Psychiatre, Nicole Anquetil reçoit un jour une patiente avec une
drôle de demande : souffrant d'hallucinations auditives (le
terme d'hallucinations est utilisé dans le livre indifféremment de
celui de voix, mais Polo Tonka, par exemple, fait une distinction
entre les deux : "les hallucinations sont des images, des
odeurs ou des sons produits par le cerveau et qui paraissent réels,
alors que les voix sont souvent des pensées qui nous sont propres,
inaudibles mais bien réelles, et dont on ne se reconnaît pas la
paternité"), elle arrive avec un texte de 30 pages sous le bras et
la prie d'en écouter la lecture, ce qui se fera sur une période
d'environ 3 ans au rythme d'une séance toutes les deux ou trois
semaines, le texte s'épaississant avec le temps. Le texte avait été
écrit dans un premier temps pour lutter contre ces voix qui la
tourmentaient, et était destiné non pas à la publication en
librairie ni même à un·e professionnel·le de la santé mentale mais à
un prêtre, dans l'optique d'un exorcisme : très croyante,
Aimée F. ne souffre en effet pas de troubles psychiques autres que
ces voix persécutrices (pas de délire, poursuite de ses loisirs, de
sa vie sociale et conjugale, pas de poursuite de sa vie
professionnelle mais en même temps c'est normal elle est retraitée,
…) et se voit plus comme victime d'une entité diabolique (ce que
confortent les propos des voix) que comme folle, d'où sa réticence à
entamer une thérapie de façon classique même en ayant choisi de consulter.
Le
texte est ainsi livré tel quel, Nicole Anquetil ayant l'humilité et
l'idée heureuse de garder ses interprétations et commentaires pour
la post-face, laissant le·a lecteur·ice l'aborder avec sa propre
sensibilité et/ou ses propres référentiels théoriques. Aimée F.
raconte dans l'ordre chronologique (mais sans repères temporels, ou
alors rarement, ce qui n'aide pas forcément) et de façon détaillée
les interventions des voix dans sa vie quotidienne. Les voix se
manifestent pour la première fois à travers un merle, ce qui donne
à l'autrice l'impression de communiquer par télépathie, mais les
interlocuteur·ice·s se multiplient et se diversifient rapidement, et
l'agressivité et la violence s'accroissent. Les voix font semblant
de faire parler les objets ("il ne fallait brusquer aucun
objet, sans quoi j'étais copieusement insultée") voire les
légumes, répètent ses pensées, cherchent à donner une impression
d'omniscience (mais l'autrice constate que, si elles disent des choses
justes sur le présent ou le passé, elles sont incapables de prédire
l'avenir), dénigrent l'autrice ("tu es l'esclave de la
maison", propos obscènes ou scatologiques, remises en question
du bien-fondé de sa foi, …), menacent de l'emporter ou de la
violer, se réjouissent des guerres ou soutiennent les dictateurs en
entendant l'actualité à la radio, amplifient certains sons (mains
dans les cheveux, bruits de vaisselle, de vagues) jusqu'à les rendre
difficiles à supporter, ou la torturent en évoquant les événements
négatifs les plus pesants que sont ses viols entre l'âge
de trois et six ans par son père (qu'elle ne reverra plus après le
procès) ou ses deux avortements pour raisons de santé (Aimée F.
n'a pas d'enfants), en cherchant en particulier à la culpabiliser.
Si les traitements (peu efficaces et de surcroît mal supportés pour
cause de problèmes de foie) ou les tentatives d'évitement de
certaines situations où les voix sont particulièrement présentes
sont évoqués dans le texte, la religion est la principale forme de
résistance de l'autrice, en particulier en réaffirmant vigoureusement qu'elle est
une créature de Dieu. La religion sera aussi sa référence
principale dans sa tentative d'interprétation, qu'elle propose dans
un texte séparé. L'autrice finit par arrêter de rédiger le texte
car elle a la sensation de se répéter, les provocations des voix
ayant souvent des thématiques semblables.
Aimée F. est un pseudonyme, : non seulement il y a en fait plusieurs
lettres à son nom de famille, mais Aimée est son deuxième prénom,
et F. est la première lettre du nom de jeune fille de sa mère, ce
qui, fait troublant comme le fait remarquer Nicole Anquetil dans
l'épilogue, est la seule trace ou presque de sa mère dans le récit.
Sa mère l'ayant envoyée et surtout maintenue pendant sa scolarité
dans un internat maltraitant (logement insalubre, violences,
nourriture insuffisante, …) puis l'ayant logée après sa scolarité
dans une chambre hors du logement familial, on peut s'interroger sur
la part de rancœur inexprimée dans sa vie psychique (de la même
façon, lorsqu'elle parle de son époux dans son texte, elle n'évoque
jamais les disputes ni les séparations passées). Si comme je
l'avais précisé plus tôt, le témoignage brut a l'avantage de
permettre à chaque lecteur·ice d'interpréter les faits avec son propre
référentiel théorique (j'ai par exemple constaté que les voix
avaient une forte tendance à court-circuiter le Surmoi,
culpabilisant l'autrice sur sa religion, sa docilité dans sa vie de
couple, l'accusant de cruauté, mais le concept de mémoire traumatique apporte aussi un éclairage conséquent), la psychiatre,
non sans avoir livré le diagnostic de psychose hallucinatoire
chronique, prend le temps dans l'épilogue de livrer elle même
quelques tentatives d'explications, en particulier à travers la
psychanalyse lacanienne ou la linguistique, s'attardant sur le
contenu des voix mais aussi sur le concept même des voix.
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