vendredi 17 février 2023

Et Nietzsche a pleuré, d'Irvin Yalom

 


 Le prestigieux médecin Josef Breuer (dont la postérité posthume est due aux échanges avec un certain Sigmund Freud, en particulier sur son traitement d'Anna O., dont il a atténué certains symptômes en utilisant l'hypnose et l'association d'idées) est interpellé, en vacances, par une femme qui le marquera par sa très forte personnalité, du nom de Lou Andreas Salomé (psychanalyste connue pour sa proximité avec un certain Sig... bon je pense que vous avez compris) : l'un de ses amis est très malade, plusieurs médecins renommés ont échoué à l'aider, et pour ne rien arranger il évoque des pensées suicidaires. Certes elle a eu une relation intense (mais platonique) avec lui à laquelle elle a mis fin, mais au delà de leur lien, c'est rien moins que l'avenir de l'humanité qui est en jeu, parce que sa pensée va faire trembler le monde. Bon, il ne faut pas lui dire que ça vient d'elle parce que là ils sont en froid, d'autant que sa sœur déploie une énergie certaine à le monter contre elle, mais elle a un plan infaillible pour le faire rencontrer ce Friedrich Nietzsche (philosophe dont les idées, selon certain·e·s, ont été allègrement pompées par un certain S... oui bon d'accord j'arrête).

 Breuer, à sa propre surprise (pour une fois il était en vacances, nanmého), accepte, fasciné par la personne de Lou Andreas Salomé (mais pas assez pour oublier d'être fasciné par Anna O., pour laquelle il a des sentiments et une attirance envahissants qui n'ont pas le bon goût de diminuer alors même qu'elle n'est plus sa patiente). Et le challenge s'avère encore plus relevé que prévu : les symptômes énigmatiques qui ont laissé les médecins perplexes, c'est une chose, mais Nietzsche, s'il semble vaguement intéressé par la procédure médicale, n'est pas en demande d'aide. Les migraines? Ce qui ne tue pas rend plus fort (il en parle dans son livre). Les troubles de la vision? Ça lui évite de se disperser à lire d'autres philosophes. Les pensées suicidaires? Il ne les évoque pas, et Breuer ne peut lui faire savoir qu'il est au courant (et il va se vautrer lamentablement à chaque tentative d'aborder le sujet de façon indirecte, mais en même temps quelqu'un qui répète qu'être vivant c'est regarder la mortalité en face ne facilite pas vraiment les choses) puisque ce serait divulguer ses échanges avec Lou Andreas Salomé, autant l'inviter directement à claquer la porte... Alors que Nietzsche refuse gentiment mais de plus en plus fermement une cure qui permettrait plus de temps pour chercher des solutions (il préfère faire face à sa mortalité au soleil que sous le climat autrichien), Breuer a une idée de génie : il va dire que lui a besoin d'aide, il est en pleine crise de la quarantaine même si ça ne s'appelle pas encore comme ça et les réflexions existentielles du philosophe arrivent à point nommé. En mettant ses préoccupations au service de l'autre, ce drôle de moustachu qui rejette de façon épidermique toute proximité émotionnelle finira bien par baisser sa garde et parler de lui.

 Comme dans les parties d'échecs disputées en réfléchissant à ce patient très particulier, Breuer manque plusieurs fois se prendre les pieds dans sa stratégie. S'il est le chef d'orchestre de cette configuration, il ne saura souvent plus qui est thérapeute et qui est patient, tant les échanges finissent par lui être précieux à lui, recherchant avec une obstination particulière l'origine, puis le sens (Nietzsche finit par découvrir triomphalement que derrière l'origine de tel ou tel symptôme ou préoccupation, c'est le sens qui compte vraiment) de ses sentiments insurmontables pour Anna O. Articulation des regards, rencontres, incertitudes... les quelques écrits post-séance ne sont que la confirmation qu'il y a pas mal de points commun entre cette relation et celle-ci. Au delà du jeu de miroir complexe (on ne sait pas toujours qui est le thérapeute de qui, mais les questionnements sur les transferts lui donnent une dimension supplémentaire : est-ce que la Anna O. de Breuer est la Lou Andreas Salomé de Nietzsche, est-ce que c'est Breuer qui est Anna O. pour Nietzsche... multipliez par toutes les configurations possibles) de cette thérapie qui est une création en direct et mêlera, en plus, c'est un passage obligé, d'esquisses de la thérapie existentielle et de la psychanalyse (association libre, analyse de rêves, ...), des outils de systémique (prescription du symptôme), de TCC (la thérapie aversive aura un succès très très limité) ou encore de Gestalt thérapie, des questionnements sur la relation thérapeutique ou encore sur l'authenticité : Breuer avait la sensation de pouvoir être authentique avec son beau-frère Max ou encore avec Sigismund, cet interne sympathique qui a des idées bizarres sur le psychisme, mais rien de comparable avec ce qu'il vit avec son "patient". Pour autant, cette sensation d'être pleinement authentique est nécessairement faussée par la situation même où il lui dissimule tant de choses, et même en oubliant ça, que faire de ce qu'on se cache à soi-même?

Cet exercice avec des personnages historiques (l'auteur fait un point à la fin sur ce qu'on peut savoir de ce qui a vraiment eu lieu... on peut par exemple savoir que Nietzsche n'a jamais été le patient de Breuer ou, plus surprenant, que Breuer cessant d'être le médecin d'Anna O. après un épisode hystérique où elle a pensé être enceinte de lui relève peut-être de la mythologie), qu'on peut estimer ludique ou improbable ("alors c'est une Suissesse et un Autrichien qui sont en Italie et qui rentrent dans un bar") permet donc de couvrir de nombreux sujets, avec au delà de la résolution du problème principal des questionnements qui risquent d'animer de nombreux·ses thérapeutes et qui donnent l'impression d'avoir mis en difficulté l'auteur lui-même à un moment ou à un autre.

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