jeudi 22 mai 2025

Tu n'auras pas mon silence, de Florence Rivières et Steren

 

 Marie a été victime de violences conjugales. Elle a aussi subi plusieurs viols dans le cadre de sa relation avec Arthur. Mais ce n'est pas une "bonne victime", ce qui complique considérablement le dépôt de plainte qu'elle finit par décider de faire ("être un sale type, c'est pas illégal", "alors vous, on vous viole et vous ne vous en rendez pas compte?").

 Ce n'est pas une bonne victime parce qu'elle a eu une sexualité après leur dernière séparation au lieu d'être "brisée" (elle a eu des symptômes traumatiques, mais pas ceux qui sont conformes au stéréotype), parce qu'elle s'est remise en couple de nombreuses fois avec lui, et d'ailleurs c'est lui qui se séparait, parfois une fois par semaine, une fois le prétexte était qu'elle l'avait empêché d'attraper un pikachu à Pokemon Go. Ce n'est pas une bonne victime parce que c'était son supérieur hiérarchique (avec le statut de freelance qui lui-même ouvre énormément aux abus) donc est-ce que ce ne serait pas une contrariété professionnelle qui l'amènerait d'un coup à voir a posteriori des violences. Ce n'est pas une bonne victime parce qu'il n'y a pas eu de coups (Arthur allant jusqu'à dire qu'elle profite de la situation parce que s'il la frappe il y aura des marques et ça va se retourner contre lui donc selon son raisonnement il se retrouve injustement sans défense), parce que les viols ont été le résultat de manipulations et d'insistance et pas imposés physiquement, parce que le dénigrement constant a été intégré (Arthur s'empare d'une expression de visage, du choix d'un mot, pour exploser et dire à quel point elle ne pense qu'à elle et lui fait du mal, générant une vigilance constante bien que forcément insuffisante), parce qu'il a pu imposer sa version auprès de leurs ami·e·s commun·e·s lorsqu'il a perçu que là elle ne reviendrait pas.

 Sauf que "vous savez quoi? Même les bonnes victimes, on ne les écoute pas. Alors autant que je parle". Par ailleurs, tous ces éléments qui pourraient (et ont) fait douter de sa bonne foi sont caractéristiques des violences dans le couple. Il a pu imposer sa version car il la dénigrait et la faisait culpabiliser constamment, il y avait donc peu de chances qu'elle ose parler. La dépendance professionnelle, loin de la servir, a conduit à une exploitation (beaucoup de travail bénévole), et les violences financières ne se sont pas arrêtées là (il l'a fait acheter des billets pour un voyage commun au Japon pour se séparer juste avant, a habité chez elle sans participer au loyer -"bien sûr, le lui faire remarquer aurait fait de moi une personne vénale"-, l'a poussée à déménager pour habiter à deux là encore avant de se séparer, ...).

 Le livre est explicitement militant, mais est aussi très riche sur la description des mécanismes interindividuels de la violence, montrant en particulier comment le doute peut s'ancrer et se maintenir longtemps dans la relation.

vendredi 9 mai 2025

Les servitudes du bien-être au travail, dirigé par Sophie Le Garrec

 


  Ce livre pluridisciplinaire (sociologie, ergonomie, anthropologie, ...) montre en quoi le souci apparent, parfois ostensible, du bonheur des salarié·e·s dans le management contemporain s'articule avec un monde du travail qui va être générateur de souffrances.

 Après-midi déguisée, cours de yoga ou de fitness, babyfoots dans la salle de pause, éventuellement sous l'égide de happiness managers souriant·e·s et enthousiastes, ça peut être agréable ou sympathique, laisser indifférent·e ou même agacer (c'est un sujet facile de dérision) mais quel rapport entre ces moments plutôt extraprofessionnels, fussent-ils dans l'espace (spatial et temporel) du travail, et le travail lui-même? Précisément, cette ambiguïté modifie le rapport à l'espace professionnel. S'amuser (mais selon les modalités proposées s'il vous plaît) devient un objectif parmi d'autres, et la division en objectifs venus d'en haut disqualifient le savoir-faire, le rapport à la qualité, des employé·e·s ("il s'agit d'être heureux au travail et non par le travail"). L'espace entre ce qui est du travail et n'est pas du travail devient flou, le·a travailleur·se n'a plus son identité de travailleur·se détenteur·ice d'une compétence, devient un individu chargé d'accomplir des objectifs. Les bonnes conditions de travail, c'est passer des moments agréables au travail, ce n'est plus avoir les moyens de fournir un travail de qualité sans s'épuiser.

 Ne plus être un·e travailleur·se, c'est aussi ne plus faire partie d'un collectif qui transmet et échange des savoirs ("l'organisationnel et le social ne sont donc que la somme de tous les autoengagements individuels"). La qualification (qui implique une formation suffisante, des compétences reconnues) s'efface au profit du talent, il est recommandé de savoir penser positif, sortir de sa zone de confort ("cela sous-entend que travailler de façon sereine serait plutôt suspect"), être flexible. Craquer psychologiquement (être malheureux·se, n'en parlons pas), et même souffrir physiquement (troubles musculo-squelettiques, ...) ne remet plus en question l'environnement de travail mais l'adaptabilité, la créativité, la résilience de l'employé·e. Un exemple est donné où des femmes sont cantonnées à un poste plus physique dans l'entreprise par sexisme (elles ne seraient pas assez compétentes pour les autres postes), avant que la dégradation de leur santé physique ne soit vue par la direction comme une preuve que se soucier de mixité au travail est une mauvaise idée. Dans le même chapitre (de Karen Messing sur "le choix forcé entre égalité et santé des femmes au travail"), de nombreuses femmes témoignent qu'elles ne demandent pas d'adaptations (au prix d'une pénibilité accrue et de risques d'accidents) parce que ça leur retomberait dessus, bien que même du point de vue de l'entreprise les adaptations permettraient une meilleure productivité. Cette responsabilité d'être un talent qui remplit des objectifs avec le sourire et aime le défi ("engagez-vous à ne pas râler pendant 21 jours et partagez sur les réseaux sociaux ce que vous apprenez chaque jour", propose un cabinet de coaching) va s'étendre jusque dans la vie privée, comme le montre cette "experte-coach du bonheur au travail" qui propose entre autres un "bon petit déjeuner en pleine conscience", peut-être plus facile à prendre si on n'a pas d'enfants à préparer pour l'école ou de colocataires pressé·e·s moins sensibles aux "bénéfices positifs d'avoir des rituels le matin".

 Le livre offre une diversité de regards qui convergent beaucoup (parfois de façon inattendue, comme dans le chapitre sur la sous-traitance qui est loin de l'univers de l'activité karaoké ou de la dégustation de matcha à 10h mais résonne de façon frappante sur le sujet de la dépossession du savoir-faire des travailleur·se·s), et peut faire réfléchir sur au mieux les points aveugles, au pire les dérives, de l'injonction au bonheur dans d'autres sphères que celle du travail.