L'ouvrage a l'avantage de fournir un point de vue (extrêmement détaillé) purement psychanalytique sur les troubles du comportement alimentaire... l'auteur est particulièrement clair sur le sujet à travers une charge anti-TCC ("offre clé en main", "brèves, systématisables, peu chères, gérant le manifeste et ne s'empêtrant pas dans le témoignage d'une histoire de vie") un peu caricaturale quand même qui ouvre l'avant-propos à la seconde édition. La littérature et la peinture (si, comme moi, vous ne connaissez pas Magritte par coeur et si, contrairement à moi, vous n'êtes pas paresseux, il est souhaitable d'avoir Google Images à portée de main en lisant) sont aussi utilisées pour enrichir et éclairer les propos avancés, ainsi que, bien entendu, des propos de patient·e·s (qui sont des moments cliniques, il paraît que ça n'a rien à voir avec des vignettes cliniques, et dont les lapsus sont conservés même quand ils ne sont pas l'objet de la citation, ce qui est appréciable).
Le livre est par moments très complexe, et des connaissances avancées ou du moins solides en psychanalyse et en psychopathologie sont indispensables pour en profiter pleinement (ce qui n'était pas mon cas, pour donner un exemple au hasard). Ainsi, le long développement qui explique comment addiction, dépression et alexithymie s'articulent dans les troubles du comportement alimentaire nécessite pour être compris la maîtrise parfaite des concepts de base, mais aussi les développements de Jean Bergeret (dont les ouvrages sont très enrichissants, d'ailleurs je suis impatient de les lire) sur ces concepts. Le trouble du comportement alimentaire est présenté comme une addiction, qui serait une solution à la fois pour combler un vide (à la fois sensation d'être vide soi-même, ce qui rappelle le Moi-Peau de Didier Anzieu ou l'hyperempathie de Gerard Apfeldorfer, et vide ressenti d'affection parentale, en particulier maternelle) -"ce vide est recherché pour faire taire la psyché, à éviter des représentations"- et pour exprimer une violente agressivité (conséquence du manque d'affection ressenti) sans déclencher de conflit ouvert ("l'anorexique figure l'absent à son propre interlocuteur (la mère) et ce faisant ("je me tue en te tuant") sollicite sa mère sans crainte de la tuer"). Parfois, cette sensation de vide se manifeste par une confusion par la patiente de son corps avec celui de sa mère ("être grosse c'est faire corps avec ma mère; ce n'est pas mon corps; j'ai osé vomir ma mère, avorter de ma mère, la recracher en bouillie..."), ce qui donne parfois lieu à des moments cliniques troublants ("Mes règles sont revenues et j'ai pleuré... Je me sens enfin entière... la voie est ouverte mais... ma mère est en ménopause"), voire avec celui de sa grand-mère maternelle (témoignage de la mère d'une patiente : "après le décès de ma mère, elle a porté longtemps ses vêtements et elle est devenue menue comme elle").
Si l'auteur refuse très explicitement de montrer du doigt les parents ("il est difficile et contestable de se représenter la défaillance maternelle à partir d'éléments biographiques et anamnestiques fournis pour l'essentiel par le patient"), l'accent est mis sur le danger des relations mère-enfant insatisfaisantes dans les premiers moments de la vie ("pour l'enfant l'intégration dans le corps dépendra étroitement de la pensée d'une division effective d'avec le corps maternel, qui s'exercera ou pas au cours d'une libidinalisation "suffisamment bonne" de ce corps", "on sait les nombreuses observations cliniques rapportant des "phobies du toucher" chez les mères et les patientes", "nous ne souscrirons pas forcément à l'hypothèse d'un facteur traumatique central abrasant les capacités de satisfaction hallucinatoire, mais nous partageons l'option peut-être plus fréquente d'une continuité de micro-traumatismes ou de la permanence d'une discontinuité des soins qui imprègnent la psyché de l'enfant d'un vécu de carence ou d'emprise"). Sont particulièrement vulnérables à ce manque de possibilités de se construire par la relation avec la mère les personnes alexithymiques, c'est à dire qui ont des difficultés à verbaliser, élaborer leur psychisme, dont les rêves sont pauvres en contenu latent (mon objectif maintenant que j'ai découvert le terme : caser alexithymique dans une conversation). Dans la mesure où, dans les ouvrages plus pluridisciplinaires, il est conseillé de commencer par soigner le symptôme (ce qui, seul, ne suffit absolument pas pour éviter les rechutes) justement parce que cette difficulté à l'abstraction est un obstacle de taille à une thérapie de type analytique, on peut toutefois se demander si l'alexithymie n'est pas un symptôme plutôt qu'un facteur de vulnérabilité. Certains aspects sociaux sont également évoqués (ce qui paraît logique étant donnée l'augmentation du nombre de cas dans les dernières décennies), non pas sur l'alimentation (fast-foods, micro-ondes, repas debout ou devant la télé, ...) mais sur l'évolution des figures d'autorité (l'enseignant·e, le·a juge, le médecin, ...) qui précisément sont de moins en moins des figures d'autorités, au même titre que les parents, ce qui empêcherait l'enfant de construire son individualité par la confrontation à une opposition solide ("les désirs d'indépendance, les attitudes d'opposition et de négativisme ne se manifestent pas") et contribuerait à créer ce vide qui risque de se combler par l'addiction des troubles du comportement alimentaire. Cela semble plutôt paradoxal dans la mesure où anorexie et boulimie impliquent un ascétisme extrême (tentative de triomphe sur les désirs... et les besoins, d'où les graves conséquences somatiques, intolérance violente de l'écart à l'objectif fixé qui est à la fois échec et faute morale, Corcos parle d'ailleurs à ce sujet précis -"la moindre minute d'inactivité est ainsi vécue sur un mode aussi culpabilisant qu'un aliment avalé ou qu'une note scolaire qui baisse d'un demi-point"- de "l'échelle de l'ambition parentale vécue comme l'échelle de l'affection que lui portent les parents"), qui laisse plutôt imaginer des parents très exigeants, écrasants et autoritaires.
Si l'aspect monodisciplinaire de l'ouvrage est marqué et doit encourager à d'autres lectures (au préalable de préférence : l'auteur ne définit ni la boulimie ni l'anorexie, alors que ces définitions ne vont pas nécessairement de soi), il constitue également une qualité tant les troubles alimentaires offrent de nombreuses interprétations analytiques, qui sont difficiles à confronter au réel du fait de la fréquente violence des transferts et de la difficultés de ces patient·e·s à prendre de la distance avec leur psychisme (fait surprenant, en particulier pour des patient·e·s qui parallèlement à leur pathologie poursuivent souvent avec succès les études les plus difficiles, donc par la force des choses manient des concepts, mais ça fait plusieurs auteur·ice·s qui le disent alors ça ne tient probablement pas du préjugé ni de la fiction...)... un ouvrage relativement long (350 pages environ), complexe et de plus récent (2ème édition en 2010) est par conséquent plutôt bienvenu.
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