L'empathie, c'est la connexion, c'est un lien profond, intime et émotionnel, c'est le souci de l'autre, pour tout dire, c'est presque l'humanisme concentré en un seul mot, c'est forcément bien, non? Est-ce que je n'ai pas entendu moi-même à plusieurs reprises, dans des groupes de recontre ACP, s'exprimer l'espoir d'un cercle vertueux d'empathie qui pourrait par ricochet amener à la paix dans le monde? Qui aurait la drôle d'idée de vouloir que les soignant·e·s, le monde du travail, les responsables politiques, aient moins d'empathie?
La neurologue Samah Karaki va questionner très frontalement son statut implicite (et d'ailleurs parfois explicite) de baguette magique, avec des réflexions sourcées et des exemples spécifiques. Première fissure, aussi conséquente qu'évidente quand on la regarde en face, et probablement encore plus évidente pour une experte du fonctionnement du cerveau, l'empathie est, d'un point de vue cognitif, coûteuse (de façon assez analogue à l'attention). Si tentant que ce soit d'imaginer un univers constitué de personnes plus ou moins empathiques, ce qui impliquerait que si on rend plus empathiques les personnes qui le sont moins tout est réglé ou presque, l'empathie n'est pas un trait de personnalité (même si certains traits de personnalité la favorisent probablement, par opposition à d'autres!), le cerveau n'est absolument pas configuré pour être empathique avec tout le monde tout le temps. D'ailleurs, même Martin Buber, cité dans l'intro pour mon plus grand plaisir, dit qu'une relation Je et Tu (par opposition à une relation Je et Cela) n'est telle que pendant un temps donné.
La conséquence, peut-être contre-intuitive, est une désensibilisation (la sensibilité à la souffrance de l'autre diminue avec l'exposition), ou encore une fatigue compassionnelle : la souffrance de l'autre me fait du mal donc mon objectif devient de m'en prémunir. L'autrice déplore ainsi que la réponse aux injustices et aux violences du monde devienne parfois une annexe du développement personnel, avec des recommandations et un mode de vie à adopter pour se préserver soi et garantir son épanouissement propre face à ce qu'endurent les autres. Un aspect plus insidieux est que le fait que l'empathie ait un coût donne la sensation d'avoir agi, d'avoir payé sa dette sociale, en ayant lu un texte, regardé une vidéo : "maintenant que j'ai bien partagé la souffrance de cette personne que je ne connais pas, je vais pouvoir passer à autre chose tout en estimant que je suis supérieur·e moralement à ceux et celles qui n'en ont pas fait autant".
L'empathie est aussi une forme d'identification, et personne ne sera époustouflé·e de lire qu'on s'identifie plus aux personnes qu'on estime nous ressembler. L'humoriste Pierre-Emmanuel Barré propose le concept de mort-mélanine, à substituer à celui de mort-kilomètre (plus une tragédie a lieu loin, moins le public est touché), en constatant qu'un attentat terroriste aux États-Unis génère plus de compassion en France qu'un attentat terroriste en Turquie... la psychologie sociale a largement confirmé ce type de mécanismes. De nombreux critères diminuent l'empathie : la couleur de la peau, le fait de comprendre ou non la situation (un contexte géopolitique jugé trop complexe donnera un sentiment de fatalité et provoquera une grande distance émotionnelle), la sensation que les victimes sont responsables, ou encore l'anonymat, comme exprimé dans la citation (dont j'ai appris dans le livre qu'elle n'était en fait pas une citation de Staline) "un mort c'est une tragédie, un million de morts c'est une statistique". Pire, l'empathie peut rendre bien plus violent·e! Les personnes désignées comme ennemies de celles auxquelles on s'identifie ("dans les contextes de conflit, la cohésion interne du groupe s'intensifie", "la victime a toujours raison moralement" et ce y compris voire surtout quand la personne identifiée comme victime fait partie d'un groupe dominant) deviennent plus facilement des monstres diabolisés voire des cibles à détruire ("plus de 100 études et une méta-analyse ont documenté une association solide entre les biais d'attribution hostiles et les comportements agressifs"). L'empathie, ce n'est pas se promener avec un grand sourire et un écriteau "free hugs", c'est un mécanisme qui peut très fortement renforcer le "nous contre eux" à l'origine des pires violences.
Enfin, l'empathie est une sensation d'identification, mais pour des raisons pratiques (non, ne cherchez pas, même avec la physique quantique ça ne marche pas) on ne se met pas littéralement à la place de l'autre. Dans la mesure où on ne peut partir que de ses représentations, on se met donc à la place d'un autre imaginaire, au détriment de la complexité voire en se contentant de percevoir les aspects de l'autre qui nous conviennent, d'autant que l'empathie n'est pas un dialogue. Je rentre en empathie avec la personne en détresse, vulnérable, que j'ai vue sur la vidéo, ou pire encore avec les personnes en détresse que j'identifie comme étant toutes les mêmes. Si seulement je pouvais les aider, en répondant à ma façon aux besoins que je suppose être les leurs, quelle gratitude je recevrais probablement! Certes, le trait est forcé, mais l'autrice donne des exemples, détaille des mécanismes, où on n'est franchement pas si loin de cette caricature. Et surtout, si l'idée paraît évidente une fois visible, on est loin, très loin, de cette représentation intuitive de l'empathie comme une rencontre (en tant que thérapeute dont la pratique est axée sur l'empathie, je me sens obligé d'ouvrir une petite parenthèse hors de l'aspect social : l'Approche Centrée sur la Personne implique de vérifier régulièrement qu'on a, précisément, bien compris ce que la personne vivait et exprimait, l'un des intérêts des reformulations empathiques est qu'elles permettent d'être contredit·e).
C'est un livre qui secoue, et je pense qu'il secouera particulièrement les rogérien·ne·s. Le "révolutionnaire tranquille" Carl Rogers articule son projet thérapeutique à un projet politique, et si tout ne repose pas sur l'empathie (l'autrice invite dans la conclusion à laisser la place à l'inconfort de la rencontre... si on applique sérieusement les principes de l'ACP en pédagogie où à n'importe quel niveau collectif, l'inconfort est garanti!), c'en est le pilier le plus ostensible et, probablement, le plus tentant, et à mon avis c'est probablement à cause des contresens qui sont dénoncés par Samah Karaki : non, l'empathie, ce n'est pas un état d'illumination ou de sagesse qu'on acquiert, non, rencontrer l'autre, ce n'est pas un élan d'amour humaniste irrépressible, ça peut déclencher de la colère, du mépris, du rejet, et si on l'oublie c'est probablement qu'on est plus rempli de naïveté au mieux et de condescendance au pire que d'empathie.
J'ai bien eu quelques objections pendant la lecture. Si l'empathie est politique, comme le rappelle le titre, est-ce que précisément en tant que ressource limitée elle ne devrait pas être objet de mobilisation, plutôt que rejetée comme une fausse bonne idée? L'action politique, ça consiste beaucoup à occuper l'espace : rendre de l'empathie aux personnes qui n'en ont pas parce que subissant des discriminations (je pense par exemple aux victimes de violences sexistes et sexuelles, on pourrait aussi parler des victimes de violences policières, ou aux critiques médiatiques qui observaient après le 7 octobre 2023 que les reportages tendaient à montrer des témoignages personnels côté israélien, et des gravats d'immeubles côté palestinien), est-ce que ce n'est pas précisément un combat à mener? L'expérience de Milgram a certes montré que l'empathie n'empêchait pas de torturer une personne innocente (les sujets de l'expérience vivaient un inconfort extrême, pour autant les résultats de l'expérience sont glaçants), mais a aussi montré que plus il y avait de proximité physique, moins les personnes obéissaient longtemps. L'autrice dénonce le coût de l'empathie, sa sensation de fausse proximité, qui donne l'impression d'avoir agi, soutenu, en n'ayant absolument rien fait de concret, mais relève aussi que la diffusion de la photo et de l'histoire d'Aylan Kurdi, enfant noyé en fuyant la Syrie en guerre, a fait augmenter les dons aux associations.
Bien sûr ces réflexions sont anecdotiques au regard de l'importance et de la qualité du travail du livre (qui d'ailleurs contient probablement plusieurs contre-arguments à leur opposer), que je recommande à tou·te·s et en particulier aux thérapeutes humanistes qui sont à mon avis, y compris pour de bonnes raisons, très vulnérables aux illusions qui y sont dénoncées.