vendredi 23 mai 2025

Les parents manipulateurs, d'Isabelle Nazare-Aga

 


 Spécialiste des manipulateur·ice·s (avant ce livre là, elle a écrit Les manipulateurs sont parmi nous et Les manipulateurs et l'amour), Isabelle Nazare-Aga décrit ici le comportement des parents concernés envers leurs enfants, en particulier la poursuite de ces comportements à l'âge adulte.

 Vous l'aurez probablement compris, il ne s'agit pas ici de personnes qui aiment manipuler dans un contexte précis, mais de personnes qui font de l'emprise l'essence de la relation. L'autrice liste 30 critères, tels que "il reporte sa responsabilité sur les autres ou se démet de ses propres responsabilités", "il sème la zizanie et créée la suspicion, divise pour mieux régner" ou "il est constamment l'objet de discussions entre les gens qui le connaissent, même s'il n'est pas là", et pour elle un·e manipulateur·ice est concerné·e par au moins 14 d'entre eux.  

 Si cette liste constitue un repère pratique, c'est selon moi l'abondance de témoignages, dont le partage constitue la grande majorité du livre, qui permet de reconnaître ou non le vécu. Des situations réelles montrent dans la longueur comment les personnes manipulatrices peuvent déstabiliser, entretenir des tensions, pousser à marcher constamment sur des œufs, culpabiliser, dénigrer, s'en prenant de façon répétée à leurs propres enfants. Leurs problèmes de santé impliquent de répondre sans aucune limite à leurs demandes les plus incongrues et contraignantes (comment pourrait-on oser, alors qu'on a le privilège d'être en bonne santé, remettre en question le moindre de leur besoin dans l'épreuve insoutenable qu'iels traversent!), ceux de leurs cibles ne sont que caprices et exagérations. Ce qui est fait pour elles et eux n'est jamais assez, jamais assez bien, et il s'agirait de prouver que ce n'est pas par une inadmissible mauvaise volonté. Les cadeaux sont une opportunité de mettre mal à l'aise (avec un cadeau dont la personne ne veut pas ou qui fait preuve d'une pingrerie caricaturale, ou au contraire un cadeau disproportionné qui générera un sentiment de dette ou un malaise si le cadeau fait à une personne a une valeur qui n'a rien à voir avec celui fait aux autres, ...). Les limites posées, ou celles qui devraient être évidentes, ne sont jamais respectées (une des personnes qui témoigne accepte de laisser sa mère occuper sa maison de vacances, la maison se retrouve réaménagée de façon à ce qu'elle ne se sente pas chez elle quand elle-même y va, une autre mère ouvre régulièrement la porte de la chambre de son fils dépressif sans frapper et y amène des visiteurs à la moindre opportunité, ...). Des mensonges sont diffusés auprès des proches (l'autrice recommande d'anticiper en cas de conflit et de raconter sa version aux personnes importantes) ou sur les proches (une des personnes qui témoignent tenait à recontacter sa nounou, ses parents lui disent qu'elle a déménagé, elle apprend plusieurs années plus tard que c'était faux). Cette liste n'est pas exhaustive, et les violences peuvent parfois prendre la forme extrême de violences physiques, de négligences lourdes, ou d'inceste (ou d'inaction quand un inceste est dénoncé).

 Cette forme, si elle rend la lecture (qui constitue un catalogue d'actes de violences!) éprouvante, est selon moi particulièrement précieuse : le propre de la manipulation, c'est que la victime, même si la colère est là (c'est souvent le cas) doute, culpabilise, cherche à réparer ses erreurs (qui, à supposer qu'elles existent, n'ont rien à voir avec le problème), à porter la responsabilité d'un apaisement. La diversité des témoignages, la clarté de la contextualisation, permettra de se conforter dans la réalité de la situation, de mieux voir les mécanismes, de se sentir moins seul·e, de faire plus confiance à ses interrogations. J'ai juste un regret... sur le fait que ça ne s'arrête pas là.

 En effet, certes ça occupe peu de place dans le livre mais ça m'interroge, des explications aux comportements se glissent entre certains témoignages, avec un certain manque de rigueur voire des contradictions, et surtout sans démonstration solide (on doit se contenter d'affirmations). J'avais commencé à tiquer quand l'autrice affirme dans le premier chapitre que manipulateur·ice, narcissique et pervers·e narcissique, c'est pareil (manipulateur·ice c'est sa terminologie, narcissique celle du DSM, pervers·e narcissique celle de la psychanalyse). Elle utilise d'ailleurs les trois termes de façon interchangeable (ajoutant celui d'hypernarcissique parce que pourquoi pas). Il y a pourtant des différences : une personne narcissique fera tout tourner autour de son égo (dans toutes les circonstances, pas dans le cadre d'une relation spécifique, même si ça a de fortes chances d'être exacerbé dans les relations importantes), une personne perverse cherchera à faire du mal (pour une personne narcissique, faire du mal est un moyen d'affirmer et de renforcer l'emprise, pour une personne perverse ce sera une fin en soi). Les différences sont subtiles, ne sont pas nécessairement détectables dans le comportement observable, mais ça reste surprenant, à mon sens, de décréter que ces termes sont synonymes dans un livre spécialisé (et puis, dans ce cas, quelle est l'utilité d'avoir sa propre liste de  critères?).

  C'était peut-être un peu pointilleux de ma part de tiquer là dessus, mais j'ai été franchement interpellé dans les tentatives d'interprétations des comportements (qui, pour le coup, ne correspondent pas à ce que la thérapie des schémas a pu établir sur la personnalité narcissique!). L'anniversaire de la personne manipulatrice est par exemple une opportunité de manipuler (en se plaignant du manque d'intentions quoi qu'il arrive), mais quelque pages plus tard la personne manipulatrice sera ravie qu'on y pense. Le·a manipulatrice tient des propos contradictoires qui empêchent d'avoir un échange cohérent... ce serait lié à une confusion intérieure (donc, l'une des techniques de manipulation les plus efficaces de personnes désignées comme manipulatrices -c'est quand même dans le titre!- serait presque involontaire, liée à des limites cognitives!). Telle ou telle attitude angoissante, blessante, se trouve être un besoin d'amour exprimé bien maladroitement par une personne qui ne sait pas le faire de façon adaptée. Le profil des manipulateur·ice·s les plus violent·e·s est particulièrement spécifique (mais sans aucune source parce que pourquoi faire), jusqu'à détailler leurs fantasmes sexuels, leur haine des chats (!) et leur obsession pour le rangement (si vous avez subi des violences intrafamiliales extrêmes mais que votre géniteur·ice n'avait rien contre les chats ou ne s'alarmait pas d'une vaisselle qui s'accumule un peu dans l'évier, ou encore n'était pas dans l'élite de son domaine professionnel, vous pouvez refermer le livre, il semble qu'on ne parle pas de vous). L'autrice indique pourtant dans la conclusion que "nos croyances représentent un terreau fertile pour les semis du manipulateur" ou encore que "les hypothèses théoriques pures n'ont aucun intérêt pour notre sujet".

 Précisément, ces hypothèses théoriques n'apportent rien de particulier au contenu tant les témoignages ont une énorme valeur en eux-mêmes, et auraient d'autant plus gagné à ne pas figurer dans le livre (à moins d'être argumentées de façon rigoureuse, mais elles ne sont pas argumentées tout court), qu'elles sont dangereuses : prendre ses distances avec une personne, quand il y a eu emprise, c'est dur. C'est dur cognitivement, du fait précisément de tout ce qui fait douter dans la manipulation, mais c'est dur aussi, et ça l'est infiniment plus quand c'est une personne proche (conjoint·e, parent, ...), affectivement! Et ces affirmations qui suggèrent une vulnérabilité, un manque d'amour, n'aident vraiment, mais alors vraiment pas. Certes, l'autrice est limpide sur le fait qu'il ne faut rien attendre d'une personne manipulatrice ("Si, grâce à vos stratégies d'évitement et d'apaisement, vous détectez un changement, vous constaterez que le château de cartes s'écroule au bout de deux mois et au maximum quatre mois", "le cycle de ses attitudes toxiques revient. En réalité, il ne disparaît jamais"), et ses recommandations consistent principalement en des moyens de prendre des distances (et aussi de regagner de l'estime de soi, qui est en général endommagée en profondeur après un tel vécu)... mais ces propos arrivent en fin d'ouvrage, après d'autres qui peuvent stimuler cette graine du doute qui est si dangereuse à alimenter dans ce contexte.

 Le livre est salutaire dans l'ensemble, la forme de l'accumulation de témoignages est selon moi particulièrement bien vue, mais ça reste teinté par ce défaut aussi regrettable qu'inexplicable.

jeudi 22 mai 2025

Tu n'auras pas mon silence, de Florence Rivières et Steren

 

 Marie a été victime de violences conjugales. Elle a aussi subi plusieurs viols dans le cadre de sa relation avec Arthur. Mais ce n'est pas une "bonne victime", ce qui complique considérablement le dépôt de plainte qu'elle finit par décider de faire ("être un sale type, c'est pas illégal", "alors vous, on vous viole et vous ne vous en rendez pas compte?").

 Ce n'est pas une bonne victime parce qu'elle a eu une sexualité après leur dernière séparation au lieu d'être "brisée" (elle a eu des symptômes traumatiques, mais pas ceux qui sont conformes au stéréotype), parce qu'elle s'est remise en couple de nombreuses fois avec lui, et d'ailleurs c'est lui qui se séparait, parfois une fois par semaine, une fois le prétexte était qu'elle l'avait empêché d'attraper un pikachu à Pokemon Go. Ce n'est pas une bonne victime parce que c'était son supérieur hiérarchique (avec le statut de freelance qui lui-même ouvre énormément aux abus) donc est-ce que ce ne serait pas une contrariété professionnelle qui l'amènerait d'un coup à voir a posteriori des violences. Ce n'est pas une bonne victime parce qu'il n'y a pas eu de coups (Arthur allant jusqu'à dire qu'elle profite de la situation parce que s'il la frappe il y aura des marques et ça va se retourner contre lui donc selon son raisonnement il se retrouve injustement sans défense), parce que les viols ont été le résultat de manipulations et d'insistance et pas imposés physiquement, parce que le dénigrement constant a été intégré (Arthur s'empare d'une expression de visage, du choix d'un mot, pour exploser et dire à quel point elle ne pense qu'à elle et lui fait du mal, générant une vigilance constante bien que forcément insuffisante), parce qu'il a pu imposer sa version auprès de leurs ami·e·s commun·e·s lorsqu'il a perçu que là elle ne reviendrait pas.

 Sauf que "vous savez quoi? Même les bonnes victimes, on ne les écoute pas. Alors autant que je parle". Par ailleurs, tous ces éléments qui pourraient (et ont) fait douter de sa bonne foi sont caractéristiques des violences dans le couple. Il a pu imposer sa version car il la dénigrait et la faisait culpabiliser constamment, il y avait donc peu de chances qu'elle ose parler. La dépendance professionnelle, loin de la servir, a conduit à une exploitation (beaucoup de travail bénévole), et les violences financières ne se sont pas arrêtées là (il l'a fait acheter des billets pour un voyage commun au Japon pour se séparer juste avant, a habité chez elle sans participer au loyer -"bien sûr, le lui faire remarquer aurait fait de moi une personne vénale"-, l'a poussée à déménager pour habiter à deux là encore avant de se séparer, ...).

 Le livre est explicitement militant, mais est aussi très riche sur la description des mécanismes interindividuels de la violence, montrant en particulier comment le doute peut s'ancrer et se maintenir longtemps dans la relation.

vendredi 9 mai 2025

Les servitudes du bien-être au travail, dirigé par Sophie Le Garrec

 


  Ce livre pluridisciplinaire (sociologie, ergonomie, anthropologie, ...) montre en quoi le souci apparent, parfois ostensible, du bonheur des salarié·e·s dans le management contemporain s'articule avec un monde du travail qui va être générateur de souffrances.

 Après-midi déguisée, cours de yoga ou de fitness, babyfoots dans la salle de pause, éventuellement sous l'égide de happiness managers souriant·e·s et enthousiastes, ça peut être agréable ou sympathique, laisser indifférent·e ou même agacer (c'est un sujet facile de dérision) mais quel rapport entre ces moments plutôt extraprofessionnels, fussent-ils dans l'espace (spatial et temporel) du travail, et le travail lui-même? Précisément, cette ambiguïté modifie le rapport à l'espace professionnel. S'amuser (mais selon les modalités proposées s'il vous plaît) devient un objectif parmi d'autres, et la division en objectifs venus d'en haut disqualifient le savoir-faire, le rapport à la qualité, des employé·e·s ("il s'agit d'être heureux au travail et non par le travail"). L'espace entre ce qui est du travail et n'est pas du travail devient flou, le·a travailleur·se n'a plus son identité de travailleur·se détenteur·ice d'une compétence, devient un individu chargé d'accomplir des objectifs. Les bonnes conditions de travail, c'est passer des moments agréables au travail, ce n'est plus avoir les moyens de fournir un travail de qualité sans s'épuiser.

 Ne plus être un·e travailleur·se, c'est aussi ne plus faire partie d'un collectif qui transmet et échange des savoirs ("l'organisationnel et le social ne sont donc que la somme de tous les autoengagements individuels"). La qualification (qui implique une formation suffisante, des compétences reconnues) s'efface au profit du talent, il est recommandé de savoir penser positif, sortir de sa zone de confort ("cela sous-entend que travailler de façon sereine serait plutôt suspect"), être flexible. Craquer psychologiquement (être malheureux·se, n'en parlons pas), et même souffrir physiquement (troubles musculo-squelettiques, ...) ne remet plus en question l'environnement de travail mais l'adaptabilité, la créativité, la résilience de l'employé·e. Un exemple est donné où des femmes sont cantonnées à un poste plus physique dans l'entreprise par sexisme (elles ne seraient pas assez compétentes pour les autres postes), avant que la dégradation de leur santé physique ne soit vue par la direction comme une preuve que se soucier de mixité au travail est une mauvaise idée. Dans le même chapitre (de Karen Messing sur "le choix forcé entre égalité et santé des femmes au travail"), de nombreuses femmes témoignent qu'elles ne demandent pas d'adaptations (au prix d'une pénibilité accrue et de risques d'accidents) parce que ça leur retomberait dessus, bien que même du point de vue de l'entreprise les adaptations permettraient une meilleure productivité. Cette responsabilité d'être un talent qui remplit des objectifs avec le sourire et aime le défi ("engagez-vous à ne pas râler pendant 21 jours et partagez sur les réseaux sociaux ce que vous apprenez chaque jour", propose un cabinet de coaching) va s'étendre jusque dans la vie privée, comme le montre cette "experte-coach du bonheur au travail" qui propose entre autres un "bon petit déjeuner en pleine conscience", peut-être plus facile à prendre si on n'a pas d'enfants à préparer pour l'école ou de colocataires pressé·e·s moins sensibles aux "bénéfices positifs d'avoir des rituels le matin".

 Le livre offre une diversité de regards qui convergent beaucoup (parfois de façon inattendue, comme dans le chapitre sur la sous-traitance qui est loin de l'univers de l'activité karaoké ou de la dégustation de matcha à 10h mais résonne de façon frappante sur le sujet de la dépossession du savoir-faire des travailleur·se·s), et peut faire réfléchir sur au mieux les points aveugles, au pire les dérives, de l'injonction au bonheur dans d'autres sphères que celle du travail.