Cette bande-dessinée, postfacée par Amnesty International, est le récit autobiographique d'une victime de violence conjugale qui a réussi à s'en sortir. L'autrice n'est certes pas psychologue (elle est, vous ne devinerez jamais, autrice de BD!), mais la volonté pédagogique du récit (différentes étapes sont clairement délimitées, y compris la difficulté de s'en remettre après-coup) et sa précision font que ce livre a à mon avis toute sa place ici.
Alors qu'elle est très occupée à profiter des nombreux avantages que sa vie en école d'arts procure (absence de parents, présence d'alcool, style vestimentaire atypique qui devient cool, ...), Asa a l'immense bonheur de voir le très populaire Nils tomber amoureux d'elle, et pas d'une autre. Il sait dire ce qu'il faut pour qu'elle se sente bien, il prévoit pour eux de "tout recommencer à zéro", d'"avancer ensemble, sans jamais regarder en arrière". Certes, ses crises de jalousie semblent parfois sortir de nulle part ("je ne veux pas que tu me prennes dans tes bras quand un autre mec passe à côté de nous! T'as bien compris? Sinon c'est que tu penses à lui, pas à moi!"), mais il ne serait pas jaloux s'il ne tenait pas à elle. Certes, l'agressivité de ses propos quand il critique les autres est inquiétante, mais est-ce une raison pour gâcher une si belle histoire d'amour?
Différentes techniques de manipulation permettront à Nils de pourrir la relation, d'établir un fort rapport de domination unilatéral, avant qu'Asa ne pense à rompre. En critiquant chez les autres ce qu'il n'apprécie pas chez elle, il la contraint à changer vêtements, coiffure, etc... en la laissant en prendre l'initiative elle-même. En se posant toujours en victime, il évite que son propre comportement soit remis en question. En la laissant deviner la cause chaque fois qu'il est contrarié (et en se mettant dans tous ses états si elle se "trompe"), il la maintient dans un état de stress qui l'empêche de prendre de la distance et surtout l'habitue à anticiper constamment ses colères ("je le dévisageais tout le temps. Comme ça, il ne pouvait pas penser que je regardais d'autres hommes. Je souriais tout le temps, comme ça il ne pouvait pas penser que je faisais la tête", "Mon Dieu je t'en supplie! Fais que plus aucun ami ne m'appelle!","J'ai appris à respirer sans faire de bruit. Comme ça, je ne risquais plus de respirer au mauvais moment"). En lui disant régulièrement qu'il l'aime, il la laisse croire qu'ils sont encore dans une relation amoureuse. En l'habituant à céder à ses caprices, il se permet des caprices de plus en plus surréalistes (ceux et celles qui s'intéressent à la psychologie sociale auront reconnu le pied dans la porte -quand on commence à accepter, on continue généralement à accepter- ou la dissonance cognitive -on invente après coup une cause cohérente pour expliquer nos comportements incohérents, ce qui ici pousse à aller jusqu'au bout du comportement-). En la coupant progressivement de son monde et de son passé (goûts musicaux, amis, habitudes, ...), il renforce sa dépendance à leur vie de couple. En voulant croire que ses colères étaient vraiment des revendications, elle emménagera avec lui, plutôt que de rompre, pour arranger les choses (loin du campus où elle connaît des gens, en vivant sous son toit, il sera plus difficile de provoquer une crise de jalousie ou un conflit sur la décoration de l'appartement). Lorsqu'il la frappe pour la première fois, alors qu'elle s'était dit qu'elle le quitterait si ça arrivait, elle se rend compte que sa vie de couple à pris trop de place dans sa vie tout court pour qu'elle sache où aller. Habituée à être constamment sur la défensive, elle se demande dans quelle mesure c'est de sa faute à elle, plutôt que de juger son comportement à lui.
La violence de trop, "un jour ordinaire, sur le trajet de l'école", finit par la pousser à s'enfuir. Non pas par la fenêtre de leur 7ème étage, ce qui lui est venu à l'esprit plusieurs fois, mais par la voiture du couple, en résistant pendant tout le trajet jusque chez son père à la voix intérieure qui lui intimait de faire demi-tour. Après une nuit passée à entendre ses appels téléphoniques, passant de la victimisation ("Tu ne vois pas comme je suis inquiet?") aux menaces, elle retourne accompagnée de son père chercher ses affaires (qu'il aura préalablement pris soin de saccager entre deux appels), ce qui sera l'occasion de rompre en face à face ("même si je n'en avais pas le courage, j'ai réussi à dire ce qu'il fallait").
La suite montre la difficulté de s'en remettre... malgré un soutien extérieur solide (le père, l'enseignante à qui elle dénonce Nils, le médecin qui l'examine pour les besoins de la justice, le policier qui prend la plainte, ...), ce qui a probablement eu une importance décisive mais n'est pas donné à tout le monde, ni partout. Je pense que c'est d'ailleurs l'objet de l'implication d'Amnesty International dans l'édition de ce livre : il n'est pas rare que les violences contre les femmes soient moins prises au sérieux que d'autres crimes, que l'Etat ne fasse pas le nécessaire pour condamner les coupables ou protéger les victimes... on peut voir, par exemple, comment une victime de viol peut être reçue en France . Certes, le fonctionnement des institutions ne concerne a priori pas la psychologie, mais la difficulté pour la victime de se remettre de son traumatisme sera radicalement différente si l'Etat lui reconnaît un statut de victime ou si elle a la sensation que, pour les institutions concernées, il ne lui est rien arrivé de grave ou qu'elle est en partie responsable.
Le moment qui s'annonce le plus difficile, les questions inquisitrices de l'avocate de la défense ("ne l'avez-vous pas frappé la première?" "pourquoi personne ne vous a entendue?", ...), s'avère moins éprouvant qu'on aurait pu le penser ("Notre histoire entière avait été un procès. Mais cette fois, c'est lui qui allait être puni"). Toutefois, se remettre est resté quelque chose de difficile ("je n'étais plus qu'une épave","mon identité était broyée","l'endoctrinement était profondément ancré en moi","où que j'aille, je traînais cette énorme charge"), de progressif ("le travail difficile de la reconstruction") et d'incomplet (soulagement plutôt que compassion en croisant par hasard Nils avec une autre fille, "certains jours, je continue à le voir partout", ...).
Un récit de violence conjugale n'est certes pas le récit de la violence conjugale en général, mais ce récit est très conforme au peu de connaissances que j'ai sur le sujet (témoignages de victimes dans le documentaire La domination masculine, courte vidéo d'une association, ...). On peut regretter de ne pas en savoir plus sur le fonctionnement psychique de Nils (sa technique de manipulation élaborée est-elle le résultat d'un savant calcul, ou est-il sincère lorsqu'il se présente comme une victime et traite Asa de tous les noms? est-ce qu'il estime avoir une vie de couple, ou est-ce qu'il se félicite d'avoir une sorte d'esclave à domicile?) mais, sauf compétences télépathiques avancées de l'autrice, c'est compliqué d'exiger ça d'un récit autobiographique (sur le sujet des motivations des auteurs de violence conjugale en général, beaucoup d'éléments sont donnés dans Why does he do that). L'intérêt principal, ici, dans la façon d'aborder le problème est la déconstruction des idées reçues. La victime n'a pas un tempérament particulièrement faible (on la voit envoyer promener sa mère plutôt gratuitement, comme les ados savent le faire, dès la première page), sait être lucide (c'est elle qui raconte, vous vous rappelez?), est plus diplômée que son bourreau, la spécificité même de la relation fait qu'il est difficile pour les proches de se douter de quelque chose -bon, par contre, pour les voisins, on se pose des questions-, même avant qu'elle ne coupe les ponts ("de l'extérieur, nous formions un couple parfait","Dès que j'avais un moment de libre, je courais le rejoindre. Comme ça, il ne pouvait pas s'inquiéter que je parle avec d'autres personnes","Je souriais tout le temps. Comme ça, il ne pouvait pas penser que je faisais la tête"), ne subit pas les violences avec une complaisance masochiste, ... Régulièrement, des pauses sont faites dans le récit, où l'autrice, devant sa planche à dessins, regarde le·a lecteur·ice dans les yeux pour lui expliquer comment ce qui se passe est possible ("Mon Dieu, j'ai tellement honte! Je sais ce que tu penses!!!", "Maintenant, tu dois te demander comment j'ai pu être assez stupide pour m'installer avec lui", ...).
Le livre, même s'il ne prétend pas être une étude avancée du sujet, est donc loin d'être dénué d'intérêt pour un·e étudiant·e en psychologie, d'autant qu'il se lit très vite. Son accessibilité, la clarté de son propos (l'autrice explique, ce n'est pas aux lecteur·ice·s de comprendre ce qu'il y a à comprendre en faisant une investigation poussée à chaque case) en font aussi un bel outil de prévention même pour celles et ceux que le sujet n'intéresse à priori pas. N'est-ce pas d'ailleurs le mieux qu'on puisse espérer, que le courage et les qualités didactiques de l'autrice évitent à d'autres personnes de subir la même chose?
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