tout en étant extrêmement aimables avec lui. Il a fini par exprimer son inconfort, en disant aux membres du groupes qu'il les sentait plutôt motivés par la rémunération promise que par le travail lui-même : leur réaction a été d'éclater de rire, un rire qui était une appréciation de son honnêteté. Il a alors réalisé que si les participants ne s'investissaient pas de façon constructive, on pouvait en dire autant de l'ONG qui avait mis en place le dispositif sans se poser la question de sa pertinence par rapport aux besoins des principaux intéressés, et lui-même en tant qu'animateur s'était acharné à faire tenir ledit dispositif inadapté par plusieurs aspects, ce qui a contribué à l'éloigner de son but (de vraies rencontres, des échanges qui ont du sens) plutôt qu'à l'en rapprocher.

 Un autre exemple est donné de rencontres... intraculturelles à l'occasion d'un groupe de femmes bédouines. Le groupe leur a permis de constater que les moyens de résistance qu'elles mettaient en place de façon implicite, informelle (aller chercher des médicaments au prétexte d'un mal de tête pour pouvoir échanger avec d'autres femmes sur le trajet, parfois très significativement prolongé), répondaient à un besoin d'être moins écrasées par un patriarcat oppressant, qu'elles ont pu décrire et critiquer plus directement.

 Les contenus, comme vous avez pu le constater, sont extrêmement variés et je n'en ai décrit qu'une partie. Certains sont bien plus théoriques. L'objet est singulier, peut-être frustrant parce que la complexité et l'importance vitale (parfois au sens propre!) de chaque sujet pourrait donner lieu à des développements bien plus complets, mais c'est aussi, de façon cohérente avec le titre, un beau support d'ouverture, car qui aura déjà ne serait-ce qu'entendu parler de chacune des situations traitées?