mardi 7 juin 2016

Demain j'étais folle, d'Arnhild Lauveng



 Ce livre (best-seller traduit en une dizaine de langues) est le récit autobiographique d'une psychologue ancienne schizophrène, même si normalement, de l'aveu de l'autrice, les anciens schizophrènes (contrairement, pour l'instant, aux psychologues), ça n'existe pas ("un ancien schizophrène, ça n'existe pour ainsi dire pas. C'est un rôle qu'on ne vous propose pas").

 Le développement de la maladie, les symptômes, auront bien entendu leur place dans le récit. L'autrice a commencé par subir une altération de la perception de soi (sensation par exemple de ne pas exister, d'être un personnage de fiction) difficile à décrire, donc à la fois à identifier (comment s'assurer que ce que l'on ressent est différent de ce que ressentent les autres?) et à communiquer (par exemple au psychologue du collège, qui lui a expliqué que tous les adolescents étaient perturbés et lui a expliqué le Moi, le Surmoi et le Ça freudiens - "je n'y compris rien, mais je suis pratiquement sûre que lui non plus n'avait rien compris à ce que j'avais essayé de lui expliquer"), puis une altération de la perception de l'environnement (par exemple ne pas oser traverser une route parce que le trottoir semblait haut d'une vingtaine de mètres). Ont suivi hallucinations visuelles (personnages, loups, rats, …) et auditives (à commencer par le Capitaine qui rationnait aux frontières du possible alimentation et temps de sommeil et ordonnait de refaire tout ce qui n'était pas parfait ou encore des automutilations), automutilations violentes, tentatives de suicide, qui ont conduit à des années d'internement psychiatrique.

 L'essentiel n'est pourtant pas dans la description des symptômes mais dans la vie de l'autrice en tant que patiente, dans ce que l'entourage, les institutions, faisaient des symptômes. Elle explique par exemple que si un diagnostic est indispensable pour que les soignant·e·s puissent disposer d'un langage commun, pour que la recherche scientifique soit possible, les professionnel·le·s oublient trop souvent (et oublient donc de le communiquer aux patient·e·s) que le diagnostic n'est pas pour autant une carte d'identité. D'une part, bien entendu, les patient·e·s sont différent·e·s entre elles et eux, au même titre que les individus non malades (puisque, vous l'aurez compris, ce sont des individus), la pathologie ne constitue donc qu'une part de leur personnalité. D'autre part, un diagnostic n'est pas nécessairement aussi précis qu'il n'y paraît. Par exemple, dans le cas de la schizophrénie (comme dans beaucoup d'autres pathologies psychiatriques), certains éléments sont nécessaires pour faire le diagnostic, mais ça n'implique pas qu'une personne schizophrène souffrira de tous les symptômes listés : un même diagnostic concerne donc, on s'en doute, des personnes différentes, mais peut également concerner un ensemble de symptômes différent, le tout sans compter que les classifications évoluent ("cette classification des diagnostics est constamment revue et corrigée. Nous utilisons actuellement la dixième, un peu différente de la neuvième et sans doute aussi de ce que sera la onzième"). La sensation de précision donnée par la terminologie savante est trompeuse ("il y a des différences fondamentales entre les chiens et les chats, et il n'y a aucun cas ambigu ou hybride d'un animal qui serait un peu chat et un peu chien. Il n'en va pas de même avec les diagnostics psychiatriques", "ce sont des descriptions au sens strict, elles n'ont pas vocation à être autre chose. Sauf rares exceptions, les classifications ne disent rien des causes de ces différentes pathologies. Elles ne disent rien non plus des traitements conseillés. Et elles ne disent a priori rien des pronostics, c'est à dire de la situation du patient dans un, cinq ou vingt ans").

 Le diagnostic de schizophrénie, qui peut être particulièrement décourageant ou stigmatisant, a pourtant influencé des comportements plus qu'il ne l'aurait dû. On peut donner l'exemple de cette soignante contrariée qui a appelé ses collègues à l'aide pour maîtriser l'autrice (déclenchant pour le coup une vraie crise) alors qu'elle allait simplement chercher un dictionnaire pour savoir si l'orange était un agrume ou si cette catégorie, comme le pensait la soignante, ne concernait que les citrons (qui aurait cru que cette personne qui hallucinait et s'automutilait allait simplement vérifier une information, alors qu'une professionnelle appelait à l'aide?), de cette fois où, conviée à un goûter avec le groupe malgré les risques d'automutilation avec la vaisselle en verre (à l'occasion d'une visite de spécialistes de la schizophrénie), elle s'est aperçue au moment du retour forcé dans sa chambre (après une tentative d'automutilation) que le mobilier avait été enlevé par anticipation, que ce qui ressemblait à une marque de confiance était en fait tout l'inverse (la crise avait été anticipée voire provoquée), du projet de devenir psychologue qui au lieu d'être soutenu n'était pas pris au sérieux ("mes projets professionnels n'en étaient plus, c'étaient des symptômes d'identification à mon thérapeute, entendis-je dire"), de la cruelle maltraitance psychologique (confiscation de son ours en peluche, propos menaçants, …) de policiers envoyés pour la maîtriser pour une hospitalisation contrainte et qui disposaient d'une folle menottée pour s'amuser ("je devais avoir l'air très bête, car ils n'arrêtaient pas de rire"), … Si éloignée de l'univers du commun des mortels que puisse sembler une personne, cette personne demeure un être humain, qui ressent les souffrances infligées (Philippe Cado se souvient par exemple, bien qu'en plein épisode délirant, avoir été blessé par la remarque méprisante d'un infirmier) : ces souffrances sont non seulement ressenties au moment même, mais ont aussi des conséquences, psychiques voire physiques, sur le long terme ("l'humiliation et la violence ne sont pas nécessaires", "la contrainte vous laisse des traces", "des douleurs physiques m'empêchent encore parfois de dormir la nuit, et même s'ils sont beaucoup plus rares maintenant, les cauchemars n'ont pas complètement disparu").

 L'autrice ne fait pourtant pas preuve d'angélisme, et admet que les contraintes sont nécessaires. Cependant, même dans les situations de contrainte, c'est important que la violence soit limitée au minimum possible ("mon expérience me dit que la distinction entre épouvantable, pas trop mal et un peu sécurisant ne joue pas sur le "quoi", mais sur le "comment" ", "j'aurais très bien pu collaborer avec ceux qui ont fait usage de la force avec moi, s'ils l'avaient fait décemment"). L'autrice donne l'exemple du lit de contention : si son usage est parfois nécessaire ("c'est usant de se mutiler, pénible de perdre le contrôle, voilà pourquoi il est plus rassurant d'être retenu par des sangles. Pas agréable, évidemment, mais au moins, j'étais certaine de ne pas pouvoir me faire du mal, c'était une responsabilité en moins"), utiliser cette "procédure médicale très intrusive" comme menace est bien plus problématique (en particulier si, comme dans le cas de l'autrice, on laisse le lit dans la chambre à côté du lit normal pour influencer le comportement par la crainte -"j'avais si peur que je n'osais pas dormir la nuit" - ). Un exemple parlant du "comment" qui peut changer beaucoup de choses : l'autrice ne supportait pas qu'on lui donne des ordres. Des crises ont ainsi été déclenchées là où une formulation polie, normale, aurait conduit au résultat souhaité. Les règles de la communication sont en effet souvent biaisées dans le rapport entre patient·e·s et soignant·e·s. L'autrice déplore par exemple que la pathologie s'immisce naturellement dans les conversations (elle a par exemple été pendant un moment incapable de comprendre, lorsqu'une soignante lui a demandé où elle habitait, qu'elle parlait de son domicile en dehors de l'hôpital, tant c'était inhabituel), mais aussi que peu d'efforts soient souvent faits pour interpréter les comportements des patient·e·s en fonction du contexte, plutôt qu'en fonction de la pathologie ("les fous crient parce qu'ils sont fous, pas parce qu'ils ont mal aux jambes"). Les règles de vie dans certains services de psychiatrie, certes justifiées par le besoin de sécurité et celui de s'occuper de nombreuses personnes avec un personnel limité, pourraient probablement menacer la santé mentale de nombreuses personnes bien portantes : peu d'occasions de communiquer, nécessité de se conformer à certaines règles (choix du repas, horaires, …), liberté d'aller et venir très limitée ("C'était à l'époque où Ceaucescu fut destitué en Roumanie, et je lus dans le journal que son fils se plaignait que l'ancien leader ne bénéficie que d'une heure de promenade par jour après avoir été emprisonné. Je n'avais jamais commis le moindre génocide, et j'aurais beaucoup apprécié de pouvoir sortir une heure"), … Certains comportements, perçus comme de la mauvaise volonté, voire de la manipulation, sont donc en fait des comportements pertinents dans ce contexte ("je n'ai pas besoin d'entendre que ce n'était pas malin de se mutiler, que c'était bête et inadapté, alors que l'expérience m'a appris que c'était justement ce qu'il fallait faire pour obtenir ce que je voulais", "ce besoin d'attention que nous manifestons tous au quotidien est évidemment beaucoup plus intense quand nous nous sentons menacés ou en danger").

 L'image de soi telle qu'elle est renvoyée par les autres est importante non seulement au quotidien, mais aussi pour améliorer la situation sur le long terme. L'auteur fait ainsi la liste de personnages du conte d'Askeladden qui ont aidé ce "vagabond" "noir et sale", à accomplir les différentes épreuves dont les contes de fée ont le secret, personnages qu'elle a rencontrée elle-même dans son parcours et qui lui ont permis, en plus d'avoir ce statut qui n'existe pas d'ancienne schizophrène, de réaliser son rêve (enfin, un de ses rêves, puisqu'elle est certes devenue psychologue, mais n'a pas remporté de prix Nobel et n'a pas intégré un corps de ballet) : "derrière l'argent et les systèmes, il y a des êtres humains. Qui peuvent parfois changer totalement les choses". "Le premier assistant d'Askeladden était un type qui aimait tant la viande qu'il n'en avait jamais assez. En revanche, il n'était pas particulièrement difficile, et quand il n'avait pas de viande à se mettre sous la dent, il mangeait du granit et s'en contentait". A l'image de cet assistant, les ateliers organisés par les ergothérapeutes, "où les attentes étaient concrètes et gérables" offraient une bouffée d'oxygène, un espace de repos, par rapport aux projets de vie exigeants qui impliquaient "un gigantesque tas de rêves brisés, de projets anéantis" et s'attardaient sur les échecs, même si c'était dans une intention louable (proposer des pistes d'amélioration). Un second personnage du conte, envahi d'une soif immense, se contentait de sucer le robinet d'un tonneau d'où rien ne sortait. Les deux premiers médecins de l'autrice, eux aussi, persévéraient, gardaient espoir, proposaient différentes solutions, "bien qu'ils n'obtinssent jamais la moindre goutte en retour". Un autre personnage "était capable d'une concentration telle qu'il parvenait à entendre l'herbe pousser". Seulement, l'herbe ne pousse pas seulement silencieusement mais aussi lentement. De plus, tirer dessus ne permet pas de la faire pousser plus vite : il faut se contenter, humblement, de réunir les bonnes conditions (eau, soleil, …) même quand le résultat n'est pas perceptible ("malheureusement, la tendance dans les services de santé publics à l'heure actuelle n'est pas à l'écoute de l'herbe qui pousse. La vitesse et l'efficacité sont les maîtres mots"). Le quatrième assistant avait une assez bonne vue pour voir jusqu'au bout du monde. "Quand Askeladden le rencontra, il observait, encore et encore, et j'imagine que ça ne lui donnait pas l'air spécialement malin". De la même façon, un jour où l'autrice avait réalisé une belle peinture, l'idée de sa mère de la suspendre au dessus du canapé dans son salon dans un cadre doré semblait plutôt absurde ("je n'avais pas de canapé, pas de salon, pas de maison, de sortie, de revenus, et pas la capacité d'être dans la même pièce que des objets en verre"). Pourtant, cette étoile de Noël sur fond de ciel bleu foncé se trouve aujourd'hui, dans un cadre doré, au-dessus du canapé dans le salon de l'autrice. L'avant-dernier personnage du conte devait être lesté pour ne pas s'envoler, et était capable d'aller au bout du monde et d'en revenir. A rebours des clichés sur l'administration, de nombreux fonctionnaires des services sociaux ont fait l'impossible pour trouver les solutions les plus adaptées à la situation de l'autrice. Le dernier personnage avait avalé quinze hivers et sept étés : la volonté, la capacité d'endurer le mauvais temps alors que le soleil arrive en quantité moindre, sont d'une grande aide à la fois pour les proches et pour les patient·e·s, même si certain·e·s professionnel·le·s, selon l'autrice, ne sont pas au courant, préférant laisser le moins de place possible aux sentiments, trop perturbateurs.

 Si l'autrice précise que son parcours ne concerne qu'elle, la perspective offerte en particulier sur les situations de contrainte nécessaire, sur l'importance de la considération envers l'autre dans les situations difficiles, sur les moyens de communication à considérer comme tels, sur l'espoir à garder sur le long terme ne serait-ce que parce qu'une perspective positive est thérapeutique en soi, permet un regard exigeant mais précieux et solidement argumenté sur la clinique en général, et si la mission de prévention d'une stigmatisation irrationnelle des patients schizophrènes est remplie, sa portée va bien au delà de la situation spécifique de la schizophrénie.

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