Spécialiste des manipulateur·ice·s (avant ce livre là, elle a écrit Les manipulateurs sont parmi nous et Les manipulateurs et l'amour), Isabelle Nazare-Aga décrit ici le comportement des parents concernés envers leurs enfants, en particulier la poursuite de ces comportements à l'âge adulte.
Vous l'aurez probablement compris, il ne s'agit pas ici de personnes qui aiment manipuler dans un contexte précis, mais de personnes qui font de l'emprise l'essence de la relation. L'autrice liste 30 critères, tels que "il reporte sa responsabilité sur les autres ou se démet de ses propres responsabilités", "il sème la zizanie et créée la suspicion, divise pour mieux régner" ou "il est constamment l'objet de discussions entre les gens qui le connaissent, même s'il n'est pas là", et pour elle un·e manipulateur·ice est concerné·e par au moins 14 d'entre eux.
Si cette liste constitue un repère pratique, c'est selon moi l'abondance de témoignages, dont le partage constitue la grande majorité du livre, qui permet de reconnaître ou non le vécu. Des situations réelles montrent dans la longueur comment les personnes manipulatrices peuvent déstabiliser, entretenir des tensions, pousser à marcher constamment sur des œufs, culpabiliser, dénigrer, s'en prenant de façon répétée à leurs propres enfants. Leurs problèmes de santé impliquent de répondre sans aucune limite à leurs demandes les plus incongrues et contraignantes (comment pourrait-on oser, alors qu'on a le privilège d'être en bonne santé, remettre en question le moindre de leur besoin dans l'épreuve insoutenable qu'iels traversent!), ceux de leurs cibles ne sont que caprices et exagérations. Ce qui est fait pour elles et eux n'est jamais assez, jamais assez bien, et il s'agirait de prouver que ce n'est pas par une inadmissible mauvaise volonté. Les cadeaux sont une opportunité de mettre mal à l'aise (avec un cadeau dont la personne ne veut pas ou qui fait preuve d'une pingrerie caricaturale, ou au contraire un cadeau disproportionné qui générera un sentiment de dette ou un malaise si le cadeau fait à une personne a une valeur qui n'a rien à voir avec celui fait aux autres, ...). Les limites posées, ou celles qui devraient être évidentes, ne sont jamais respectées (une des personnes qui témoigne accepte de laisser sa mère occuper sa maison de vacances, la maison se retrouve réaménagée de façon à ce qu'elle ne se sente pas chez elle quand elle-même y va, une autre mère ouvre régulièrement la porte de la chambre de son fils dépressif sans frapper et y amène des visiteurs à la moindre opportunité, ...). Des mensonges sont diffusés auprès des proches (l'autrice recommande d'anticiper en cas de conflit et de raconter sa version aux personnes importantes) ou sur les proches (une des personnes qui témoignent tenait à recontacter sa nounou, ses parents lui disent qu'elle a déménagé, elle apprend plusieurs années plus tard que c'était faux). Cette liste n'est pas exhaustive, et les violences peuvent parfois prendre la forme extrême de violences physiques, de négligences lourdes, ou d'inceste (ou d'inaction quand un inceste est dénoncé).
Cette forme, si elle rend la lecture (qui constitue un catalogue d'actes de violences!) éprouvante, est selon moi particulièrement précieuse : le propre de la manipulation, c'est que la victime, même si la colère est là (c'est souvent le cas) doute, culpabilise, cherche à réparer ses erreurs (qui, à supposer qu'elles existent, n'ont rien à voir avec le problème), à porter la responsabilité d'un apaisement. La diversité des témoignages, la clarté de la contextualisation, permettra de se conforter dans la réalité de la situation, de mieux voir les mécanismes, de se sentir moins seul·e, de faire plus confiance à ses interrogations. J'ai juste un regret... sur le fait que ça ne s'arrête pas là.
En effet, certes ça occupe peu de place dans le livre mais ça m'interroge, des explications aux comportements se glissent entre certains témoignages, avec un certain manque de rigueur voire des contradictions, et surtout sans démonstration solide (on doit se contenter d'affirmations). J'avais commencé à tiquer quand l'autrice affirme dans le premier chapitre que manipulateur·ice, narcissique et pervers·e narcissique, c'est pareil (manipulateur·ice c'est sa terminologie, narcissique celle du DSM, pervers·e narcissique celle de la psychanalyse). Elle utilise d'ailleurs les trois termes de façon interchangeable (ajoutant celui d'hypernarcissique parce que pourquoi pas). Il y a pourtant des différences : une personne narcissique fera tout tourner autour de son égo (dans toutes les circonstances, pas dans le cadre d'une relation spécifique, même si ça a de fortes chances d'être exacerbé dans les relations importantes), une personne perverse cherchera à faire du mal (pour une personne narcissique, faire du mal est un moyen d'affirmer et de renforcer l'emprise, pour une personne perverse ce sera une fin en soi). Les différences sont subtiles, ne sont pas nécessairement détectables dans le comportement observable, mais ça reste surprenant, à mon sens, de décréter que ces termes sont synonymes dans un livre spécialisé (et puis, dans ce cas, quelle est l'utilité d'avoir sa propre liste de critères?).
C'était peut-être un peu pointilleux de ma part de tiquer là dessus, mais j'ai été franchement interpellé dans les tentatives d'interprétations des comportements (qui, pour le coup, ne correspondent pas à ce que la thérapie des schémas a pu établir sur la personnalité narcissique!). L'anniversaire de la personne manipulatrice est par exemple une opportunité de manipuler (en se plaignant du manque d'intentions quoi qu'il arrive), mais quelque pages plus tard la personne manipulatrice sera ravie qu'on y pense. Le·a manipulatrice tient des propos contradictoires qui empêchent d'avoir un échange cohérent... ce serait lié à une confusion intérieure (donc, l'une des techniques de manipulation les plus efficaces de personnes désignées comme manipulatrices -c'est quand même dans le titre!- serait presque involontaire, liée à des limites cognitives!). Telle ou telle attitude angoissante, blessante, se trouve être un besoin d'amour exprimé bien maladroitement par une personne qui ne sait pas le faire de façon adaptée. Le profil des manipulateur·ice·s les plus violent·e·s est particulièrement spécifique (mais sans aucune source parce que pourquoi faire), jusqu'à détailler leurs fantasmes sexuels, leur haine des chats (!) et leur obsession pour le rangement (si vous avez subi des violences intrafamiliales extrêmes mais que votre géniteur·ice n'avait rien contre les chats ou ne s'alarmait pas d'une vaisselle qui s'accumule un peu dans l'évier, ou encore n'était pas dans l'élite de son domaine professionnel, vous pouvez refermer le livre, il semble qu'on ne parle pas de vous). L'autrice indique pourtant dans la conclusion que "nos croyances représentent un terreau fertile pour les semis du manipulateur" ou encore que "les hypothèses théoriques pures n'ont aucun intérêt pour notre sujet".
Précisément, ces hypothèses théoriques n'apportent rien de particulier au contenu tant les témoignages ont une énorme valeur en eux-mêmes, et auraient d'autant plus gagné à ne pas figurer dans le livre (à moins d'être argumentées de façon rigoureuse, mais elles ne sont pas argumentées tout court), qu'elles sont dangereuses : prendre ses distances avec une personne, quand il y a eu emprise, c'est dur. C'est dur cognitivement, du fait précisément de tout ce qui fait douter dans la manipulation, mais c'est dur aussi, et ça l'est infiniment plus quand c'est une personne proche (conjoint·e, parent, ...), affectivement! Et ces affirmations qui suggèrent une vulnérabilité, un manque d'amour, n'aident vraiment, mais alors vraiment pas. Certes, l'autrice est limpide sur le fait qu'il ne faut rien attendre d'une personne manipulatrice ("Si, grâce à vos stratégies d'évitement et d'apaisement, vous détectez un changement, vous constaterez que le château de cartes s'écroule au bout de deux mois et au maximum quatre mois", "le cycle de ses attitudes toxiques revient. En réalité, il ne disparaît jamais"), et ses recommandations consistent principalement en des moyens de prendre des distances (et aussi de regagner de l'estime de soi, qui est en général endommagée en profondeur après un tel vécu)... mais ces propos arrivent en fin d'ouvrage, après d'autres qui peuvent stimuler cette graine du doute qui est si dangereuse à alimenter dans ce contexte.
Le livre est salutaire dans l'ensemble, la forme de l'accumulation de témoignages est selon moi particulièrement bien vue, mais ça reste teinté par ce défaut aussi regrettable qu'inexplicable.