mardi 18 mars 2014

The nature of prejudice, de Gordon Allport



 Bien que datant de 1954, ce livre est très très recommandé par Mary Kite et Bernard Whitley, qui, c'est le moins qu'on puisse dire, maîtrisent le sujet. Ils précisent que si on feuillette un exemplaire trouvé dans les étagères d'un·e chercheur·se, il sera probablement stabyloté et annoté dans tous les sens. Le contenu du livre justifie largement leurs dires (bon, je n'ai stabyloté le mien nulle part mais ça ne compte pas, déjà parce que j'ai une haine viscérale envers les livres stabylotés/soulignés/autre -ça me donne l'impression que quelqu'un, serait-ce le moi du passé, est en train de lire derrière mon épaule et estime en temps réel que je ne peux pas trouver tout seul ce qui est intéressant-, et ensuite parce que je ne suis vraiment pas chercheur), on peut seulement regretter que son aspect incontournable n'ait pas été suffisamment reconnu pour justifier une traduction en français (en plus ce n'est pas comme si il n'y avait pas eu le temps... ça fait quand même 60 ans qu'il est sorti).

 L'ancienneté du livre, contrairement à ce qu'on pourrait penser (la psychologie sociale est une science récente, 1954 c'est presque l'Antiquité), n'est pas un défaut qui se fait sentir (enfin, ça arrive, mais rarement). On peut même penser que le contexte a largement enrichi la pensée de l'auteur : le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale (génocide des Juif·ve·s par les nazi·e·s en Europe, mais aussi, sur le sol américain, emprisonnement des Américain·e·s d'origine japonaise après Pearl Harbor), différences de législation entre le Nord et le Sud en ce qui concerne les droits des Noir·e·s, McCarthysme qui consiste à créer un ennemi aussi vague que diabolique (le communisme) et faire rentrer tout ce qui ne nous convient pas dedans, … les pistes d'observation du sujet ne sont pas à chercher très loin. Les données elles-mêmes sont abondantes (elles incluent une recherche de Morris Janowitz et... Bruno Bettelheim -le psychanalyste qui a eu l'excellente idée d'écrire Psychanalyse des contes de fée et la très mauvaise idée d'écrire La forteresse vide-, qui consistait à évaluer le niveau de préjugé envers différents groupes et ses causes chez des vétérans de la Seconde Guerre Mondiale à l'aide de questionnaires fermés), avec les méthodologies qui sont encore utilisées aujourd'hui (observation, expérimentation, entretien, questionnaire, …).

 Si le sérieux scientifique du livre est donc incontestable, il est destiné au grand public, et l'auteur, en plus d'être une encyclopédie, a un niveau impressionnant pour tenir des propos riches avec des termes simples. Certes, son cours de stats dans un chapitre m'a laissé perplexe (comme tout cours de stats qui se respecte), mais ses explications, en particulier au début du livre (la complexité est plus ou moins croissante), sont particulièrement limpides. Quand il explique la mémoire et l'attention sélectives (voire le raisonnement orienté pour que n'importe quel élément factuel justifie finalement notre opinion) qui entretient les préjugés (on peut même en avoir sur une communauté dont on n'a jamais rencontré un seul individu... et même sur une communauté qui n'existe pas parce qu'elle a été inventée par un·e chercheur·se!), le fait que certains éléments sont très peu informatifs mais tellement ostensibles (accent, couleur de la peau, …) qu'ils sont bien pratiques pour donner l'impression qu'ils sont une source d'information substantielle et fiable, que les préjugés dits raciaux sont en fait rarement raciaux (c'est particulièrement flagrant pour les Noir·e·s aux Etats-Unis : à l'époque où le livre a été écrit, il suffit d'avoir un·e ancêtre noir·e pour être considéré·e comme Noir·e, donc un certain nombre de Noir·e·s avaient la peau aussi blanche que les personnes militant pour les discriminations raciales) mais visent plutôt au maintien de classes sociales ou que les discriminations religieuses, dans la mesure où la religion est étroitement associée à la culture donc à l'entourage proche, consistent plus en un conflit communautaire que théologique, il donne l'impression que le raisonnement a toujours été juste devant nous et qu'on a juste oublié de se baisser pour le ramasser. Tant pour le thème que pour le niveau de pédagogie, ce n'est pas sans rappeler Race et histoire de Claude Levy-Strauss, qui est beaucoup plus court (si si, il est très court) (et il est facile à trouver) (y compris en français, forcément, puisqu'il a été écrit en français) (je sais on dirait, mais je ne suis pas du tout en train de vous ordonner de vous dépêcher de le lire si c'est pas fait – mais vous pouvez quand même vous dépêcher de le lire si c'est pas fait, il se lit très vite et se trouve facilement-) (qu'est-ce que vous faites encore là?).

 Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre (et, il faut le dire, est un peu fait dans les autres livres traitant du sujet), Allport n'esquive pas du tout la question de savoir si les stéréotypes recouvrent la réalité. Il est d'ailleurs très clair là-dessus : un stéréotype qui recouvre une réalité n'est pas un stéréotype. Après un cours de méthodologie qui explique comment mesurer les différences effectives (c'est là qu'il parle de stats... brrrr) il se livre d'ailleurs à un vrai/faux sur plusieurs stéréotypes qui concernent les Juif·ve·s (est-ce qu'iels exercent plus certains métiers que d'autres, est-ce qu'iels ont de hautes ambitions au service desquelles iels travaillent dur, est-ce qu'iels aiment particulièrement l'argent -la réponse à cette dernière question est que le peu de données disponibles suggère que non-, ...). Le cours de méthodologie montre aussi que c'est particulièrement compliqué, non pas parce que ça implique des stats, mais parce que délimiter l'appartenance à tel ou tel groupe ne va pas de soi (on l'a vu plus haut pour les Noir·e·s, mais trouver une définition consensuelle pour définir strictement par exemple qui est Juif·ve ou qui ne l'est pas est épique aussi), parce qu'il faut s'assurer que l'aspect testé soit de la même pertinence pour tous les groupes concernés (le taekwondo est un sport, mais si on organise une compétition de taekwondo entre des collégien·ne·s tiré·e·s au sort pour évaluer la sportivité dans différents pays, la recherche montrera que les adolescent·e·s de Corée du Sud sont infiniment plus sportif·ve·s que ceux reste du monde, résultat qui sera peut-être un peu à prendre avec des pincettes) ou encore que les différences éventuellement constatées ne soient pas le... résultat d'un stéréotype ou d'une discrimination (constater que la proportion de Roms parmi les diplômés de polytechnique est particulièrement faible permet difficilement de conclure que les Roms ont pour une raison mystérieuse un cerveau incompatible avec les études). L'auteur relativise aussi énormément la notion de conflit réaliste (il n'y a pas assez de ressources pour tout le monde, donc une fois établi que quoi qu'on fasse les ressources convoitées iront soit au groupe A, soit au groupe B, faire en sorte qu'elles nous reviennent plutôt qu'aux autres ne pose plus de problème moral), argument utilisé pour justifier les discriminations ou encore les combats pour faire bouger les lignes sous forme d'émeute/répression d'émeute : le conflit réaliste n'est souvent conflit réaliste que parce que cette situation a été décrétée (pour prendre l'exemple de l'emploi, difficile d'imaginer sérieusement qu'un·e employeur·se va décider de recruter "les natif·ve·s" ou "les immigré·e·s" -il lui faudrait une grosse entreprise!- … l'interprétation que recruter "un·e autre" revient à priver "un·e des sien·ne·s" d'un emploi qui devrait lui revenir de droit est donc le résultat d'une vision communautariste, et non d'un état de fait -c'est certes une situation de conflit réaliste, mais entre des individus, pas entre des groupes-). Le conflit réaliste peut même être... généré par la discrimination (le droit pour les Juif·ve·s de ne pas être assassiné dépendait étroitement pendant plusieurs années de la chute du régime nazi, ou, pour prendre un exemple contemporain et moins tragique, les salles de fitness réservées aux femmes le sont pour garantir leur droit de ne pas subir de drague lourde ou de commentaires sur la quantité de tissu qu'elles portent pendant leur entraînement, droit qui est déjà largement garanti aux hommes dans les salles de sport mixtes), auquel cas la solution du conflit n'est pas difficile à identifier. Des discriminations justifiées par le conflit réaliste peuvent même s'avérer contre-productives : l'emprisonnement des Japonais·es ou des Américain·e·s d'origine japonaise suite à Pearl Harbor sans se soucier de savoir s'iels avaient demandé quoi que ce soit à l'armée américaine ou japonaise a privé la population américaine dans son ensemble des ressources policières employées pour les arrêter et les incarcérer, mais aussi de la force de travail des détenu·e·s (certain·e·s étaient agriculteur·ice·s), le tout en temps de guerre!

 La qualité du livre n'est donc pas exagérée par Mary Kite et Bernard Whitley quand ils en parlent dans leur propre ouvrage. Bien qu'ancien, il est à la fois épais et dense, intelligent et documenté, et, même si l'auteur estime que faire le tour du sujet est plus ambitieux encore que percer le secret de l'atome, il est plutôt exhaustif (construction du raisonnement, lien entre attitude et action, avantages et inconvénients des différents moyens de lutter, influence du contact entre groupes, catégorisation possibles des endogroupes et exogroupes, conséquences des préjugés et discriminations, rhétorique extrémiste, … -vous l'aurez compris, ce résumé est à peine un survol, avec des escales très arbitraires-) : seule la partie sur l'aspect dispositionnel (pourquoi certains sont plus intolérants que d'autres) est obsolète, largement dépassée par exemple par Robert Altemeyer. Gordon Allport s'adresse au grand public (ça fait par la même occasion une introduction qui en vaut largement une autre à la psychologie sociale en général) mais ni l'étudiant·e, ni même à mon avis le·a chercheur·se en psy sociale ne perdront leur temps à le lire (par contre ça en prend, du temps), même 60 ans après sa parution initiale et malgré l'avancée de la recherche entre temps.

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