Bien que le livre fasse partie de la collection Les Topos
(ouvrages courts de synthèse, comme les Que Sais-Je?), le
sujet est dès l'introduction problématisé par l'auteur : les
valeurs c'est formidable (liberté égalité fraternité, ne pas
jeter des chatons dans de l'huile bouillante ni ses déchets dans la
nature, tout ça tout ça) mais ça peut aussi servir a justifier des
choses moins formidables, comme le fait d'élever au rang d'affaire
d'Etat le "Monica-gate" (une relation entre deux
adultes consentants), ou, pour aller dans l'extrême, la "solution
finale" du régime nazi. Après une revue de l'évolution des
définitions du terme (comparé par exemple avec les termes morale et
éthique), de la philosophie (où l'on apprend que Spinoza parlait de
dissonance cognitive près de 3 siècles avant Festinger - "nous
ne désirons pas les choses parce qu'elles sont bonnes, mais nous les
déclarons bonnes parce que nous les désirons") à la
psychologie, la problématisation du concept sera en effet centrale.
Pascal Morchain conclut d'ailleurs sur son ambition de "lever
un coin du voile" et de "susciter le désir d'en savoir
plus".
Les valeurs, en effet, c'est bien pratique pour unir, voire pour être d'accord ("toute valeur est fondamentalement sociale", "les valeurs ont une fonction normative", dimension qui fait qu'elles sont paradoxalement "naturelles parce qu'elles sont culturelles"), ce qui peut servir à être bien ensemble, à se tenir par la main et chanter en faisant des rondes dans l'herbe, mais aussi à asservir. "Dans le processus de socialisation, la personne apprend qui elle est et quelles sont ses valeurs", donc apprend à partager les valeurs de ceux·elles qui l'entourent, mais aussi à s'entourer de ceux qui partagent ses valeurs (selon une recherche de M.J. Rohan et M.P. Zanna, la corrélation moyenne des profils de valeur dans un couple est de 0.68, c'est beaucoup!). Les valeurs finissent donc par être des évidences, des truismes, qu'on ne remet pas en question non seulement pour ne pas se mettre son entourage à dos (aspect social), ne pas casser l'ambiance ("dans la vie quotidienne on l'a vu, la personne affiche spontanément des valeurs positives et perçoit en général autrui plutôt positivement"), mais aussi parce qu'on est rarement confronté à des occasions de les remettre en question (aspect cognitif), d'ailleurs "quand les sujets disposent d'un support cognitif (ils ont listé les raisons sous-tendant les valeurs), l'importance qu'ils accordent aux valeurs changent".
Cette impression d'unanimité est renforcée par le fait que, plutôt
que de différer, quand ils le font, sur les valeurs elles-mêmes,
les gens diffèrent plutôt dans la hiérarchie qu'ils font entre les
valeurs. Milton Rokeach s'est par exemple interrogé sur la place
donnée à 17 valeurs, en faisant une analyse lexicale d'écrits
politiques. En ce qui concerne la liberté et l'égalité, elles
étaient aux rangs 1 et 2 dans des textes socialistes (Norman Thomas
et Erich Fromm), aux rangs 16 et 17 dans Mein Kampf, alors que
des écrits conservateurs plaçaient la liberté au rang 1 et
l'égalité au rang 16, et que Lénine plaçait l'égalité au rang 1
et la liberté au rang 17. Ce type de résultats explique que, à
l'occasion d'une expérience plus récente de Kristiansen et Zanna,
des sujets se soient opposés ou prononcés en faveur de l'avortement
ou de l'armement nucléaire au nom des mêmes valeurs (respectivement
égalité, respect de soi et harmonie intérieure sur le thème de
l'avortement, et paix dans le monde sur le thème du nucléaire). Ils
étaient pourtant bien en désaccord sur d'autres valeurs qui avaient aussi orienté leur choix (sécurité nationale essentielle
pour les pro-nucléaire, plus secondaire pour les anti, liberté, vie
confortable et plaisir pour les pro avortement, salut religieux pour
les anti), mais avaient spontanément mis en avant les autres, plus
consensuelles.
Les valeurs, sous différents aspects, peuvent en effet être au service de la discrimination ou des stéréotypes, et une part importante du livre y est consacrée. On a par exemple vu que les valeurs renforçaient la sensation d'appartenance à une communauté : la communauté qui, réellement ou virtuellement, ne partage pas certaines valeurs a donc d'autant plus de chances d'être exclue... pire, de voir son exclusion élevée au rang de valeur. Les valeurs peuvent aussi en elles-mêmes être une excuse pour discriminer. On peut par exemple distinguer "des maladies excusables ou explicables par l'hérédité (comme le cancer) et d'autres qui renvoient à la responsabilité des victimes (comme le Sida)", auquel cas une force morale sera attribuée aux seules victimes du cancer, dont les souffrances seront plus prises au sérieux (de la même façon, les hétérosexuel·le·s atteint·e·s du Sida pourront s'attendre à plus de compassion que les homosexuel·le·s). Une autre recherche, en 1976, a établi qu'à l'admission aux urgences, "les alcooliques, prostitué(e)s, drogués, vagabonds étaient moins souvent jugés comme ayant un besoin urgent d'attention" : à la moralité supposée est inférée une santé plus ou moins solide, ou une tendance plus ou moins forte à se plaindre à tort! Dans un autre registre, le maintien des discriminations peut également être souhaité au nom des valeurs, en opposant par exemple toute discrimination positive aux vertus de la méritocratie (et en étant très silencieux sur le fait que le statut de privilégié, que la discrimination positive a précisément pour objet d'atténuer, fait que certains ont l'ascension sociale plus facile que d'autres).
Le
livre est court, son contenu est clair, donc si le sujet vous
intéresse vous savez ce qu'il vous reste à faire, que vous
souhaitiez vous en contenter ou "découvrir d'autres voiles
derrières les voiles" comme l'auteur vous y invite.
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