jeudi 6 juin 2019

Les Neurones miroirs, de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia




 Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’histoire de départ : deux neurologues, occupés à faire des recherches sur des singes, prennent une pause et un sandwich, en laissant le dispositif d’imagerie cérébrale branché sur leurs sujets. Quelle n’est pas leur stupeur de constater que chez lesdits singes, s’activent les mêmes neurones que si eux-mêmes mangeaient un sandwich! Entre le storytelling que permet l’aspect complètement fortuit de la découverte (oubliez la pénicilline et la tarte tatin!) et les nombreux enjeux associés à l’idée que le cerveau nous fasse imiter, involontairement et intérieurement, notre prochain·e, la tentation peut vite venir de faire dire tout et n’importe quoi à cette belle avancée, et d’utiliser le terme de neurones miroirs comme un mot magique. Ce livre, écrit par un professeur de philosophie des sciences et l’un des chercheurs qui a eu à peu près le meilleur timing du monde pour manger un sandwich, permet d’en savoir plus sur ce que la science permet précisément de dire sur les neurones miroirs.

 Celles et ceux qui rêvent d’envolées, philosophiques ou non, sur l’empathie, l’apprentissage par la visualisation ou la nature viscéralement sociale de l’humain ou même des autres primates seront dans un premier temps refroidi·e·s : les quatre premier chapitres sont presque intégralement consacrés aux mécanismes neurologiques impliqués dans la saisie d’une tasse de café (ce qui est certes un enjeu important, ce n’est pas moi qui vais dire le contraire!). Cette description n’est pas motivée par l’aspect ô combien essentiel de ce précieux breuvage, mais parce qu’elle permet d’expliquer les nombreuses implications de ce simple mouvement, en particulier les liens intimes entre les mécanismes visuels et moteurs. Le geste est en effet précédé par de nombreuses représentations de la tasse en question : la distance, le diamètre, éventuellement la température (eh oui, c’est quand même compliqué, pas étonnant qu’il m’arrive si souvent de tout renverser), … Et, dans le cas des neurones miroirs, il est précisément question de liens entre les mécanismes neurologiques visuels et moteurs, puisque des neurones moteurs seront activés sans qu’il n’y ait mouvement. Des expérimentations ont permis d’aller plus loin : les neurones miroirs s’activent quand les mouvements ont un sens. En voyant quelqu’un manger donc, ou par exemple taper dans un ballon… mais, chez le singe en tout cas, pas quand quelqu’un fait le geste, dans le vide, de manger ou taper dans un ballon (mais chez l’humain oui, peut-être parce que le sens du geste mimé est quand même identifié). L’une des conditions est aussi que l’observateur·ice soit capable d’effectuer le geste : une chorégraphie de capoeira n’a déclenché l’activation des neurones miroirs que chez des pratiquant·e·s de capoeira, mais pas chez des non pratiquant·e·s, même quand iels étaient par ailleurs danseur·se·s.

 Les auteurs ont identifié des enjeux des neurones miroirs hors de la stricte imitation du mouvement, par exemple dans l’apprentissage du langage ou les émotions. Je suis loin d’avoir tout saisi du chapitre sur le langage, d’autant plus complexe que beaucoup d’hypothèses sont présentées en plus des observations plus solides, mais l’idée est d’une part que notre langage est un dérivé lointain d’une représentation du monde par les signes, qui aurait été favorisé par les neurones miroirs, et d’autre part que cette spécificité optimise la communication ("ce qui compte dans la communication linguistique, ce ne sont pas tellement les sons en soi, mais les gestes articulés qui les engendrent, puisque c’est d’eux qu’ils tirent leur consistance phonique"). L’enjeu des émotions est plus évident : l’empathie est souvent associée en soi à l’émotion, et comment ne pas y penser à l’évocation de neurones qui permettent de se mettre littéralement à la place de l’autre, mais surtout les émotions ont presque depuis leur étude été intimement liées aux mouvements qui les expriment (expression du visage, posture corporelle, …), au point que dès le XVIIIème siècle la question se posait de savoir si les émotions provoquaient les mouvements associés ou si c’était l’inverse. Citant Darwin et William James, les auteurs permettent d’ailleurs de constater à quel point les observations et réflexions de ces pionniers allaient se révéler justes. La citation de Darwin sur la nourriture et le dégoût (le fait de voir de la soupe vaillamment accrochée à des poils de barbe provoque le dégoût alors que ce n’est le cas ni pour la barbe ni pour la soupe séparément, probablement parce qu’à la vision de nourriture l’humain se représente spontanément en train de la manger) rappelle d’ailleurs de façon troublante les considérations des auteurs sur la saisie de tasse de café, qui implique avant tout un certain nombre de représentations préalables. Les expériences décrites, si intéressantes soient elles, vont à mon grand regret se limiter au dégoût et à la douleur (que je n’aurais pas identifiée comme une émotion, mais bon c’est incontestablement quelque chose qu’on ressent et, généralement, qu’on exprime). J’aurais par exemple été très curieux de savoir si les neurones miroirs fonctionnaient de façon identique pour le sourire de Duchenne (authentique, réflexe, involontaire) et le sourire social (délibéré, volontaire).

 S’il s’agit bien d’un livre de vulgarisation, le contenu est plutôt technique, et des connaissances en neurologie rendront la lecture bien plus confortable. L’avantage est que le livre reste intéressant pour, par exemple, un objectif plus avancé comme un mémoire de recherche, puisque chaque étape de la réflexion est clairement expliquée et que toutes les recherches impliquées sont référencées.

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