vendredi 28 février 2025

Le grand livre de la Gestalt, dirigé par Chantal et Gonzague Masquelier

 


 Comme le titre l'indique sans trop d'ambiguïté, ce livre a l'ambition d'offrir un panorama complet et détaillé de la Gestalt-thérapie francophone. Les sujets traités sont effectivement vastes, des fondamentaux techniques de cette approche à son existence institutionnelle en France, en passant par ses applications multiples (thérapie individuelle, de couple, intervention en entreprise -que certains livres évoquent plus en détail comme C'est le bazar et c'est tant mieux au titre très parlant-) ou son histoire ("la naissance de la Gestalt-thérapie est complexe, et porte en elle-même la genèse de conflits futurs").

 Les principes les plus incontournables qui font la spécificité de l'approche sont détaillés, comme la notion de frontière-contact entre individu et environnement, l'importance de l'ici et maintenant ("[Perls] reproche à Freud de présenter nos souvenirs comme étant figés, telles des "sardines dans une boîte", alors que nous les reconstruisons en permanence"), la place des émotions et de l'expérientiel, le fait que le·a thérapeute soit partie intégrante de la thérapie en tant que personne s'inscrivant dans l'environnement (le champ) et ayant sa propre perception du ou de la patient·e comme faisant partie dudit champ, ou encore la complexité de la notion de normal et de pathologique ("la pathologie apparaît lors de la perturbation de la capacité d'ajustement créateur"), sachant que Fritz Perls et Paul Goodman, deux des principaux créateurs de l'approche, ont eu par la force des choses un rapport particulier à la norme puisqu'ils ont été persécutés, l'un en tant que Juif et l'autre en tant qu'homosexuel (Perls, par ailleurs en opposition aux injonctions sociales depuis son enfance, a fui le nazisme a plusieurs reprises, dont une fois en passant des Pays-Bas à l'Afrique du Sud où il a été choqué par l'Apartheid).

 Que ce soit dans son histoire (l'auteur rappelle à quel point les travaux de Laura Perls ont été invisibilisés, alors que selon elle "sans mon appui et sans une collaboration continue, Fritz n'aurait jamais écrit une seule ligne, ni fondé quoi que ce soit"... cette approche a questionné beaucoup de normes, mais pas tellement l'effet Matilda, semble-t-il) ou pour les considérations plus théoriques, cette approche a beaucoup été marquée par l'instabilité, les échanges, le conflit, jusque dans l'écriture de cet ouvrage ("comme l'équipe représente la majorité des courants gestaltistes français, les différentes écoles ou associations professionnelles peuvent se l'approprier"). C'est la marque d'une cohérence certaine pour une approche qui met au centre le mouvement et l'ajustement créateur, les interactions et l'impact sur l'environnement, la subjectivité, et même l'agressivité (dans le sens d'aller vers, par opposition à la violence qui porte une intention destructrice). C'est peut-être pour ça aussi que les développements théoriques, nécessairement plus figés, peuvent être laborieux à saisir (plus qu'ils ne l'auraient été avec de très nombreuses vignettes cliniques comme dans le Gestalt Therapy Verbatim), mais ce n'est pas vraiment un problème puisque, si le livre est plutôt accessible, ce n'est a priori pas un livre de vulgarisation.

vendredi 14 février 2025

Entretenir ma vitalité d'aidant, de Pascale Brillon

 


 Être aidant·e, c'est généralement une vocation, c'est extrêmement riche humainement, mais ça demande aussi beaucoup, d'autant que ce métier est rarement accompagné d'un bouton "pause" à disposition. L'exposition à des récits de situations terribles, au sentiment d'impuissance, aux scènes de violence les plus explicites, parfois à la prise à partie par les personnes mêmes qu'on accompagne, que ce soit de façon indirecte (absences ou arrêt du suivi sans informer, manipulations, ...) ou directe (agressivité verbale voire physique), peuvent user, fissurer le pilier que l'aidant·e se doit d'être, au point de pousser à des remises en questions brutales voire menacer la santé mentale. Les deux manifestations principales sont la fatigue de compassion (qui va se manifester pendant les séances par un manque de patience, des jugements, en dehors des séances par un besoin de calme exacerbé parfois au point de ne supporter personne) ou le traumatisme vicariant ("Je suis incapable d'aller dans ce centre commercial depuis que cette cliente m'a raconté son agression", "des images de charnier africain se sont imposées dans ma tête. J'ai même eu une odeur de brûlé dans le nez, c'est ridicule! Or je n'ai jamais vu de cadavres de toute ma vie. Je n'ai même jamais été en Afrique...").

 L'autrice recommande de repérer les signes (irritabilité, évitement plus ou moins actif de certains sujets en thérapie, envie de boire qui se fait plus fréquente, ...) le plus précocement possible, car ils constituent un signal d'alarme indiquant qu'une limite a été atteinte. La grande richesse du livre, et on n'en attendait pas moins d'une experte du traumatisme qui a aussi une grande expérience de la formation et de la supervision auprès de thérapeutes spécialistes du sujet, est que les pistes sont nombreuses, ce qui permet vraiment d'individualiser les solutions. Bien entendu, faire une pause (ou, plus exactement, oser faire une pause, parce qu'acter que même si on est aidant·e on est pas invulnérable, ne pas être à la disposition des personnes qu'on accompagne, partager le fardeau avec les collègues, souvent ça ne va vraiment pas, mais alors vraiment pas, de soi), prendre soin de soi de toutes les façons que ça peut impliquer (musique, sport, vacances, méditation et exercices de respirations, humour, bons repas, ...), font partie de l'éventail des propositions et sont des éléments importants, mais ce ne sont pas les seuls.

  Moins intuitif, mais tout aussi important, l'autrice invite par exemple à revenir aux racines de sa vocation pour mieux comprendre ce qui, potentiellement, a été brisé (l'attachement à une posture de sauveur·se, la croyance dans une bienveillance humaine générale, le besoin de gratitude, la certitude d'être capable d'encaisser n'importe quoi, ...), à mieux identifier qui peut nous soutenir et comment (soutien émotionnel et écoute, proposition de solutions, hédonisme, ...) ce qui peut éviter agacement et frustration, réapprendre à accompagner sans se laisser envahir, ou encore se souvenir et se connecter à ce qui nourrit tant dans ce métier (qui peut parfaitement cohabiter avec la fatigue de compassion!).

 Ce guide est extrêmement riche en informations tout en étant parfaitement accessible, et d'une part permet de mieux prendre soin de soi en comprenant plus finement pourquoi ça peut être difficile de se l'autoriser, et d'autre part donne une visibilité sur un ensemble de mécanismes pour mieux comprendre d'où vient la détresse et quels leviers activer pour aller mieux.