dimanche 27 avril 2025

Dans la tête des HPI, de Nicolas Gauvrit, Jean-François Marmion et Thomas Mathieu

 

 

 Cette BD de vulgarisation de la série BD psy porte sur les enfants (et les adultes aussi, mais beaucoup moins) HPI, surdoués, EIP... bref qui ont une intelligence plus élevée que la moyenne (un QI supérieur à 130, soit une personne sur 40).

 Nicolas Gauvrit est chercheur en psychologie cognitive mais aussi agrégé en mathématiques, et de fait le livre sera constitué de nombreuses stats... sauf que le·a lecteur·ice ne se verra pas infliger des graphiques indigestes, mais suivra le parcours de Violette, 8 ans, et Albert, 6 ans, et les questions qu'iels se posent, que se posent leurs parents, leurs enseignant·e·s, ... Les données chiffrées sont donc au service de la précision du propos et le rendent plus concret.

 Les questions qu'on peut se poser sur les personnes HPI sont nombreux·ses, tant iels sont l'objet de discours innombrables, pas toujours très rigoureux. L'auteur dit à demi-mot ce qu'il en pense ("-Ah, il va dire que c'est de ma faute... Que c'est un bon business pour les autrices comme moi, n'est-ce pas? -Ah bon? Je n'y avais pas pensé"), et attribue les causes des plus négatifs de ces discours à des revendications qui datent de la mise en place du collège unique (mais depuis 2019, l'Education Nationale a des recommandations plus conformes à l'état de la science) et l'aspect tentant d'attribuer ses difficultés à ce profil ("se dire : je suis tellement intelligent que les autre ne me comprennent pas! c'est plus valorisant que se dire : "Du point de vue de l'intelligence, je suis dans la norme mais j'ai un gros problème ailleurs").

  Si quelques difficultés sont favorisées par le profil HPI (ennui à l'école, maturité émotionnelle normale donc moins avancée que la maturité intellectuelle ce qui peut provoquer des incompréhensions, ...), ce n'est pas particulièrement négatif en soi ("les HPI sont, dans l'ensemble, plutôt satisfaits de leur travail, à condition qu'ils l'aient choisi", "leur salaire est plus élevé que la moyenne, de même que leur niveau social de manière générale", "dans leur vie privée, ils ne sont ni plus ni moins heureux que les autres"). Certes, ça n'empêche absolument pas d'être en souffrance, mais les souffrances, en général, ne sont pas particulièrement liées au profil HPI, contrairement à ce que certains discours laissent entendre ("-Mais vous savez qu'il y a des HPI dépressifs, non? Vous n'allez pas le nier, tout de même? -Bien sûr! Mais ils sont alors dépressifs et surdoués, pas dépressifs parce que surdoués.")

 Plusieurs profils de surdoué·e·s à l'école sont présentés... si les plus en difficulté sont une minorité (le profil de type 1, "l'enfant qui réussit", est estimé représenter 90% des HPI), leur existence est pour autant bien réelle, d'autant qu'iels ne sont pas nécessairement identifié·e·s comme HPI. On y retrouve par exemple  l'enfant "underground", qui fait tout (y compris des erreurs volontaires dans les copies) pour ne pas se distinguer, ou l'enfant marginal, dans une agressivité et une opposition qui dissimulent une grande détresse. Et c'est l'intérêt du livre : il est rappelé constamment, de diverses façons, que les enfants HPI sont différents entre eux. Situation familiale, niveau socio-professionnel de la famille, parentalité, rapport à la scolarité... il y a des tendances, des choses qu'on observe plus que d'autres, mais la diversité est infinie. D'ailleurs, pour les adaptations en milieu scolaire, l'auteur montre diverses options possibles mais insiste sur le fait que c'est l'enfant qui saura le mieux ce qui lui convient.

 Des questions-réponses plus formelles et des ressources sont présentées en fin d'ouvrage. Le tour d'horizon est vaste, et plutôt nuancé.

vendredi 25 avril 2025

Yoga, d'Emmanuel Carrère

 

 

  Ce livre devait au départ être un "petit livre souriant et subtil sur le yoga", pour pallier aux méconnaissances générales sur le sujet, et a fini par être "quelque chose qui était supposé être un livre sur le yoga et qui après beaucoup d'avatars en est peut-être un, au bout du compte."

  Le livre peut d'ailleurs être perçu comme... un exercice de yoga, une application du yoga, interprétation facilitée par l'ouverture, dans les premiers chapitres, sur une retraite de méditation intensive, dans un cadre strict. On observe alors la diversité des vécus de l'auteur, entre prises de distance par l'humour sur les aspects insolites de ce qui se déroule (oui, l'environnement rigide se prend très au sérieux, les participant·e·s sont nécessairement engagé·e·s, mais ça reste des inconnu·e·s qui se retrouvent dans un cadre improbable, avec par dessus le marché une interdiction de communiquer qui va faire que les stéréotypes sur telle ou telle personne seront la seule forme de rencontre) ou l'agacement (contre les bruits émis par le voisin, tel ou tel aspect du séjour, ...), tentatives plus ou moins heureuses de se prêter à l'exercice, bonnes et mauvaises surprises, ... 

 Il est beaucoup question des vritti, ces pensées automatiques, parasites, dont l'expertise en méditation permet en théorie de se débarrasser, et qui suivent leur chemin sans demander son avis à la personne qui médite. La méditation, elle-même, n'est pas d'une essence si simple à capturer, l'auteur en donne une douzaine de définitions au fur et à mesure du livre, qui semblent chacune émerger spontanément. Comme les vritti, la vie de l'auteur, donc la narration de ce livre autobiographique, suivra un chemin qui pourrait évoquer l'aléatoire. Comme la méditation, on pourrait définir le livre d'une douzaine de façons, à la fois vraies et insuffisantes.

 En plus de l'auteur, Alain et Alex (de la blague qui lui est chère "M. et Mme Térieur ont deux fils") seront des protagonistes importants. Alex fera une entrée en scène tonitruante quand Emmanuel Carrère sera appelé à quitter le stage de méditation (interdiction impossible à imposer mais répétée avec insistance par les organisateurs) suite au meurtre d'un de ses proches dans les attentats de Charlie Hebdo (un proche pas si proche, ce qui fera tiquer le responsable). Alors que toute la France est bouleversée, les autres stagiaires n'en entendront rien avant la fin de la retraite. Mais, comme le dit le chauffeur de taxi qui ramène l'auteur réalisant que lui-même est resté plusieurs jours sans en entendre parler : "si vous l'aviez su, ça aurait changé quoi?"

 C'est pourtant Alain qui sera, de loin, à l'origine de l'intrusion la plus violente : Emmanuel Carrère sera saisi par une dépression terrible, la première depuis environ 10 ans (il sera diagnostiqué bipolaire pendant son parcours médical), et hospitalisé longtemps à Saint Anne, pris dans une souffrance indicible non pas (mais peut-être aussi) parce qu'aucun mot ne peut retranscrire son intensité, mais parce qu'elle est telle qu'une fois qu'on en est sorti, c'est impossible de se la remémorer dans toute sa mesure. Il fera aussi l'expérience de la médication par la kétamine, un état modifié de conscience bien distinct de celui de la méditation dont il nous livrera aussi son vécu.

 Les tribulations sont mentales mais aussi physiques : la retraite dans un village isolé puis Saint Anne, donc, et ensuite l'Irak et la Grèce pour des reportages, le dernier moment passé avec son éditeur avant son décès, ... Il sera beaucoup question de rapide et de lent : faire des mouvements de tai-chi le plus lentement possible pour être d'autant mieux capable de les faire à la vitesse de l'éclair, jouer un morceau de piano le plus vite possible bien que le compositeur ait dit désapprouver cette interprétation puis, testament improbable de l'éditeur et ami proche, apprentissage intensif de la dactylo. En effet, Emmanuel Carrère a écrit ses nombreux romans et scénarii... avec un seul doigt, nouvelle qui a plongé ledit éditeur dans des abîmes de perplexité avant qu'il ne se donne la mission de le convertir, pour gagner du temps (l'argument n'a pas tenu une fraction de seconde, l'auteur estimant qu'on n'écrit pas pour gagner du temps) puis pour écrire différemment.

 Ce roman est une aventure particulière, un chemin qu'on a le sentiment de découvrir en même temps que l'auteur, ce qu'on peut on non apprécier (un regard sarcastique pourrait même amener à estimer que c'est bien pratique de mettre ce vernis du thème de l'incertitude sur ce qui ressemble à un exercice d'impro). Chaque lecteur·ice pourra poser dessus sa définition, ou pourquoi pas en trouver douze.

vendredi 11 avril 2025

La familia grande, de Camille Kouchner



 Une famille riche, prestigieuse (encore plus quand Bernard Kouchner deviendra ministre, mais bien avant déjà, Evelyne, la mère de l'autrice, impressionne tout l'amphi avec ses cours magistraux), qui tient à vivre la vie à fond, où le mot "liberté" est clamé encore et encore, dans laquelle la mère et la grand-mère (Paula) estiment que les relations avec les hommes c'est pour s'amuser et certainement pas pour devenir un maillon du patriarcat... Et pourtant, c'est dans cette famille que Victor, frère jumeau de Camille, subira l'inceste par son beau-père, que ni lui ni Camille, au courant, ne parleront pendant des années et des années. Et c'est dans cette famille que, quand iels parleront, iels recevront très peu de soutien.

 En effet, et ce n'est pas sans rappeler, dans un contexte bien plus léger, une autre famille, quand le vernis se fissure, il ne fait pas bon le gratter. Quand le grand-père, quasi inconnu, maurrassien, se suicide, c'est officiellement un non-évènement. "Tout est dit, rien n'est expliqué". Quand la grand-mère, plus tard, se suicide à son tour, sans avoir, du point de vue des petits-enfants, exprimé de détresse ni demandé d'aide, iels sont prié·e·s de ne pas déranger. Leur père, autoritariste et très peu présent, vient les chercher et leur intime de prendre un somnifère pour être en forme pour aller au collège le lendemain. Leur mère pendant des années boit, disparaît, pleure sans discontinuer la mort de sa mère sans sembler se préoccuper du fait que ses enfants, en deuil aussi ("quand je pleurais, ma mère m'engueulait. Il fallait savoir respecter, tenir le choix pour un haut fait"), voient leur propre mère disparaître.

 La liberté clamée est elle-même très unilatérale. Souffrir, à six ans, du divorce parental? "Paula nous plantait sur le trottoir. Chacun sa liberté. Petits Poucets. A la maison, ma mère nous attendait, très énervée. Nous étions si cruels de nous être plaints." Liberté, à la piscine, de trouver la nudité normale : Muriel, la meilleure amie d'Evelyne, qui ne suit pas, subit des moqueries constantes, le beau-père commente ("ça pousse, ma Camouche! Mais tu ne vas quand même pas garder le haut?"). Liberté très insistante d'avoir une sexualité précoce ("j'ai fait l'amour à l'âge de 12 ans. Faire l'amour, c'est la liberté. Et toi, qu'est-ce que tu attends?", "je faisais la leçon à mes copines coincées", "Quelques années plus tard, c'était au tour de ma tante de se moquer : "Comment? A ton âge? Tu n'as toujours pas vu le loup?" "), parfois de façon particulièrement malsaine, comme cette fois où Evelyne propose à Camille, 7 ou 8 ans, qui voit des préados s'embrasser, d'essayer avec elle. Liberté, à 15 ans, de sortir en boîte (alcool inclus) jusqu'à 5 heure du matin, ce qui a l'avantage de laisser le champ libre aux adultes. Liberté de ne pas allaiter parce que c'est une aliénation ("ma mère enrage lorsque la sage-femme me tend mon enfant pour que je lui donne le sein").

 C'est dans ce contexte de deuil, de non dits, d'interdit d'interdire qui se transforme souvent en obligations implicites ou explicites, que le beau-père de Victor viendra régulièrement l'agresser, dans sa chambre, la nuit. Camille est témoin, mais comment parler quand Victor ne le veut pas? Comment parler quand sa mère, dont la santé mentale est déjà très préoccupante, risque de s'effondrer, peut-être même de se suicider comme l'ont fait ses parents? Comment parler quand ce type de parole est mal vu (une femme de 20 ans a été exclue manu militari du cercle d'ami·e·s pour avoir évoqué son viol)? Comment parler quand l'agresseur est aussi une personne agréable au quotidien, attentive, cultivée, qui passe du temps avec les enfants, se substitue à leur père absent physiquement et à leur mère absente mentalement?

 Autant d'injonctions qui écrasent l'autrice, qui transforment le serpent de la culpabilité en hydre, culpabilité de ne pas parler, culpabilité quand elle et son frère le feront, d'abord pour protéger leurs propres enfants. La parole brisera, en de nombreux endroits, la famille.

 Ce livre, où l'agresseur n'est pas si présent, décrit avant tout un climat, où l'union est souvent de façade, et quand elle ne l'est pas (comme entre Camille et Victor) ne suffit pas à protéger, où les victimes portent la double peine d'avoir subi l'agression et de vivre avec la culpabilité, et l'angoisse de ce qui se passera si le silence est rompu, ou s'il n'est jamais rompu.

vendredi 4 avril 2025

Consolations, de Christophe André

 


 La vie, tôt ou tard, implique de traverser des moments sombres, voire des bouleversements. Il peut y en avoir plus, ou moins, de plus ou moins tragiques, on peut dans une certaine mesure s'en prémunir, dans l'idéal y échapper, mais chacun·e un jour ou l'autre se retrouvera a priori confronté·e à une réalité brutale, la maladie, l'accident, la violence, une précarité inattendue, une trahison, ... Réparer n'est pas toujours possible, reste alors à consoler.

  Christophe André s'est bien entendu trouvé une infinité de fois dans cette position de consoler, avec ses proches, avec ses patient·e·s, mais c'est après avoir été lui-même confronté à la maladie qu'il écrit ce livre. Cet inventaire, proposé avec douceur, de ce en quoi peut consister la consolation, ne fait pas l'impasse sur la complexité, ou plutôt sur l'exigence, du geste.

 La consolation a une forte dimension relationnelle. Elle consiste à utiliser les bons termes, pour la bonne personne, au bon moment. Certes, l'intention peut toucher, parfois en différé quand sur le coup une parole maladroite a réactivé la souffrance à vif, mais savoir où en est la personne, ce que lui dit sa douleur et éventuellement son désespoir, donne plus de chances d'aider vraiment. Et puis, quand on va trop vite, est-ce que ce n'est pas soi-même qu'on cherche à consoler, en minimisant la souffrance, en mettant une barrière pour ne pas s'identifier, plutôt que l'autre?

 Accepter la consolation peut d'ailleurs être difficile en soi, parce que c'est admettre une vulnérabilité, voire une réalité, qu'on a pour l'instant envie de nier, parce qu'on a trop appris à serrer les dents et ne pas s'apitoyer sur son sort, parce que la relation peut faire peur, encore plus quand on en a besoin. Christophe André met aussi en garde contre certaines convictions qui peuvent faire du bien quand elles viennent de la personne heurtée, mais qui peuvent être extrêmement malvenues quand elles viennent de l'extérieur, comme "ce qui ne tue pas rend plus fort" (il précise d'ailleurs que la phrase exacte de Nietzsche est "ce qui ne me tue pas me rend plus fort) qui peut être violent à entendre (ma vie est en train de s'écrouler et il faudrait que je dise merci?) et culpabilisant (est-ce que c'est parce que je n'ai pas le bon état d'esprit que je ne vais pas mieux?) ou encore l'idée que l'épreuve est un message de l'Univers.

 Donner, redonner du sens, offrir sa présence et son soutien, sont autant d'actes qui peuvent être réparateurs quand ils sont faits de façon ajustée, mais l'auteur évoque aussi des consolations plus immédiates. La vie est faite de négatif et de positif, mais là où le négatif s'impose, le positif, il faut en général s'en emparer plus activement. Christophe André cite plusieurs personnes qui, dans des situations extrêmes, se sont réjouies d'un bruit, d'une odeur agréable, d'un chemin familier, d'un contact avec la nature. Autant de choses que l'épreuve n'aura pas retirées, autant d'opportunités de contacter encore le bonheur, le plaisir, de bouffées d'oxygènes dans ces moments où notre monde semble irrespirable.

 C'est une lecture dans laquelle j'ai eu du mal à entrer. De mon point de vue de thérapeute en Approche Centrée sur la Personne, je voyais la consolation presque comme une diversion, un palliatif : c'est une acceptation, mais c'est aussi un renoncement. Je voyais la consolation comme un "oui, mais..." ("oui tu as perdu l'un de tes enfants, mais tu as des ami·e·s sur lesquel·le·s tu peux compter", "oui tu es maintenant malade chronique, mais tu peux encore t'épanouir dans telle ou telle activité si tu gères bien tes ressources") contradictoire avec un objectif de congruence (donc plutôt un "oui, et"), comme une façon de mettre un cache sur une souffrance qu'il y aurait lieu d'écouter et d'explorer pleinement (au bon moment!) pour aller vraiment mieux. Et... le début du livre ne m'a pas rassuré. En lisant dans les premières pages que les chagrins de l'enfance sont "intenses, absolus et vite consolés" (c'est bien connu qu'aucun enfant n'a jamais traversé quelque chose de grave et que tous les parents ont sans exception la réaction idéale) ou encore que dire à une personne condamnée qu'elle va s'en sortir "ce n'est pas mal faire : c'est mettre de l'amour dans une situation de désolation" et ce sans apporter aucune nuance (Elisabeth Kubler-Ross relève au contraire que quand la fin est une certitude, la personne concernée et ses proches évitent généralement le sujet pour ne pas se blesser mutuellement, et que c'est plutôt un soulagement quand c'est enfin évoqué), ma peur de la superficialité a plutôt explosé! 

 Et pourtant, ce début improbable que je ne m'explique pas passé, la consolation est bien délimitée, dans sa complexité, dans ses intérêts et ses limites. Comme pour l'ensemble des livres de Christophe André, le texte a aussi le mérite d'être accessible.