Bien que datant de 1954, ce livre est très très recommandé par
Mary Kite et Bernard Whitley, qui, c'est le moins qu'on puisse dire,
maîtrisent le sujet. Ils précisent que si on feuillette
un exemplaire trouvé dans les étagères d'un·e chercheur·se, il sera probablement stabyloté et annoté dans tous les sens. Le contenu du livre
justifie largement leurs dires (bon, je n'ai stabyloté le mien nulle
part mais ça ne compte pas, déjà parce que j'ai une haine
viscérale envers les livres stabylotés/soulignés/autre -ça me
donne l'impression que quelqu'un, serait-ce le moi du passé, est en
train de lire derrière mon épaule et estime en temps réel que je
ne peux pas trouver tout seul ce qui est intéressant-, et ensuite
parce que je ne suis vraiment pas chercheur), on peut seulement
regretter que son aspect incontournable n'ait pas été suffisamment
reconnu pour justifier une traduction en français (en plus ce n'est
pas comme si il n'y avait pas eu le temps... ça fait quand même 60
ans qu'il est sorti).
L'ancienneté du livre, contrairement à ce qu'on pourrait penser
(la psychologie sociale est une science récente, 1954 c'est presque
l'Antiquité), n'est pas un défaut qui se fait sentir (enfin, ça
arrive, mais rarement). On peut même penser que le contexte a
largement enrichi la pensée de l'auteur : le traumatisme de la
Seconde Guerre Mondiale (génocide des Juif·ve·s par les nazi·e·s en Europe,
mais aussi, sur le sol américain, emprisonnement des Américain·e·s
d'origine japonaise après Pearl Harbor), différences de législation
entre le Nord et le Sud en ce qui concerne les droits des Noir·e·s,
McCarthysme qui consiste à créer un ennemi aussi vague que
diabolique (le communisme) et faire rentrer tout ce qui ne nous
convient pas dedans, … les pistes d'observation du sujet ne sont
pas à chercher très loin. Les données elles-mêmes sont abondantes
(elles incluent une recherche de Morris Janowitz et... Bruno
Bettelheim -le psychanalyste qui a eu l'excellente idée d'écrire
Psychanalyse des contes de fée et la très mauvaise idée
d'écrire La forteresse vide-, qui consistait à évaluer le niveau de préjugé envers différents
groupes et ses causes chez des vétérans de la Seconde Guerre
Mondiale à l'aide de questionnaires fermés), avec les méthodologies
qui sont encore utilisées aujourd'hui (observation, expérimentation,
entretien, questionnaire, …).
Si
le sérieux scientifique du livre est donc incontestable, il est
destiné au grand public, et l'auteur, en plus d'être une
encyclopédie, a un niveau impressionnant pour tenir des propos
riches avec des termes simples. Certes, son cours de stats dans un
chapitre m'a laissé perplexe (comme tout cours de stats qui se
respecte), mais ses explications, en particulier au début du livre
(la complexité est plus ou moins croissante), sont particulièrement
limpides. Quand il explique la mémoire et l'attention sélectives
(voire le raisonnement orienté pour que n'importe quel élément
factuel justifie finalement notre opinion) qui entretient les
préjugés (on peut même en avoir sur une communauté dont on n'a
jamais rencontré un seul individu... et même sur une communauté
qui n'existe pas parce qu'elle a été inventée par un·e chercheur·se!),
le fait que certains éléments sont très peu informatifs mais
tellement ostensibles (accent, couleur de la peau, …) qu'ils sont
bien pratiques pour donner l'impression qu'ils sont une source
d'information substantielle et fiable, que les préjugés dits
raciaux sont en fait rarement raciaux (c'est particulièrement
flagrant pour les Noir·e·s aux Etats-Unis : à l'époque où le
livre a été écrit, il suffit d'avoir un·e ancêtre noir·e pour être
considéré·e comme Noir·e, donc un certain nombre de Noir·e·s avaient la
peau aussi blanche que les personnes militant pour les discriminations raciales) mais visent plutôt au maintien de classes
sociales ou que les discriminations religieuses, dans la mesure où
la religion est étroitement associée à la culture donc à
l'entourage proche, consistent plus en un conflit communautaire que
théologique, il donne l'impression que le raisonnement a toujours
été juste devant nous et qu'on a juste oublié de se baisser pour
le ramasser. Tant pour le thème que pour le niveau de pédagogie, ce
n'est pas sans rappeler Race et histoire de Claude
Levy-Strauss, qui est beaucoup plus court (si si, il est très court)
(et il est facile à trouver) (y compris en français, forcément,
puisqu'il a été écrit en français) (je sais on dirait, mais je ne
suis pas du tout en train de vous ordonner de vous dépêcher de le
lire si c'est pas fait – mais vous pouvez quand même vous dépêcher
de le lire si c'est pas fait, il se lit très vite et se trouve
facilement-) (qu'est-ce que vous faites encore là?).
Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre (et, il faut le
dire, est un peu fait dans les autres livres traitant du sujet),
Allport n'esquive pas du tout la question de savoir si les
stéréotypes recouvrent la réalité. Il est d'ailleurs très clair
là-dessus : un stéréotype qui recouvre une réalité n'est
pas un stéréotype. Après un cours de méthodologie qui explique
comment mesurer les différences effectives (c'est là qu'il parle de
stats... brrrr) il se livre d'ailleurs à un vrai/faux sur plusieurs
stéréotypes qui concernent les Juif·ve·s (est-ce qu'iels exercent plus
certains métiers que d'autres, est-ce qu'iels ont de hautes ambitions
au service desquelles iels travaillent dur, est-ce qu'iels aiment
particulièrement l'argent -la réponse à cette dernière question
est que le peu de données disponibles suggère que non-, ...). Le
cours de méthodologie montre aussi que c'est particulièrement
compliqué, non pas parce que ça implique des stats, mais parce que
délimiter l'appartenance à tel ou tel groupe ne va pas de soi (on
l'a vu plus haut pour les Noir·e·s, mais trouver une définition
consensuelle pour définir strictement par exemple qui est Juif·ve ou
qui ne l'est pas est épique aussi), parce qu'il faut s'assurer que
l'aspect testé soit de la même pertinence pour tous les groupes
concernés (le taekwondo est un sport, mais si on organise une
compétition de taekwondo entre des collégien·ne·s tiré·e·s au sort pour
évaluer la sportivité dans différents pays, la recherche montrera
que les adolescent·e·s de Corée du Sud sont infiniment plus sportif·ve·s
que ceux reste du monde, résultat qui sera peut-être un peu à
prendre avec des pincettes) ou encore que les différences
éventuellement constatées ne soient pas le... résultat d'un
stéréotype ou d'une discrimination (constater que la proportion de
Roms parmi les diplômés de polytechnique est particulièrement
faible permet difficilement de conclure que les Roms ont pour une
raison mystérieuse un cerveau incompatible avec les études).
L'auteur relativise aussi énormément la notion de conflit réaliste
(il n'y a pas assez de ressources pour tout le monde, donc une fois
établi que quoi qu'on fasse les ressources convoitées iront soit au
groupe A, soit au groupe B, faire en sorte qu'elles nous reviennent
plutôt qu'aux autres ne pose plus de problème moral), argument
utilisé pour justifier les discriminations ou encore les combats pour
faire bouger les lignes sous forme d'émeute/répression d'émeute :
le conflit réaliste n'est souvent conflit réaliste que parce que
cette situation a été décrétée (pour prendre l'exemple de
l'emploi, difficile d'imaginer sérieusement qu'un·e employeur·se va
décider de recruter "les natif·ve·s" ou "les
immigré·e·s" -il lui faudrait une grosse entreprise!- …
l'interprétation que recruter "un·e autre" revient à
priver "un·e des sien·ne·s" d'un emploi qui devrait lui
revenir de droit est donc le résultat d'une vision communautariste,
et non d'un état de fait -c'est certes une situation de conflit réaliste, mais entre des individus, pas entre des groupes-). Le conflit réaliste peut même être...
généré par la discrimination (le droit pour les Juif·ve·s de ne pas
être assassiné dépendait étroitement pendant plusieurs années de la chute du
régime nazi, ou, pour prendre un exemple contemporain et moins
tragique, les salles de fitness réservées aux femmes le sont pour
garantir leur droit de ne pas subir de drague lourde ou de
commentaires sur la quantité de tissu qu'elles portent pendant leur
entraînement, droit qui est déjà largement garanti aux
hommes dans les salles de sport mixtes), auquel cas la solution du
conflit n'est pas difficile à identifier. Des discriminations
justifiées par le conflit réaliste peuvent même s'avérer
contre-productives : l'emprisonnement des Japonais·es ou des
Américain·e·s d'origine japonaise suite à Pearl Harbor sans se soucier
de savoir s'iels avaient demandé quoi que ce soit à l'armée
américaine ou japonaise a privé la population américaine dans son
ensemble des ressources policières employées pour les
arrêter et les incarcérer, mais aussi de la force de travail des
détenu·e·s (certain·e·s étaient agriculteur·ice·s), le tout en temps de
guerre!
La
qualité du livre n'est donc pas exagérée par Mary Kite et Bernard
Whitley quand ils en parlent dans leur propre ouvrage. Bien
qu'ancien, il est à la fois épais et dense, intelligent et
documenté, et, même si l'auteur estime que faire le tour du sujet
est plus ambitieux encore que percer le secret de l'atome, il est
plutôt exhaustif (construction du raisonnement, lien entre attitude
et action, avantages et inconvénients des différents moyens de
lutter, influence du contact entre groupes, catégorisation possibles
des endogroupes et exogroupes, conséquences des préjugés et
discriminations, rhétorique extrémiste, … -vous l'aurez compris, ce résumé est à peine un survol, avec des escales très arbitraires-) : seule la partie
sur l'aspect dispositionnel (pourquoi certains sont plus intolérants
que d'autres) est obsolète, largement dépassée par exemple par
Robert Altemeyer. Gordon Allport s'adresse au grand public (ça
fait par la même occasion une introduction qui en vaut largement une
autre à la psychologie sociale en général) mais ni l'étudiant·e, ni
même à mon avis le·a chercheur·se en psy sociale ne perdront leur temps
à le lire (par contre ça en prend, du temps), même 60 ans après
sa parution initiale et malgré l'avancée de la recherche entre
temps.
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