vendredi 23 novembre 2012

Tragédie et poésie grecques, de Georges Devereux



 Georges Devereux, convaincu de la validité des théories freudiennes par l'étude, en tant qu'ethnologue, des indien·ne·s mohaves, recueille dans cet ouvrage 9 articles qui ont en commun de traiter de la littérature de l'Antiquité grecque dont la création, comme celle du chamanisme mohave, s'est construite, il faudrait être de très mauvaise foi pour avancer le contraire, dans la plus complète indépendance des outils conceptuels avancés par le chercheur autrichien. Toutefois, s'il est parfois question de psychanalyse (la connaissance fine de Devereux du sujet qu'il étudie ici lui permettant un travail se rapprochant de l'ethnopsychiatrie), certains articles seront des explications de texte n'ayant rien à voir avec la thérapie ni avec l'inconscient.

  Bien qu'il soit précisé que le livre n'est pas réservé aux hellénistes, la connaissance du grec antique et surtout un niveau solide dans l'étude de la littérature grecque permettent d'en profiter bien plus (dans l'idéal, il faudrait lire avec les textes commentés à portée de main). D'une part, si le fait de nommer auteur·ice et personnage par leur nom grec transcrit phonétiquement (dans la mesure où "les Grecs ne parlaient pas le latin et encore moins le latin franchisé") est légitime (à cause de la manie du latin franchisé, j'avais par exemple d'abord cru que Kung-Fu-T'seu -Confucius- était un philosophe de l'Antiquité romaine), ça prend au dépourvu quand on n'a jamais lu ni entendu les noms grecs (Klytaimestra, Aischylos, Iokaste, …). D'autre part, les textes analysés sont rarement rappelés, et certains personnages et événements évoqués ne sont pas nécessairement les plus connus (un éclaircissement sur un mythe particulier est bien moins captivant quand on n'a jamais entendu parler dudit mythe). Autant dire que mes faibles souvenirs de terminale étaient nettement insuffisants ne serait-ce que pour comprendre les signaux obscurs avec lesquels les indications de paginations étaient donnés (Pap. Oxy. xxix, fr. 26, col. I, A. Eum. 36 sqq., Herc. Oet. 264, 309 sqq., 345 sqq., …).

  Le premier article est une réflexion sur l'art en général (la musique classique, par exemple, est aussi évoquée). La réflexion concerne l'art en tant qu'échange (spécificités de l'émission, de la réception, …), en tant que représentation orientée du réel ("Malheureusement, personne ne s'est demandé pourquoi la vérité exige d'être embellie, ou la beauté d'être parée. La réponse raisonnable est que seules les vérités pénibles ou bouleversantes méritent d'être fardées"), le sens de la beauté, … C'est la partie la plus originale de l'ouvrage, l'article vaut la peine d'être lu même si on ne s'intéresse ni à l'antiquité grecque ni à la psychanalyse.

  Le second article, plus technique, bien plus spécifique, identifie les implications (et leurs liens avec le psychisme humain) des contraintes stylistiques énoncées par Aristote (non, je n'arrive pas à dire Aristoteles sans me forcer) dans sa Poétique.

  Les troisième et sixième articles sont les plus proches de la démarche ethnopsychiatrique. Dans le troisième article, Georges Devereux part de textes d'Eschyle/Aischylos pour préciser les représentations du rêve qu'a cet auteur (qui, neurologue avant l'heure, avait constaté les vifs mouvements des sourcils pendant le sommeil paradoxal, en plus de faire un lien entre psychisme et contenu manifeste). Dans le sixième article, il démontre à travers une longue argumentation utilisant à la fois des données littéraires et historiques que le rajeunissement d'Iolaos sur le champ de bataille dans le texte d'Euripides n'est ni un miracle ni une scène volontairement grotesque, mais une manifestation psychosomatique. D'une part, la vieillesse d'Iolaos évoquée par les personnages ne concerne pas son âge objectif ("des hommes de cinquante ans passés servirent régulièrement comme hoplites dans la guerre du Peloponnèse ; Sokrates gagna ses lauriers militaires à quarante-cinq ans"), mais l'usure -"ils opposent l'ardeur juvénile au corps délabré"- de son corps (entre autres, selon certains extraits, des rhumatismes au genou). L'occasion, sur le champ de bataille, de se libérer de ses conflits intérieurs en laissant libre cours à une colère acceptable par la société et par lui-même, fait temporairement disparaître ces rhumatismes... ce qui permet à Georges Devereux de faire de l'ethnopsychiatrie à plus de 1000 ans de distance ("Ce qui est véritablement troublant, c'est la correspondance existant entre la caractérisation psychologique d'Iolaos et ce que des psychosomaticiens psychanalystes de valeur considèrent être la personnalité arthritique "typique" ","ses descriptions du comportement mainadique correspondent, parfois mot pour mot, aux descriptions psychiatriques modernes de la grande hystérie, tout comme sa description de la crise d'Herakles correspond, jusqu'au moindre détail aux tableaux modernes de l'épilepsie", "Cette hypothèse ne prête à Euripides ni une compétence professionnelle qu'il ne pouvait posséder, ni une empathie extraordinaire, au point d'être troublante, lui permettant de tirer d'une poignée de faits superficiels des conclusions de grande portée. Elle ne lui reconnaît qu'une perceptivité supérieure à la moyenne et assez de bon sens pour ne pas juxtaposer aux données issues de l'observation d'un arthritique, celles obtenues au cours de l'observation d'un amputé ou d'un bossu. Cela, même les guérisseurs primitifs (chamans) étaient capables de le faire : leurs descriptions psychologiques de la personnalité de certains types de malades -de certaines entités cliniques- sont souvent d'une justesse et d'une cohérence extrêmes").

  Les quatrième et huitième articles sont des réflexions sur la traduction spécifique d'un terme. Le quatrième article concerne le verbe choisi par Sophocle/Sophokles dans Antigone/Antigone pour dire que les gardes négligent leur tâche (le choix d'un terme grec ambigü et l'étude attentive du contexte permettent de déduire que leur erreur technique, s'éloigner du cadavre qu'ils devaient surveiller pour qu'il soit bien privé de sépulture comme le roi a demandé, n'est pas seulement dû à l'odeur du corps en décomposition -problème qu'ils pouvaient régler en s'éloignant physiquement mais en surveillant avec leurs yeux- mais aussi à leur réticence à exécuter un ordre injuste, ce qui a son importance car justice et obéissance sont au centre de cette pièce de théâtre). L'autre article concerne lui un vers de Pindare/Pindaros au cours duquel Hercule/Herakles rencontre Artémis et Apollon (dont le nom est tout le temps retranscrit comme ça en langue française sinon c'est les divinités romaines -Diane et... Apollon même en latin), pour s'expliquer sur son intention de tuer la biche kérynéienne, ou de lui casser les cornes. Les diverses traductions existantes (empfängt, welcomed, received, reçut) suggèrent une rencontre dans la joie et la bonne humeur, entre interlocuteurs bienveillants, alors que tout dans le contexte (Artémis et Apollon s'opposent à ce qu'on fasse du mal à la biche qui a un nom compliqué, et Herakles le sait bien puisqu'il se justifie d'office -c'est même pas lui c'est Eurysheus qui l'a forcé, et puis d'abord il avait pas le choix-) qu'on peut retrouver dans les autres textes et représentations graphiques indique qu'Herakles va plutôt se faire pourrir par deux interlocuteur·ice·s assez remontés.

  Le cinquième article concerne une des épouses d'Herakles, Deianeira, ou plutôt ce personnage tel qu'il est représenté par Sophocle, ou plutôt ce que cette représentation nous apprend sur Sophocle. Deianeira, personnage assez masculin selon les autres versions existantes du mythe ("une jeune fille valeureuse et même agressive, une sorte d'Amazone"), est dans Les Trachiniai de Sophocle "une douce et féminine épouse", voire "le produit parachevé d'un pensionnat victorien pour jeunes filles de bonne famille". Seulement, et à priori pour la première fois dans la version de Sophocle, elle se suicide (ben oui elle est là pour ça, c'est un personnage de tragédie grecque... comme quoi être un personnage de R'n'B ça doit être plus sympa) non pas par pendaison comme la plupart des femmes (Antigone, sa grand-mère, ...) chez Sophocle ou les autres auteurs de la période, mais en se poignardant avec un glaive, procédé habituellement réservé aux hommes. De plus, l'acte lui-même est décrit de façon confuse, et une analyse laborieuse des détails fournis est nécessaire pour comprendre qu'elle se fait un genre de seppuku (elle se plante la lame par la pointe d'un côté, puis dévie ensuite la lame sur l'autre côté pour atteindre le foie et s'assurer que le coup soit mortel). Cette féminité contradictoire avec le mythe, compensée, à la façon d'un acte manqué, par un suicide masculin donc plus cohérent avec la représentation conforme de Deianeira, suicide rapporté avec une confusion qui trahit de la gène, reflète selon Georges Devereux un malaise avec la féminité chez Sophocle, dû à des tendances homosexuelles. La démonstration de l'auteur, vous l'aurez déjà déduit, est plus convaincante que mon résumé. Toutefois, l'ambition annoncée de convaincre même le·a lecteur·ice non initié·e à la psychanalyse ou sceptique envers celle-ci paraît extrêmement optimiste : la grande part d'interprétation qui conduit à certains éléments de la chaîne de raisonnements laisse plutôt supposer que le·a non-psychanalyste sera plus intrigué·e que convaincu·e et que l'anti-psychanalyse se contentera de doucement rigoler.

  Le septième article, très court, recoupe diverses sources pour établir que Stesichoros, rendu aveugle par Hélène pour l'avoir insultée, puis ayant recouvré la vue après avoir chanté ses louanges, souffrait en fait de cécité hystérique, mais a contracté, plus tard, une cécité liée à la vieillesse, ce qui explique d'une part sa brusque cécité puis sa brusque guérison (peut-être même à deux reprises, selon les versions), et d'autre part qu'il soit représenté, âgé, comme un personnage aveugle.

  Le dernier article détaille, à travers une analyse minutieuse du texte et un effort de cohérence, en quoi il est impossible d'envisager, comme l'ont fait plusieurs commentateur·ice·s, que la Prophétesse des Euménides d'Ayschylos se déplace à quatre pattes dans une scène de fuite paniquée, bien que le texte puisse être trompeur ("je cours au moyen des mains, non avec la rapidité des pieds de mes jambes"). Georges Devereux démontre que si elle se déplaçait effectivement de cette façon, la scène serait injouable (la Prophétesse doit être capable de chanter, et sa robe l'empêcherait de toutes façons de se déplacer sur ses genoux autrement qu'à reculons, ce qui n'est pas le moyen le plus pertinent pour s'enfuir), ce qui est difficile à concevoir puisque la pièce a été jouée. Elle se déplace donc à l'aide de cannes. Dans ce texte sur le thème de la "locomotion tétrapodale", l'auteur développe également sur deux personnages qui se déplacent effectivement à quatre pattes : Polymestor dans une pièce d'Euripides (qui, cette fois, se déplace effectivement à reculons, pour sortir d'une tente) et Dolon, dans une autre pièce d'Euripides, qui se déplace à quatre pattes et pas à reculons mais ça se tient parce qu'il est déguisé en loup et que s'il marchait debout l'ennemi risquerait quand même de se douter de quelque chose, et qui d'ailleurs reprend la station debout quand il est à l'abri des regards, pour se reposer ("marcher à quatre pattes est un exercice épuisant -ce que peuvent confirmer ceux qui ont subi l'entraînement de commando") autant que pour se déplacer plus vite.

  Les articles peuvent parfaitement être lus indépendamment les uns des autres, et ont d'ailleurs été au départ publiés séparément. Lrut objet est de plus très variable (éclaircissement d'un point précis d'un texte, ethnopsychiatrie, réflexion sur l'art, …), leur point commun étant surtout que le·e lecteur·ice en profitera de façon proportionnelle à son niveau en littérature de l'antiquité grecque. Mais, malgré mon niveau très limité sur le sujet (souvenirs de terminale...), le livre m'est précieux car peu de livres de Georges Devereux sont encore édités (même De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, présent régulièrement dans les bibliographies d'essais ou d'articles, est porté disparu, si quelqu'un sait où je peux me le procurer à un prix non-obscène...).



2 commentaires:

  1. Le livre "De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement " est disponible sur ebay à un prix inférieur à 40 euros, frais de port compris.
    A. Dubois

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  2. Fantastique! Merci pour l'info! Il y a aussi Femme et mythe que je n'avais pas trouvé ailleurs.

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