jeudi 28 août 2025

Vivre après ta mort, d'Alain Sauterand

 


 Psychiatre plutôt spécialisé dans la thérapie des Troubles Obsessionnels Compulsifs, l'auteur propose un ouvrage à la fois accessible et détaillé sur les spécificités et l'accompagnement du deuil, après avoir lui-même été pris au dépourvu par ses propres manques lors d'une consultation.

 Le livre articule un regard général sur le processus de deuil et ses aspects contre-intuitifs (en particulier sa temporalité qui prend au dépourvu et la difficulté pour les personnes concernées à être comprises sur le long terme -"au cours des mois, de moins en moins de personnes pensent au défunt ou à l'endeuillé", "aucun proche ne perd la même personne", ...-) et un regard plus technique, par exemple sur les conséquences du deuil sur la santé physique et mentale (et les vulnérabilités qui augmentent le risque que le deuil soit un deuil pathologique), l'attitude à tenir face aux enfants qui est selon l'auteur peu documentée (principalement prendre la souffrance autant au sérieux que celle des adultes, prendre en compte leurs représentations et les contresens qu'ils pourraient faire, ne pas minimiser la situation ou tenir de propos contradictoires car les enfants finiront par le savoir, ...) ou encore le rapport au deuil des soignants.

 Plus que d'autres ouvrages sur le sujet, celui-ci s'attarde sur les spécificités du deuil pathologique. C'est un sujet particulièrement délicat : Christophe Fauré, autre expert, insiste par exemple sur l'importance de respecter des comportements qui pourraient paraître extrêmes et pathologiques, Emmanuelle Zech (citée plusieurs fois) disait récemment dans une conférence que la distinction entre deuil normal et pathologique n'apportait rien à ses accompagnements, le fait de pathologiser certaines attitudes risque d'amplifier le manque d'attention et d'écoute évoquée plus haut... autant dire que je n'ai pas tout à fait abordé cette partie avec un enthousiasme incontrôlable.

 S'il donne des éléments qui doivent alerter, en particulier le fait que les comportements ne semblent pas, sur le long terme, se diriger vers un apaisement, ou le fait qu'ils fassent du mal au reste de la famille qui n'ose rien dire (un exemple est donné d'une mère qui, après un échange, pose une photo de son fils décédé à côté de celle d'une autre personne décédée de la famille, plutôt que, via un montage, l'intégrer à chaque nouvelle photo de famille... un compromis qui semble lui convenir à elle aussi), il rappellera plus tard qu'il n'y a pas de consensus scientifique sur le sujet.

 C'est dans la dernière partie, qui consiste en des recommandations pour un accompagnement en TCC et pas nécessairement destinée au grand public, que les réserves sur cette distinction entre normal et pathologique sont levées ou en tout cas largement nuancées : en effet, ce n'est pas le·a thérapeute qui décrète que tel ou tel comportement est néfaste et doit cesser, mais la décision est prise en commun à la suite d'un échange. Le·a thérapeute demande à la personne accompagnée si le comportement qu'on pourrait questionner lui fait du bien, et c'est sa réponse qui compte, et qui pourra amener à la proposition de solutions et l'élaboration commune d'un objectif. La personne, par exemple, n'est pas considérée comme irresponsable ou trop bouleversée pour savoir ce qui est bon pour elle, et c'est une précision fondamentale.

 Ce livre est très complémentaire avec Vivre le deuil au jour le jour, de Christophe Fauré. Le premier, comme son nom l'indique, prend le temps de détailler cette expérience intense et profondément déstabilisante de vivre un deuil, ce livre là va donner plus d'éléments pratiques, ce qui correspond à d'autres besoins qui peuvent exister aussi. 

jeudi 14 août 2025

Le voyage dans l'Est, de Christine Angot

 

 Dans ce livre, l'autrice évoque de façon très factuelle l'inceste qu'elle a vécu de la part de son père. Elle en avait déjà parlé, mais sans donner de nom, en passant par un personnage, en étant réticente à parler publiquement de son propre vécu... tout en vivant ce rapport à la vérité de façon complexe. Elle avait par exemple voulu refuser une interview avant que son éditeur n'insiste fortement. Devant la pression et l'enjeu bien réel (le roman ne se vendait pas, n'était pas évoqué dans la presse, accepter l'interview et les conditions de la journaliste -parler des points communs entre le personnage et l'autrice, rentrer dans le détail de son vécu-, c'était garantir une critique positive dans des pages prisées), elle finit par accepter. Devant le risque de procès en diffamation, la journaliste souhaite finalement publier l'interview, mais de façon anonyme (la critique du livre, elle, fera partie du marché comme convenu). Enjeu ou non, Christine Angot refuse ces nouvelles conditions.

 Là, des noms, des lieux, des dates, sont données. Du moins, autant que possible. Prolongeant le refus de l'agresseur de nommer les choses, la confusion, conséquence du traumatisme, empêche de se les réapproprier pleinement, de retrouver une cohérence au moins chronologique ("Ce qui peut manquer, faire défaut, c'est l'historique. L'ordre. L'enchaînement technique des scènes. La logique de certains gestes. Tel week-end ou tel autre. C'est plus difficile à garantir. Parfois, j'y arrive. Gérardmer, la bouche. Le Touquet, le vagin. L'Isère, l'anus. La fellation, c'est venu tôt. Il n'y a pas de date. Ça arrive bientôt. C'était entre Gérardmer et Le Touquet. L'enchâssement n'est pas toujours certain.").

 Pour autant, dès la première agression, alors qu'à douze ans elle rencontre pour la première fois cet homme intimidant, à la carrière prestigieuse, qui accepte de la reconnaître officiellement (mais pas de lui faire rencontrer son demi-frère ni sa demi-sœur), elle met déjà le mot d' "inceste" sur ce qu'il se passe quand il l'embrasse sur la bouche. Elle n'est pas dupe lorsqu'il décrit son érection comme une preuve d'amour paternel. Elle est en hypervigilance ("une surveillance constante, sans relâche. Les gestes, les expressions") sur ses gestes à lui, sur les moments où elle pourrait éventuellement se protéger (les tentatives de protection seront toujours contournées), sur ce qu'elle laisse paraître ("Mon attitude ne reflétait pas ma peur. Je pensais une chose, j'en manifestais une autre"). 

 Par ailleurs, elle parlera. Souvent plus tard qu'elle ne l'aurait voulu, à sa mère, en particulier. Elle confrontera son père. Elle en parlera à des amants, à des collègues. Mais, quand résistance il y aura (son premier amant... de 30 ans alors qu'elle an avait 16, son époux, confronteront l'agresseur), elle sera écrasée (les deux hommes assisteront finalement à des incestes sans réagir), sans parler des réactions qui seront une violence (ses collègues de théâtre lui disant avec un clin d’œil que son père serait une personne très séduisante, son demi-frère se refusant à trancher entre deux versions opposées, ...).

 En effet, l'agresseur, traducteur brillant dont les compétences intimident (il parle 30 langues!), en plus de prendre l'habitude de reprendre son entourage sur les formulations utilisées ("C'était un présage magnifique, tu ne trouves pas? Il ne faut pas que je dise "tu ne trouves pas" devant Pierre. Il ne va pas être content", dira sa femme dans une de leurs premières conversations), façon détournée de se donner une position d'autorité, de créer chez l'autre une vigilance constante, imposera sa lecture de ce qu'il s'est passé. La première fois que l'autrice lui demandera à passer un week-end père-fille normal, il dira oui ("Bien sûr. Ce n'est pas le plus important entre nous") et prendra pour prétexte un contact avec son sein quand elle lui tiendra le bras ("tu te rends compte de ce que tu fais, là?") pour poursuivre les violences. Une seconde fois, plusieurs années plus tard, il donne à nouveau son accord pour le temps d'un week-end ("Je n'avais plus d'illusions sur la valeur de sa parole. Mais pas d'autre recours") puis la ramène à la gare ("J'étais perdue, paumée. Seule. J'avais quatre heures à attendre avant le prochain train. Je n'avais rien à lire. Pas d'argent. Je ne pouvais pas téléphoner"), malgré ses protestations et ses larmes, dès le premier refus ("Je n'ai pas à subir tes reproches", "Tu es blessante").

 Il parlera parfois de l'inceste comme d'une curiosité intellectuelle (il commentera une allusion dans un livre par "Il faudrait que le lecteur s'interroge, qu'il se demande s'il est dans le rêve ou dans la réalité, que ce soit un peu incertain, un peu à la manière de Robbe-Grillet. Tu as lu son dernier roman, Djinn?"), parfois comme d'un sujet sur lequel quand même elle pourrait faire l'effort d'être discrète ("Tu vois, pour moi, quand on les rencontre, comme là, il est extrêmement déplaisant de savoir qu'ils connaissent nos rapports"), ou encore se victimisera à outrance quand les choses ne suivent pas le cours qu'il souhaite. Mais surtout, il se mettra, par ses actes même et par son attitude, en travers du besoin de l'autrice de faire officiellement partie de la famille (dès leurs premiers échanges, elle veut rencontrer ses enfants, ce qui lui est refusé, et c'est comme ça qu'elle demande à passer un week-end sans viols -"J'aimerais bien avoir des relations avec toi comme celles qu'ont les autres enfants avec leur père. Je voudrais savoir ce que c'est. Je voudrais vraiment connaître ça. J'en ai besoin."-).

 Au delà du comportement, des comportements, de l'agresseur, qui étend son emprise avec suffisance pendant des années sans se soucier des nombreux symptômes traumatiques qu'il provoque, Christine Angot exprime une forte colère contre la société en général : "quand le père démontrait, par cet acte, qu'il ne considérait pas sa fille comme sa fille, mais comme autre chose, qui n'avait pas de nom, toute la société le suivait, prenait le relais, confirmait". Cette confirmation passe par les blagues douteuses et les ricanements de journalistes et animateur·ice·s télé, les questions sur le plaisir ressenti ("est-ce qu'on demande à un enfant battu s'il a eu mal?"), les acteur·ice·s de la pièce sur l'inceste relayant "le point de vue de spectateurs ayant connu votre père et le trouvant séduisant, qui posaient sur vous un œil brillant et interrogateur comme si vous étiez l'une de ses conquêtes", un écrivain qui explique "en vous regardant droit dans les yeux d'un air de défi, qu'une de ses amies avait vécu un inceste avec son père, et que ça s'était très bien passé.", ou encore Eric Dupont-Moretti plaidant l'inceste heureux au procès Mannechez (les personnes ne sont pas nommées et l'autrice utilise le terme "inceste consenti"). Ayant subi d'autres viols étant adulte, elle exprime aussi une colère contre la minimisation de l'inceste sur les adultes, qui reste de l'inceste.

 Ce livre est une prise de parole qui met en relief les entraves à cette prise de parole. Il constitue une bonne illustration de la distinction entre libération de la parole et libération de l'écoute. 

jeudi 7 août 2025

La fin de la plainte, de François Roustang

 


 

 Ce livre, écrit non pas par François Roustang psychanalyste mais par François Roustang hypnothérapeute (c'est extrêmement net dans les réflexions théoriques), s'applique à travers une série d'articles à définir en quoi consiste vraiment l'acte thérapeutique, ou peut-être plutôt le mouvement thérapeutique.

 Dans la tradition du mouvement systémique, il va beaucoup être question de pas de côté. Le premier est indiqué dans le titre, ou plutôt dans l'explication qu'en fait l'auteur : se donner comme objectif de mettre fin à la plainte n'est pas, comme on pourrait le penser intuitivement, se débarrasser des symptômes (parce que oui, de fait, plus de symptôme, plus de plainte... enfin, en théorie, justement!) mais réduire le décalage entre la plainte et la souffrance, la réalité de la personne accompagnée. 

 La plainte occupe l'espace, devient un objet en soi, focalise l'attention sur un élément au détriment des autres, potentiellement entretient l'impuissance. S'intéresser à la spécificité de la plainte comme forme permet un regard différent sur le fond. De plus, mettre fin à la plainte ne consiste pas à régler tous les problèmes, mais à déplacer l'objectif thérapeutique sur  le vécu, la perception de la personne.

 Cette idée se prolonge dans des réflexions sur le mouvement dans la continuité de la théorie systémique : l'état de souffrance correspond à un équilibre, donc par essence chercher à bouger tel ou tel élément de l'équilibre s'opposera à une résistance. Ce qui va vraiment générer, ou plutôt permettre, du mouvement, c'est le vide. François Roustang propose par exemple de revenir à l'ici et maintenant, d'amener le·a client·e à s'attarder, en profondeur, à percevoir et ressentir, la situation telle qu'elle est, d'oublier temporairement la destination et le blocage qu'elle va nécessairement générer, une attitude contre-intuitive mais conforme par exemple aux principes de l'Approche Centrée sur la Personne, et illustrée dans une vignette clinique parlante.

 Une autre idée forte, peut-être une autre facette de la première, concerne l'attitude du ou de la thérapeute. Il est encore question de vide : les conditions du mouvement thérapeutiques seront favorisées par l'accueil, plus que par le fait, en caricaturant un peu, de jeter le plus de techniques possible sur le·a client·e en attendant que l'une d'elles fonctionne. "Le sens va naître des sens, car il nous disent une complexité particulière que nous n'avons jamais appréhendée auparavant, puisque nous ne nous sommes jamais trouvés auparavant devant cette personne, cette famille, ce groupe." Si cette vision me paraît particulièrement précieuse, j'ai du mal à suivre l'auteur quand il appelle plus ou moins à oublier la théorie, en particulier dans le titre du chapitre qui invite, rien que ça, à "en finir avec la psychologie" (et en plus, du coup, si on "en finit avec la psychologie", qui va lire son livre?).

 Ce désaccord peut-être un peu technique ou hors-sol ("oui, c'est bon, on a compris qu'il ne parlait pas en absolu, en plus, même si il est peut-être un peu condescendant, il dit bien dans le même chapitre que la théorie est utile") illustre une difficulté récurrente que j'ai eue avec ce livre : les développements sont plus ou moins poussés, plus ou moins complexes, plus ou moins puristes, et ce n'est pas toujours évident de savoir si, depuis son expérience et son goût poussé pour les pas de côté, l'auteur dit quelque chose de subtil et d'important qu'il vaudrait vraiment la peine de prendre le temps de saisir, ou s'il est juste en train de s'écouter parler (un comble pour quelqu'un qui parle de Narcisse toutes les 5 minutes dans les premiers chapitres). Hélas, certains moments ne sont pas rassurants tant il sait prendre un ton particulièrement hautain pour dire des banalités (un exemple parmi d'autres, le fait de faire un groupe contrôle avec un placebo dans les études pharmaceutiques serait contradictoire avec la part de mystère qu'aurait l'effet placebo, on ne sait pas trop pourquoi, mais l'auteur semble trouver son point de vue sur la question particulièrement brillant). Le dernier chapitre, en particulier, où il pousse la condescendance jusqu'à l'écrire sous la forme d'un dialogue entre un père et "une petite fille", est particulièrement pénible à lire : entre la forme qui caricature la personne qui s'écoute parler ("L'avare de mots est un avare de pensées, l'avare de pensées est un avare de corps, l'avare de corps est celui qui ne montre plus rien parce que, dans sa plénitude, il accède à la banalité", "la plus sûre cachette de l'avarice, c'est l'ordinaire des jours"... écoute, pourquoi pas, si ça te fait plaisir...) et les adversaires imaginaires (pensée particulière aux "travaux savants qui, à grand renfort de linguistique ou de révolution quantique, et payés par le gouvernement, s'il vous plaît, veulent prouver ce que tout le monde sait depuis toujours", et évidemment il dit une énormité juste après) qu'il terrasse de la brillance autoproclamée de sa rhétorique, j'ai résisté à la tentation de jeter le livre en travers de la pièce mais j'ai du le refermer plusieurs fois le temps de soupirer et lever les yeux au ciel pour venir à bout de ces dernières pages.

 Le propos, le regard, sont intéressants et originaux, mais peut-être moins (voire beaucoup moins!) que ne semble le penser l'auteur... c'est dommage, parce que l'agacement et l'impatience m'ont peut-être fait passer à côté de vraies prises de conscience en me faisant renoncer à prendre le temps de vraiment comprendre certains passages.