jeudi 26 juin 2025

Dépression : s'enfermer ou s'en sortir? d'Antoine Pelissolo

 

 

 Écrit par le psychiatre Antoine Pelissolo à destination du grand public (personnes dépressives et proches de personnes dépressives), ce livre est synthétique sans faire l'économie de la complexité, et a le souci d'être le plus à jour possible sur les connaissances disponibles.

  Les symptômes (manque d'énergie voire épuisement, incapacité à ressentir du plaisir ou de la motivation, angoisse et désespoir, ...), les causes, les traitements, sont passés en revue. Les causes sont infiniment plus complexes qu'on ne pourrait le croire, la dépression est une maladie qui peut être provoquée par une multiplicité de facteurs, autobiographiques, sociaux, psychologiques et même biologiques, et ce sujet a encore plusieurs zones d'ombres. Une comparaison, contre-intuitive, est faite (en tout cas pour une partie des cas) avec une maladie infectieuse : la prédisposition est là (les vulnérabilités génétiques, évidemment complexes, sont activement explorées par la recherche), un premier choc (par exemple un deuil) va provoquer le premier épisode, et la personne sera ensuite exposée à des épisodes récurrents (un épisode dépressif peut durer plusieurs mois).

 Les traitements vont de la psychothérapie, difficile à évaluer, aux approches plus contraignantes comme les médicaments antidépresseurs (l'auteur détaille les différentes générations existantes, sachant que l'efficacité se fait sentir au bout de 4 à 6 semaines) ou, pour les cas sévères, l'électroconvulsivothérapie (on est loin de l'image qui s'est gravée dans l'esprit collectif avec Vol au dessus d'un nid de coucous, mais ça implique tout de même une anesthésie générale à chaque séance ce qui est loin d'être anodin).

 L'auteur donne également des conseils pour accompagner les proches : ne pas forcément parler de dépression mais de mal-être ou d'anxiété pour inciter à consulter si le mot fait peur, rester présent·e (d'autant que les symptômes vont faire que la personne aura l'impression d'être un poids mort et de mériter d'être seul·e) tout en respectant son rythme (les invitations à se secouer seront très contre-productives, proposer des sorties régulièrement tout en étant ouvert·e aux refus peut faire une grande différence), et bien sûr se protéger du risque de fatigue compassionnelle. 

 Le livre est accessible, synthétique et précis, ce qui est d'autant plus salutaire pour une maladie qui est très stigmatisée bien qu'elle touche de nombreuses personnes ("environ 3 millions de français touchés en 2007"). Je suis d'autant plus surpris par le titre qui suggère un contenu binaire et qui renforce le stéréotype des personnes dépressives se complaisant dans leur état.

samedi 21 juin 2025

Chaque dépression a un sens, de Johann Hari

 


 L'auteur est dépressif depuis l'adolescence. Rien de très préoccupant du moment que c'est diagnostiqué : c'est juste un déficit en sérotonine, il suffit d'une prescription d'antidépresseurs et hop, bouclier magique à volonté. Bon, au bout d'un moment, ça ne marche plus, mais c'est parce que c'est le moment d'augmenter la dose. Les effets secondaires sont moyennement agréables, mais c'est un prix dérisoire à payer quand il suffit d'avaler un comprimé pour se sentir bien.

 Sauf que... l'hypothèse du déficit en sérotonine comme cause de la dépression paraît cohérente, voire évidente, mais ne repose pas, scientifiquement, sur des bases solides (d'ailleurs, pour certain·e·s interlocuteur·ice·s de l'auteur, dépression et anxiété sont des symptômes différents de la même pathologie, même si l'auteur évoquera la dépression sur l'ensemble du livre). Plus préoccupant, et des méta-analyses reprenant l'ensemble des données disponibles l'ont confirmé formellement, la démonstration de l'efficacité des antidépresseurs repose sur le biais de non-publication (un biais fréquent dans les recherches commandées par l'industrie pharmaceutique : les études publiées ne mentionnent pas le résultat des études qui n'ont pas eu le résultat escompté, et surtout ne mentionnent pas leur quantité). Si l'auteur semble estimer que les antidépresseurs doivent continuer d'être prescrits parce que c'est nécessaire dans des cas particulièrement graves (mais jamais comme une solution unique et suffisante), d'autres interlocuteur·ice·s sont plus critiques dans la mesure où, si les effets positifs sont litigieux, les effets secondaires sont largement établis. Comme vous l'imaginez, Johann Hari a été particulièrement secoué par cette découverte, allant à l'encontre de la conviction qu'il avait toujours eue et qui le concernait très directement. C'est peut-être pour ça que cette partie est particulièrement détaillée, les arguments contre sont pris au sérieux et réfutés avec exigence. 

 Mais si ce n'est pas la sérotonine, c'est quoi? Ça tombe bien, l'auteur est journaliste et va donc pouvoir enquêter. D'ailleurs, dans le "c'est quoi", il y a des critères sociaux, et il est transparent sur le fait que sa situation est privilégiée et loin d'être accessible à tout le monde (il gagne bien sa vie, et peut prendre son temps parce que son livre précédent s'est bien vendu). En effet, ça ne va probablement estomaquer personne mais le livre fournit plusieurs chiffres pour le confirmer, la pauvreté, mais aussi la précarité, démultiplient les risques d'anxiété ou de dépression (l'expérimentation d'un revenu universel de façon très localisée au Canada a eu un effet significatif sur le bien-être, bien sûr parce que le niveau de vie était meilleur, mais peut-être encore plus parce que le revenu ne risquait pas de disparaître du jour au lendemain -même si c'est ce qui s'est finalement passé quand l'expérimentation a été arrêtée- et parce que les personnes concernées n'étaient plus contraintes d'accepter, pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, un travail qui pouvait les briser physiquement ou psychologiquement). Autre critère : l'auteur fait quelque chose qui a du sens pour lui, par opposition à l'une des personnes interrogées qui fait un travail extrêmement ennuyeux et répétitif mais gagne bien sa vie, et n'ose pas prendre le risque, même si le dilemme est récurrent, de démissionner pour un projet moins sécurisant mais qui lui convient mieux. En revanche, si la pauvreté est en soi une menace pour la santé mentale, l'obsession pour la richesse peut l'être aussi : la recherche d'un statut toujours plus élevé impose généralement de rentrer dans une compétition du statut pour le statut, autre forme de précarité qui a l'avantage (non négligeable!) de ne pas menacer matériellement (changer sa Bentley pour une BMW, ce n'est pas tout à fait pareil que ne pas mettre le chauffage en hiver ou être expulsé·e de son logement) mais génère un stress constant et une menace pour l'estime de soi qui devient dépendante de la domination sur les autres.

 L'auteur liste plusieurs causes, celles que j'ai évoquées plus haut, le manque de contact avec la nature (Johann Hari est lui-même un citadin convaincu et traîne des pieds, au propre et au figuré, quand la personne qu'il interviewe pour son enquête répond à ses questions au cours d'une randonnée en montagne), la perte d'espoir et le sentiment d'impuissance, des causes biologiques (qui ne seront pas la cause mais renforcent la vulnérabilité), des traumatismes vécus dans l'enfance (l'auteur est lui-même concerné, et l'antidépresseur comme réponse à tout l'empêchait aussi de remettre en question sa narration estimant que les adultes avaient fait leur possible et que personne n'était vraiment responsable à part lui), l'absence de considération sociale... Et, pour lui, la meilleure réponse à apporter à tout ça est la relation. Il donne entre autres l'exemple d'un mouvement social contre une augmentation du prix des loyers dans un quartier pauvre à Berlin qui a tissé des liens forts entre des voisin·e·s qui ne se parlaient pas (hippies, imigré·e·s plutôt conservateur·ice·s, militant·e·s LGBT, ...), de la création d'un jardin par une vingtaine de volontaires patient·e·s d'un hôpital psychiatrique (qui redonne une sensation de pouvoir d'agir avec la réalisation d'un projet, génère un contact avec la nature si limité soit-il, et surtout amène de fait à entrer en relation parce qu'il faut s'organiser et prendre des décisions en équipe).

 Le livre a un regard social marqué, qui est d'ailleurs très explicite par endroits, en particulier dans la conclusion : oui, ce sont des individus qui souffrent de dépression, mais la société est pathogène. Il convient de lutter, individuellement, contre certaines injonctions sociales (pour aller très, très, très vite, moins rester enfermé·e chez soi et peut-être se demander si c'est si important que ça, pour les personnes qui sont en position de se poser ce genre de questions, d'avoir une résidence secondaire avec piscine dans un endroit dont le nom sonne bien), mais l'enjeu de protections sociales (beaucoup!) plus solides, d'une répartition infiniment plus égalitaire des revenus, est transparent (une des personnes dont l'histoire est racontée rétorque d'ailleurs, alors que l'équipe soignante l'oriente vers une assistante sociale, qu'il aurait surtout besoin du salaire d'une assistante sociale). Est-ce que l'auteur, dans une sorte de discours décliniste aux accents progressistes (la nature c'est bien la civilisation corrompt, les gens sont aveuglés par l'argent -mais pas moi parce que moi je suis lucide- et passent leur temps repliés sur leur téléphone au lieu de se parler -alors qu'avant les transports en commun étaient de hauts lieux de convivialité-), ne brandit pas la dépression et l'anxiété pour raconter ce qu'il a envie de raconter?

 La question, à mon avis, se pose (c'est d'autant plus souhaitable pour moi d'être vigilant que je partage souvent les convictions exprimées par l'auteur), mais de nombreux éléments sont rassurants. L'auteur multiplie les interlocuteur·ice·s, source énormément les éléments avancés (et invite explicitement le·a lecteur·ice à examiner les sources de façon critique), et surtout ne verse jamais dans l'angélisme dans les exemples qu'il donne (oui, les liens sont très resserrés dans les communautés amish et ça a des effets positifs observables qui ont poussé l'auteur à revoir ses préjugés, mais ils ont aussi un regard très indulgent sur les violences intrafamiliales, oui, le mouvement social à Berlin a eu des effets spectaculaires et a été source de belles histoires particulièrement inspirantes, mais il y a aussi eu des échecs et de l'épuisement, et certaines personnes homophobes sont restées homophobes, coopération active avec des militants gays ou non). Certes les différentes démonstrations sont d'une solidité inégale (l'argumentation sur l'effet destructeur de la recherche d'un statut social toujours plus élevé est très convaincante mais s'appuie principalement sur... l'observation du comportement de singes), mais le travail en amont reste toujours conséquent et donne la sensation que, si l'auteur avait obtenu des informations différentes, il aurait aussi eu une conclusion différente. Et, comme évoqué plus haut, il fournit les éléments pour explorer et questionner son travail.

 Si je devais quand même avoir une réserve sur, justement, l'aspect potentiellement séduisant du discours, c'est sur le risque d'un renforcement de la stigmatisation des personnes dépressives. En effet, beaucoup de personnes dépressives, du fait de stéréotypes répandus, entendent bien trop souvent qu'elles se complaisent dans leur état par ailleurs pas si grave que ça, qu'il suffit de penser positif et/ou de marcher en forêt et de faire du yoga (ou, encore mieux, de faire du yoga dans la forêt), que les médicaments qui potentiellement leur ont sauvé la vie entraînent une complaisance dans le statut de malade... L'auteur ayant lui-même souffert de dépression depuis son adolescence, je ne pense pas une fraction de seconde qu'il adhère à ce type de discours, mais un chapitre ou une section supplémentaire consacrée à la réalité du vécu dépressif aurait peut-être été une prévention salutaire : le discours porté est, littéralement, que marcher en forêt ou sortir d'un sentiment d'impuissance, ça aide, ce qui est probablement vrai, mais est une information qui risque d'être très mal interprétée ("c'est un élément qui est à prendre en compte parmi une infinité d'autres" peut vite se voir transformé en "il suffit de") dans un contexte de stigmatisation, contexte qui est précisément renforcé par le modèle de société axé sur la performance qui est dénoncé.

vendredi 6 juin 2025

Le couple brisé, de Christophe Fauré

 


 La fin d'une longue relation, c'est un bouleversement à de nombreux niveaux : on perd bien évidemment ce lien unique avec la personne qu'on a aimée si longtemps, qui tenait de l'évidence, mais ça entraîne aussi des changements dans la relation avec les enfants, dans la relation avec les ami·e·s, dans l'image de soi, dans les perspectives d'avenir... Et Christophe Fauré, qui sait parler avec tant de clarté, sur un ton si tranquille, de deuil ou de changements majeurs, est une des personnes les plus indiquées pour ce sujet, non?

 Oui, sauf que... selon le niveau de tension préexistant, selon si la personne qui subit la séparation a pu voir venir ou non (et selon qu'on soit ou non la personne qui décide de la séparation!), selon la fermeté de la décision et son acceptation, selon qu'il y a ou non des enfants, selon la situation financière et les éventuelles inégalités, ça en fait, des selon, et j'en oublie! Multipliez tout ça par les six étapes détaillées dans le livre (le temps du doute, l'annonce de la rupture, au cœur de la tempête, l'enfant et la séparation, un temps de convalescence et de réflexion, vers un nouveau départ) et, certes ce n'est pas le cas tout le temps, mais ça part régulièrement dans tous les sens, avec un niveau de documentation que je suspecte très inégal (avec des aspects dangereux, comme quand l'auteur met en garde plusieurs fois contre les fausses accusations de violences sur les enfants de la mère envers le père -les pères ne font pas de fausses accusations, apparemment- en omettant, on ne peut pas non plus penser à tout, que vu l'aspect massif de ces violences, on peut envisager que les "fausses" accusations soient souvent vraies, ou en tout cas ne font pas partie de la routine du divorce conflictuel).

 Dans la masse improbable d'exemples donnés, certaines personnes se reconnaîtront probablement et trouveront un apaisement (après avoir défriché l'infinité d'exemples qui ne leur ressemblent en rien). La mise en garde sur le risque d'insatisfaction si ce qu'on recherche n'est pas clair donne des clefs intéressantes pour envisager l'après et rappelle ce livre là, même si à d'autres endroits les affirmations sont trop définitives à mon goût (ce qui, dans un livre de vulgarisation, peut donner l'impression qu'il n'y a qu'une seule vérité). Je n'irais pas jusqu'à dire que ce livre est à jeter, mais ça ne me viendrait pas à l'esprit de le recommander.

vendredi 23 mai 2025

Les parents manipulateurs, d'Isabelle Nazare-Aga

 


 Spécialiste des manipulateur·ice·s (avant ce livre là, elle a écrit Les manipulateurs sont parmi nous et Les manipulateurs et l'amour), Isabelle Nazare-Aga décrit ici le comportement des parents concernés envers leurs enfants, en particulier la poursuite de ces comportements à l'âge adulte.

 Vous l'aurez probablement compris, il ne s'agit pas ici de personnes qui aiment manipuler dans un contexte précis, mais de personnes qui font de l'emprise l'essence de la relation. L'autrice liste 30 critères, tels que "il reporte sa responsabilité sur les autres ou se démet de ses propres responsabilités", "il sème la zizanie et créée la suspicion, divise pour mieux régner" ou "il est constamment l'objet de discussions entre les gens qui le connaissent, même s'il n'est pas là", et pour elle un·e manipulateur·ice est concerné·e par au moins 14 d'entre eux.  

 Si cette liste constitue un repère pratique, c'est selon moi l'abondance de témoignages, dont le partage constitue la grande majorité du livre, qui permet de reconnaître ou non le vécu. Des situations réelles montrent dans la longueur comment les personnes manipulatrices peuvent déstabiliser, entretenir des tensions, pousser à marcher constamment sur des œufs, culpabiliser, dénigrer, s'en prenant de façon répétée à leurs propres enfants. Leurs problèmes de santé impliquent de répondre sans aucune limite à leurs demandes les plus incongrues et contraignantes (comment pourrait-on oser, alors qu'on a le privilège d'être en bonne santé, remettre en question le moindre de leur besoin dans l'épreuve insoutenable qu'iels traversent!), ceux de leurs cibles ne sont que caprices et exagérations. Ce qui est fait pour elles et eux n'est jamais assez, jamais assez bien, et il s'agirait de prouver que ce n'est pas par une inadmissible mauvaise volonté. Les cadeaux sont une opportunité de mettre mal à l'aise (avec un cadeau dont la personne ne veut pas ou qui fait preuve d'une pingrerie caricaturale, ou au contraire un cadeau disproportionné qui générera un sentiment de dette ou un malaise si le cadeau fait à une personne a une valeur qui n'a rien à voir avec celui fait aux autres, ...). Les limites posées, ou celles qui devraient être évidentes, ne sont jamais respectées (une des personnes qui témoigne accepte de laisser sa mère occuper sa maison de vacances, la maison se retrouve réaménagée de façon à ce qu'elle ne se sente pas chez elle quand elle-même y va, une autre mère ouvre régulièrement la porte de la chambre de son fils dépressif sans frapper et y amène des visiteurs à la moindre opportunité, ...). Des mensonges sont diffusés auprès des proches (l'autrice recommande d'anticiper en cas de conflit et de raconter sa version aux personnes importantes) ou sur les proches (une des personnes qui témoignent tenait à recontacter sa nounou, ses parents lui disent qu'elle a déménagé, elle apprend plusieurs années plus tard que c'était faux). Cette liste n'est pas exhaustive, et les violences peuvent parfois prendre la forme extrême de violences physiques, de négligences lourdes, ou d'inceste (ou d'inaction quand un inceste est dénoncé).

 Cette forme, si elle rend la lecture (qui constitue un catalogue d'actes de violences!) éprouvante, est selon moi particulièrement précieuse : le propre de la manipulation, c'est que la victime, même si la colère est là (c'est souvent le cas) doute, culpabilise, cherche à réparer ses erreurs (qui, à supposer qu'elles existent, n'ont rien à voir avec le problème), à porter la responsabilité d'un apaisement. La diversité des témoignages, la clarté de la contextualisation, permettra de se conforter dans la réalité de la situation, de mieux voir les mécanismes, de se sentir moins seul·e, de faire plus confiance à ses interrogations. J'ai juste un regret... sur le fait que ça ne s'arrête pas là.

 En effet, certes ça occupe peu de place dans le livre mais ça m'interroge, des explications aux comportements se glissent entre certains témoignages, avec un certain manque de rigueur voire des contradictions, et surtout sans démonstration solide (on doit se contenter d'affirmations). J'avais commencé à tiquer quand l'autrice affirme dans le premier chapitre que manipulateur·ice, narcissique et pervers·e narcissique, c'est pareil (manipulateur·ice c'est sa terminologie, narcissique celle du DSM, pervers·e narcissique celle de la psychanalyse). Elle utilise d'ailleurs les trois termes de façon interchangeable (ajoutant celui d'hypernarcissique parce que pourquoi pas). Il y a pourtant des différences : une personne narcissique fera tout tourner autour de son égo (dans toutes les circonstances, pas dans le cadre d'une relation spécifique, même si ça a de fortes chances d'être exacerbé dans les relations importantes), une personne perverse cherchera à faire du mal (pour une personne narcissique, faire du mal est un moyen d'affirmer et de renforcer l'emprise, pour une personne perverse ce sera une fin en soi). Les différences sont subtiles, ne sont pas nécessairement détectables dans le comportement observable, mais ça reste surprenant, à mon sens, de décréter que ces termes sont synonymes dans un livre spécialisé (et puis, dans ce cas, quelle est l'utilité d'avoir sa propre liste de  critères?).

  C'était peut-être un peu pointilleux de ma part de tiquer là dessus, mais j'ai été franchement interpellé dans les tentatives d'interprétations des comportements (qui, pour le coup, ne correspondent pas à ce que la thérapie des schémas a pu établir sur la personnalité narcissique!). L'anniversaire de la personne manipulatrice est par exemple une opportunité de manipuler (en se plaignant du manque d'intentions quoi qu'il arrive), mais quelque pages plus tard la personne manipulatrice sera ravie qu'on y pense. Le·a manipulatrice tient des propos contradictoires qui empêchent d'avoir un échange cohérent... ce serait lié à une confusion intérieure (donc, l'une des techniques de manipulation les plus efficaces de personnes désignées comme manipulatrices -c'est quand même dans le titre!- serait presque involontaire, liée à des limites cognitives!). Telle ou telle attitude angoissante, blessante, se trouve être un besoin d'amour exprimé bien maladroitement par une personne qui ne sait pas le faire de façon adaptée. Le profil des manipulateur·ice·s les plus violent·e·s est particulièrement spécifique (mais sans aucune source parce que pourquoi faire), jusqu'à détailler leurs fantasmes sexuels, leur haine des chats (!) et leur obsession pour le rangement (si vous avez subi des violences intrafamiliales extrêmes mais que votre géniteur·ice n'avait rien contre les chats ou ne s'alarmait pas d'une vaisselle qui s'accumule un peu dans l'évier, ou encore n'était pas dans l'élite de son domaine professionnel, vous pouvez refermer le livre, il semble qu'on ne parle pas de vous). L'autrice indique pourtant dans la conclusion que "nos croyances représentent un terreau fertile pour les semis du manipulateur" ou encore que "les hypothèses théoriques pures n'ont aucun intérêt pour notre sujet".

 Précisément, ces hypothèses théoriques n'apportent rien de particulier au contenu tant les témoignages ont une énorme valeur en eux-mêmes, et auraient d'autant plus gagné à ne pas figurer dans le livre (à moins d'être argumentées de façon rigoureuse, mais elles ne sont pas argumentées tout court), qu'elles sont dangereuses : prendre ses distances avec une personne, quand il y a eu emprise, c'est dur. C'est dur cognitivement, du fait précisément de tout ce qui fait douter dans la manipulation, mais c'est dur aussi, et ça l'est infiniment plus quand c'est une personne proche (conjoint·e, parent, ...), affectivement! Et ces affirmations qui suggèrent une vulnérabilité, un manque d'amour, n'aident vraiment, mais alors vraiment pas. Certes, l'autrice est limpide sur le fait qu'il ne faut rien attendre d'une personne manipulatrice ("Si, grâce à vos stratégies d'évitement et d'apaisement, vous détectez un changement, vous constaterez que le château de cartes s'écroule au bout de deux mois et au maximum quatre mois", "le cycle de ses attitudes toxiques revient. En réalité, il ne disparaît jamais"), et ses recommandations consistent principalement en des moyens de prendre des distances (et aussi de regagner de l'estime de soi, qui est en général endommagée en profondeur après un tel vécu)... mais ces propos arrivent en fin d'ouvrage, après d'autres qui peuvent stimuler cette graine du doute qui est si dangereuse à alimenter dans ce contexte.

 Le livre est salutaire dans l'ensemble, la forme de l'accumulation de témoignages est selon moi particulièrement bien vue, mais ça reste teinté par ce défaut aussi regrettable qu'inexplicable.

jeudi 22 mai 2025

Tu n'auras pas mon silence, de Florence Rivières et Steren

 

 Marie a été victime de violences conjugales. Elle a aussi subi plusieurs viols dans le cadre de sa relation avec Arthur. Mais ce n'est pas une "bonne victime", ce qui complique considérablement le dépôt de plainte qu'elle finit par décider de faire ("être un sale type, c'est pas illégal", "alors vous, on vous viole et vous ne vous en rendez pas compte?").

 Ce n'est pas une bonne victime parce qu'elle a eu une sexualité après leur dernière séparation au lieu d'être "brisée" (elle a eu des symptômes traumatiques, mais pas ceux qui sont conformes au stéréotype), parce qu'elle s'est remise en couple de nombreuses fois avec lui, et d'ailleurs c'est lui qui se séparait, parfois une fois par semaine, une fois le prétexte était qu'elle l'avait empêché d'attraper un pikachu à Pokemon Go. Ce n'est pas une bonne victime parce que c'était son supérieur hiérarchique (avec le statut de freelance qui lui-même ouvre énormément aux abus) donc est-ce que ce ne serait pas une contrariété professionnelle qui l'amènerait d'un coup à voir a posteriori des violences. Ce n'est pas une bonne victime parce qu'il n'y a pas eu de coups (Arthur allant jusqu'à dire qu'elle profite de la situation parce que s'il la frappe il y aura des marques et ça va se retourner contre lui donc selon son raisonnement il se retrouve injustement sans défense), parce que les viols ont été le résultat de manipulations et d'insistance et pas imposés physiquement, parce que le dénigrement constant a été intégré (Arthur s'empare d'une expression de visage, du choix d'un mot, pour exploser et dire à quel point elle ne pense qu'à elle et lui fait du mal, générant une vigilance constante bien que forcément insuffisante), parce qu'il a pu imposer sa version auprès de leurs ami·e·s commun·e·s lorsqu'il a perçu que là elle ne reviendrait pas.

 Sauf que "vous savez quoi? Même les bonnes victimes, on ne les écoute pas. Alors autant que je parle". Par ailleurs, tous ces éléments qui pourraient (et ont) fait douter de sa bonne foi sont caractéristiques des violences dans le couple. Il a pu imposer sa version car il la dénigrait et la faisait culpabiliser constamment, il y avait donc peu de chances qu'elle ose parler. La dépendance professionnelle, loin de la servir, a conduit à une exploitation (beaucoup de travail bénévole), et les violences financières ne se sont pas arrêtées là (il l'a fait acheter des billets pour un voyage commun au Japon pour se séparer juste avant, a habité chez elle sans participer au loyer -"bien sûr, le lui faire remarquer aurait fait de moi une personne vénale"-, l'a poussée à déménager pour habiter à deux là encore avant de se séparer, ...).

 Le livre est explicitement militant, mais est aussi très riche sur la description des mécanismes interindividuels de la violence, montrant en particulier comment le doute peut s'ancrer et se maintenir longtemps dans la relation.

vendredi 9 mai 2025

Les servitudes du bien-être au travail, dirigé par Sophie Le Garrec

 


  Ce livre pluridisciplinaire (sociologie, ergonomie, anthropologie, ...) montre en quoi le souci apparent, parfois ostensible, du bonheur des salarié·e·s dans le management contemporain s'articule avec un monde du travail qui va être générateur de souffrances.

 Après-midi déguisée, cours de yoga ou de fitness, babyfoots dans la salle de pause, éventuellement sous l'égide de happiness managers souriant·e·s et enthousiastes, ça peut être agréable ou sympathique, laisser indifférent·e ou même agacer (c'est un sujet facile de dérision) mais quel rapport entre ces moments plutôt extraprofessionnels, fussent-ils dans l'espace (spatial et temporel) du travail, et le travail lui-même? Précisément, cette ambiguïté modifie le rapport à l'espace professionnel. S'amuser (mais selon les modalités proposées s'il vous plaît) devient un objectif parmi d'autres, et la division en objectifs venus d'en haut disqualifient le savoir-faire, le rapport à la qualité, des employé·e·s ("il s'agit d'être heureux au travail et non par le travail"). L'espace entre ce qui est du travail et n'est pas du travail devient flou, le·a travailleur·se n'a plus son identité de travailleur·se détenteur·ice d'une compétence, devient un individu chargé d'accomplir des objectifs. Les bonnes conditions de travail, c'est passer des moments agréables au travail, ce n'est plus avoir les moyens de fournir un travail de qualité sans s'épuiser.

 Ne plus être un·e travailleur·se, c'est aussi ne plus faire partie d'un collectif qui transmet et échange des savoirs ("l'organisationnel et le social ne sont donc que la somme de tous les autoengagements individuels"). La qualification (qui implique une formation suffisante, des compétences reconnues) s'efface au profit du talent, il est recommandé de savoir penser positif, sortir de sa zone de confort ("cela sous-entend que travailler de façon sereine serait plutôt suspect"), être flexible. Craquer psychologiquement (être malheureux·se, n'en parlons pas), et même souffrir physiquement (troubles musculo-squelettiques, ...) ne remet plus en question l'environnement de travail mais l'adaptabilité, la créativité, la résilience de l'employé·e. Un exemple est donné où des femmes sont cantonnées à un poste plus physique dans l'entreprise par sexisme (elles ne seraient pas assez compétentes pour les autres postes), avant que la dégradation de leur santé physique ne soit vue par la direction comme une preuve que se soucier de mixité au travail est une mauvaise idée. Dans le même chapitre (de Karen Messing sur "le choix forcé entre égalité et santé des femmes au travail"), de nombreuses femmes témoignent qu'elles ne demandent pas d'adaptations (au prix d'une pénibilité accrue et de risques d'accidents) parce que ça leur retomberait dessus, bien que même du point de vue de l'entreprise les adaptations permettraient une meilleure productivité. Cette responsabilité d'être un talent qui remplit des objectifs avec le sourire et aime le défi ("engagez-vous à ne pas râler pendant 21 jours et partagez sur les réseaux sociaux ce que vous apprenez chaque jour", propose un cabinet de coaching) va s'étendre jusque dans la vie privée, comme le montre cette "experte-coach du bonheur au travail" qui propose entre autres un "bon petit déjeuner en pleine conscience", peut-être plus facile à prendre si on n'a pas d'enfants à préparer pour l'école ou de colocataires pressé·e·s moins sensibles aux "bénéfices positifs d'avoir des rituels le matin".

 Le livre offre une diversité de regards qui convergent beaucoup (parfois de façon inattendue, comme dans le chapitre sur la sous-traitance qui est loin de l'univers de l'activité karaoké ou de la dégustation de matcha à 10h mais résonne de façon frappante sur le sujet de la dépossession du savoir-faire des travailleur·se·s), et peut faire réfléchir sur au mieux les points aveugles, au pire les dérives, de l'injonction au bonheur dans d'autres sphères que celle du travail.

dimanche 27 avril 2025

Dans la tête des HPI, de Nicolas Gauvrit, Jean-François Marmion et Thomas Mathieu

 

 

 Cette BD de vulgarisation de la série BD psy porte sur les enfants (et les adultes aussi, mais beaucoup moins) HPI, surdoués, EIP... bref qui ont une intelligence plus élevée que la moyenne (un QI supérieur à 130, soit une personne sur 40).

 Nicolas Gauvrit est chercheur en psychologie cognitive mais aussi agrégé en mathématiques, et de fait le livre sera constitué de nombreuses stats... sauf que le·a lecteur·ice ne se verra pas infliger des graphiques indigestes, mais suivra le parcours de Violette, 8 ans, et Albert, 6 ans, et les questions qu'iels se posent, que se posent leurs parents, leurs enseignant·e·s, ... Les données chiffrées sont donc au service de la précision du propos et le rendent plus concret.

 Les questions qu'on peut se poser sur les personnes HPI sont nombreux·ses, tant iels sont l'objet de discours innombrables, pas toujours très rigoureux. L'auteur dit à demi-mot ce qu'il en pense ("-Ah, il va dire que c'est de ma faute... Que c'est un bon business pour les autrices comme moi, n'est-ce pas? -Ah bon? Je n'y avais pas pensé"), et attribue les causes des plus négatifs de ces discours à des revendications qui datent de la mise en place du collège unique (mais depuis 2019, l'Education Nationale a des recommandations plus conformes à l'état de la science) et l'aspect tentant d'attribuer ses difficultés à ce profil ("se dire : je suis tellement intelligent que les autre ne me comprennent pas! c'est plus valorisant que se dire : "Du point de vue de l'intelligence, je suis dans la norme mais j'ai un gros problème ailleurs").

  Si quelques difficultés sont favorisées par le profil HPI (ennui à l'école, maturité émotionnelle normale donc moins avancée que la maturité intellectuelle ce qui peut provoquer des incompréhensions, ...), ce n'est pas particulièrement négatif en soi ("les HPI sont, dans l'ensemble, plutôt satisfaits de leur travail, à condition qu'ils l'aient choisi", "leur salaire est plus élevé que la moyenne, de même que leur niveau social de manière générale", "dans leur vie privée, ils ne sont ni plus ni moins heureux que les autres"). Certes, ça n'empêche absolument pas d'être en souffrance, mais les souffrances, en général, ne sont pas particulièrement liées au profil HPI, contrairement à ce que certains discours laissent entendre ("-Mais vous savez qu'il y a des HPI dépressifs, non? Vous n'allez pas le nier, tout de même? -Bien sûr! Mais ils sont alors dépressifs et surdoués, pas dépressifs parce que surdoués.")

 Plusieurs profils de surdoué·e·s à l'école sont présentés... si les plus en difficulté sont une minorité (le profil de type 1, "l'enfant qui réussit", est estimé représenter 90% des HPI), leur existence est pour autant bien réelle, d'autant qu'iels ne sont pas nécessairement identifié·e·s comme HPI. On y retrouve par exemple  l'enfant "underground", qui fait tout (y compris des erreurs volontaires dans les copies) pour ne pas se distinguer, ou l'enfant marginal, dans une agressivité et une opposition qui dissimulent une grande détresse. Et c'est l'intérêt du livre : il est rappelé constamment, de diverses façons, que les enfants HPI sont différents entre eux. Situation familiale, niveau socio-professionnel de la famille, parentalité, rapport à la scolarité... il y a des tendances, des choses qu'on observe plus que d'autres, mais la diversité est infinie. D'ailleurs, pour les adaptations en milieu scolaire, l'auteur montre diverses options possibles mais insiste sur le fait que c'est l'enfant qui saura le mieux ce qui lui convient.

 Des questions-réponses plus formelles et des ressources sont présentées en fin d'ouvrage. Le tour d'horizon est vaste, et plutôt nuancé.