Bien que pas particulièrement épais, ce livre, récent (2016), est très complet : les nombreux·ses intervenant·e·s écrivent de façon synthétique et donnent beaucoup d'informations. L'ouvrage est, de plus, pluridisciplinaire (neurologie, criminologie, psychanalyse, droit...), et même plurinational, puisque le·a lecteur·ice bénéficiera par exemple des lumières de spécialistes belges ou québécois·es (la partie purement juridique, en revanche, sera franco-française).
Nul besoin de réfléchir très longtemps pour trouver ce qui a pu motiver l'écriture de ce livre : si la violence conjugale est très fréquente (un décès tous les trois jours en France) et peut avoir, même pour les personnes qui en réchappent, des conséquences terribles (traumatismes, précarité, ...) autant pour la victime directe que pour les enfants du couple (quand les enfants ne sont pas des victimes directes), les solutions, médicales comme judiciaires, restent insuffisantes. L'un des obstacles est le dépistage même des violences conjugales : les professionnel·le·s (domaine médical, social, ...) ne sont pas nécessairement forméẹs pour prendre conscience de la situation (voire ressentent de l'hostilité devant des comportements qui les prennent au dépourvu), les proches dans certains cas ne distingueront pas des disputes d'une situation de violence, les victimes perdront parfois avec le temps la notion de ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas... Sans compter que, même quand la situation est identifiée, il arrive que les victimes restent avec leur agresseur : les contributions de Muriel Salmona et de Roland Coutanceau sont particulièrement éclairantes (et complémentaires) sur le sujet. Muriel Salmona s'attarde sur l'aspect neurologique, à travers la notion de mémoire traumatique (pour approfondir, c'est expliqué en détails là , et de façon encore plus approfondie dans ce livre là) : pour faire face à une situation de terreur et de violence insupportable (traumatisante), le cerveau court-circuite le psychisme, provoque une anesthésie tout en inhibant certaines fonctions (réflexion, recherche de solutions, recherche de sens, ...). Cette situation rend d'une part plus vulnérable aux discours dévalorisants qui sont le plus souvent récurrents chez un conjoint violent (la prise de distance est impossible), et d'autre part diminue les ressources cognitives disponibles pour évaluer la situation de couple et trouver les moyens matériels de fuir. Ce traumatisme continuera à être dangereux même après la fuite : alors que le danger est éloigné, l'anesthésie consécutive à la terreur disparaîtra, alors que les souvenirs du vécu traumatisant demeureront. L'une des solutions pour le supporter sera... de réactiver l'anesthésie (qui par ailleurs active, de façon similaire à certaines substances addictives, le circuit de la récompense), éventuellement à travers des conduites à risques. Roland Coutanceau s'attardera plutôt sur ce que peut penser la victime en situation de violences conjugales, pensées qui ne seront pas sans évoquer, en miroir, les discours de manipulation du conjoint violent : elle peut s'estimer coupable de ce qu'elle subit (car elle a énervé le conjoint au point de le rendre violent), se dévaloriser au point d'être reconnaissante à son conjoint de rester avec elle malgré les défauts qu'il n'a de cesse de lui rappeler (en dehors du fait que dévaloriser un·e conjoint·e de façon récurrente est une violence en soi, les propos sont parfois en contradiction surréaliste avec la réalité, comme on peut le voir dans certaines vignettes cliniques), imaginer que le comportement violent est le résultat d'une souffrance et qu'elle peut le sauver, ou encore ne pas vouloir admettre aux yeux de ses proches un échec conjugal. L'étape du dépôt de plainte, pour aggraver encore la situation, n'est pas nécessairement synonyme de libération. Les professionnel·le·s ne portent pas toujours bien leur nom , et bien que des avancées législatives importantes aient été faites ces dernières années, elles restent parfois insuffisantes (par exemple, "le délai d'obtention d'une ordonnance de protection est estimée à trois semaines alors qu'aucune disposition transitoire n'est prévue pour pallier cette lenteur administrative"), alors même que le moment de la séparation, accompagnée ou non d'un dépôt de plainte, est l'un des moments les plus dangereux ("plusieurs études internationales et françaises dénotent que le moment de plus grande dangerosité pour un passage à l'acte meurtrier est la période après la séparation").
Une part importante du livre est également consacrée aux auteurs de violence. Si l'idée peut choquer (alors que les victimes sont encore insuffisamment protégées et soignées, il faudrait se préoccuper de l'accompagnement thérapeutique du coupable?), cela reste une mesure de prévention difficilement contournable, sans compter qu'un accompagnement n'empêche pas une réponse pénale plus coercitive par ailleurs (l'écrasante majorité consulte d'ailleurs sous injonction judiciaire) et que l'une des étapes essentielles est de faire admettre le comportement lui-même, et la responsabilité de l'auteur, ce qui va a l'opposé de l'attitude générale des personnes concernées (minimisation des faits, insistance sur les circonstances -alcool, colère exceptionnelle, ...-, accusation de l'autre avec une argumentation parfois farfelue -"elle m'a provoqué exprès pour que je la frappe. Ensuite, elle a fait faire un certificat bidon par son médecin, 10 jours d'ITT, pour que je lui verse de l'argent et qu'elle puisse me quitter"-, ...). Si plusieurs méthodes sont présentées, un dispositif (groupe Praxis) est particulièrement détaillé (groupe de parole -"qui mieux qu'un auteur de violence conjugale et intrafamiliale peut détecter les risques de récidives chez un autre?"- accompagné par des intervenant·e·s professionnel·le·s) et permet d'observer la modification du discours et de l'attitude au fur et à mesure. Si des résultats appréciables sont observés ("ceux qui nous recontactent spontanément, le font soit pour redemander une aide ponctuelle soit ils nous témoignent combien le changement est positif"), les auteur·ice·s restent lucides sur les limites de l'évaluation ("qu'en est-il pour tous ceux dont nous n'avons pas de nouvelles?", "l'analyse statistique des récidives n'existe tout simplement pas"). En ce qui concerne le profil de l'auteur de violence, entre le fait que plusieurs profils sont parfois identifiés (par exemple le sujet immaturo-névrotique, le sujet immaturo-égocentrique et le sujet immaturo-pervers) et que les auteur·ice·s n'ont pas nécessairement la même façon de s'exprimer (le·a psychanalyste et le·a psychologue qui se base sur les catégories du DSM n'auront pas le même vocabulaire, aux lecteur·ice·s ensuite d'identifier là où leurs propos se recoupent et là où ils divergent), ce n'est pas toujours évident de s'y retrouver. Certains éléments restent récurrents, comme la difficulté à communiquer verbalement, à s'attribuer des responsabilités, à contrôler ses émotions, ou encore une grande immaturité affective ("le sujet potentiellement violent ressent son besoin des autres comme une dépendance intolérable"), que je n'avais personnellement pas suspectée avant la lecture du livre (ça me semblait aller à l'encontre du tempérament manipulateur) mais éclaire beaucoup certains éléments récurrents (jalousie maladive -et paranoïa qui va avec-, escalade dans la violence au moment de la séparation, ...).
Chaque chapitre est pertinent, synthétique et clair, que ce soit en ce qui concerne les propositions des juristes pour mieux protéger les victimes, les implications de la grossesse et de la parentalité, les spécificités du traumatismes (et la proposition thérapeutique de l'Intégration au Cycle de la Vie décrite par Joanna Smith), ... Il est selon moi à recommander en particulier aux travailleur·se·s sociaux·ales qui pourraient être confronté·e·s au sujet (sans compter les juristes, médecins ou thérapeutes), ou encore aux victimes ou proches de victimes qui souhaiteraient s'informer.
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