mardi 15 septembre 2015

Les Voix, d'Aimée F. et Nicole Anquetil


 Psychiatre, Nicole Anquetil reçoit un jour une patiente avec une drôle de demande : souffrant d'hallucinations auditives (le terme d'hallucinations est utilisé dans le livre indifféremment de celui de voix, mais Polo Tonka, par exemple, fait une distinction entre les deux : "les hallucinations sont des images, des odeurs ou des sons produits par le cerveau et qui paraissent réels, alors que les voix sont souvent des pensées qui nous sont propres, inaudibles mais bien réelles, et dont on ne se reconnaît pas la paternité"), elle arrive avec un texte de 30 pages sous le bras et la prie d'en écouter la lecture, ce qui se fera sur une période d'environ 3 ans au rythme d'une séance toutes les deux ou trois semaines, le texte s'épaississant avec le temps. Le texte avait été écrit dans un premier temps pour lutter contre ces voix qui la tourmentaient, et était destiné non pas à la publication en librairie ni même à un·e professionnel·le de la santé mentale mais à un prêtre, dans l'optique d'un exorcisme : très croyante, Aimée F. ne souffre en effet pas de troubles psychiques autres que ces voix persécutrices (pas de délire, poursuite de ses loisirs, de sa vie sociale et conjugale, pas de poursuite de sa vie professionnelle mais en même temps c'est normal elle est retraitée, …) et se voit plus comme victime d'une entité diabolique (ce que confortent les propos des voix) que comme folle, d'où sa réticence à entamer une thérapie de façon classique même en ayant choisi de consulter.

 Le texte est ainsi livré tel quel, Nicole Anquetil ayant l'humilité et l'idée heureuse de garder ses interprétations et commentaires pour la post-face, laissant le·a lecteur·ice l'aborder avec sa propre sensibilité et/ou ses propres référentiels théoriques. Aimée F. raconte dans l'ordre chronologique (mais sans repères temporels, ou alors rarement, ce qui n'aide pas forcément) et de façon détaillée les interventions des voix dans sa vie quotidienne. Les voix se manifestent pour la première fois à travers un merle, ce qui donne à l'autrice l'impression de communiquer par télépathie, mais les interlocuteur·ice·s se multiplient et se diversifient rapidement, et l'agressivité et la violence s'accroissent. Les voix font semblant de faire parler les objets ("il ne fallait brusquer aucun objet, sans quoi j'étais copieusement insultée") voire les légumes, répètent ses pensées, cherchent à donner une impression d'omniscience (mais l'autrice constate que, si elles disent des choses justes sur le présent ou le passé, elles sont incapables de prédire l'avenir), dénigrent l'autrice ("tu es l'esclave de la maison", propos obscènes ou scatologiques, remises en question du bien-fondé de sa foi, …), menacent de l'emporter ou de la violer, se réjouissent des guerres ou soutiennent les dictateurs en entendant l'actualité à la radio, amplifient certains sons (mains dans les cheveux, bruits de vaisselle, de vagues) jusqu'à les rendre difficiles à supporter, ou la torturent en évoquant les événements négatifs les plus pesants que sont ses viols entre l'âge de trois et six ans par son père (qu'elle ne reverra plus après le procès) ou ses deux avortements pour raisons de santé (Aimée F. n'a pas d'enfants), en cherchant en particulier à la culpabiliser. Si les traitements (peu efficaces et de surcroît mal supportés pour cause de problèmes de foie) ou les tentatives d'évitement de certaines situations où les voix sont particulièrement présentes sont évoqués dans le texte, la religion est la principale forme de résistance de l'autrice, en particulier en réaffirmant vigoureusement qu'elle est une créature de Dieu. La religion sera aussi sa référence principale dans sa tentative d'interprétation, qu'elle propose dans un texte séparé. L'autrice finit par arrêter de rédiger le texte car elle a la sensation de se répéter, les provocations des voix ayant souvent des thématiques semblables.

 Aimée F. est un pseudonyme, : non seulement il y a en fait plusieurs lettres à son nom de famille, mais Aimée est son deuxième prénom, et F. est la première lettre du nom de jeune fille de sa mère, ce qui, fait troublant comme le fait remarquer Nicole Anquetil dans l'épilogue, est la seule trace ou presque de sa mère dans le récit. Sa mère l'ayant envoyée et surtout maintenue pendant sa scolarité dans un internat maltraitant (logement insalubre, violences, nourriture insuffisante, …) puis l'ayant logée après sa scolarité dans une chambre hors du logement familial, on peut s'interroger sur la part de rancœur inexprimée dans sa vie psychique (de la même façon, lorsqu'elle parle de son époux dans son texte, elle n'évoque jamais les disputes ni les séparations passées). Si comme je l'avais précisé plus tôt, le témoignage brut a l'avantage de permettre à chaque lecteur·ice d'interpréter les faits avec son propre référentiel théorique (j'ai par exemple constaté que les voix avaient une forte tendance à court-circuiter le Surmoi, culpabilisant l'autrice sur sa religion, sa docilité dans sa vie de couple, l'accusant de cruauté, mais le concept de mémoire traumatique apporte aussi un éclairage conséquent), la psychiatre, non sans avoir livré le diagnostic de psychose hallucinatoire chronique, prend le temps dans l'épilogue de livrer elle même quelques tentatives d'explications, en particulier à travers la psychanalyse lacanienne ou la linguistique, s'attardant sur le contenu des voix mais aussi sur le concept même des voix.

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