mardi 16 août 2022

Notre corps ne ment jamais, d'Alice Miller

 


 Alice Miller s'intéresse ici à une injonction sociale qui prolonge les violences intrafamiliales (ce qu'elle nomme "pédagogie noire"), celle d'aimer ses parents, qui devient une injonction contradictoire dans les cas de parentalité maltraitante, et qui est si ancienne et ancrée que l'autrice s'y réfère souvent sous sa forme biblique, en parlant de Quatrième Commandement (elle suspecte par ailleurs que la religiosité renforce, généralement, cette injonction). Pour Miller, non seulement c'est néfaste, mais c'est un non sens, dans la mesure où les sentiments ne se décrètent pas. Et c'est, précisément, le sens du titre : si on peut se dissimuler une réalité difficile à supporter, a fortiori si cette dissimulation est conforme à une injonction sociale souvent implicite mais forte, la contradiction reste ancrée quelque part, et peut se manifester avec violence.

 Maladie somatique (de l'asthme au cancer), suicide, anorexie, boulimie, alcoolisme, schizophrénie, une liste interminable de malheurs vous attend si vous ne laissez pas sa juste place à votre colère, selon Alice Miller, qui n'a pas vraiment développé de sens de la nuance depuis C'est pour ton bien. En plus, ça va de soi, de maltraiter vous-mêmes vos enfants (oui, tous les enfants maltraitants deviennent des parents maltraitants, elle a décidé -certes les données disponibles ne disent pas ça, mais est-ce que quelqu'un qui se compare sérieusement à Galilée a bien le temps de s'embarrasser de ce genre de détails?-), et d'éventuellement devenir dictateur ou tueur·se en série (d'ailleurs, il ne faut surtout pas pardonner aux parents, mais au tueur·se·s en série, si, apparemment, puisqu'iels ont été victimes de maltraitance -les parents aussi, si on la suit, mais ça ne compte pas, je suppose-). Avec sa méthodologie bien particulière qui consiste à tirer des traits entre les éléments qui vont dans son sens et à mettre tout le reste de côté, Miller appuie son propos sur des biographies de personnes célèbres, en ayant souvent besoin de préciser, on se demande bien pourquoi, que ni les personnes concernées (y compris des artistes ayant exploré très finement leur propre psychisme), ni les biographes ne sont parvenus à ses propres conclusions (et, si les données sont manquantes, c'est qu'elle vont dans son sens -oui, elle dit vraiment ça-, je vais désormais appeler ça "faire un Alice Miller").

 En dehors de cette attitude caricaturale (ne faites jamais lire ce livre à un·e sociologue -c'est souvent une gymnastique particulière de se rappeler que le livre a été publié en 2004 et non en 1904, et que de nombreuses affirmations disons surprenantes sont vérifiables-), le propos est pourtant riche et intéressant, et l'enjeu fort. Les nombreuses vignettes cliniques illustrent les chemins complexes que peut prendre le psychisme pour s'accommoder d'un passé de maltraitance, la façon dont des parents peuvent maintenir délibérément ou non une emprise malsaine, ou encore... les dégâts que peuvent faire, avec de fausses bonnes idées, des thérapeutes a priori bien intentionné·e·s. L'injonction à pardonner, se réconcilier (ce qui peut sembler en effet sembler pertinent lorsque, par exemple, la personne à pardonner est mourante ou affaiblie par la vieillesse ou la maladie), à prendre en compte la souffrance probable des parents, ou encore à nuancer la souffrance passée en la contrebalançant avec les bons moments, peut être vécue, en particulier quand elle vient de la personne de confiance qu'est le·a thérapeute, comme une prolongation de la maltraitance, une invitation à encore prioriser l'autre sur soi, à minimiser ses souffrances, à souscrire jusqu'au bout au tabou de la haine contre ses propres parents. Si c'est, l'ensemble du livre est limpide là-dessus, extrêmement facultatif, Alice Miller précise d'ailleurs que selon elle, même le pardon ne peut être vrai (et non rester au niveau externe pour donner le change) que quand la colère a été pleinement acceptée et intégrée.

 Au delà de la forme parfois grotesque du propos qui peut hélas avoir de vraies conséquences (jusqu'à preuve du contraire -et les preuves, ce n'est pas la grande passion d'Alice Miller-, toutes les maladies ne sont pas psychosomatiques, avoir été maltraité ne transforme pas automatiquement en mauvais parent), le livre explore donc un tabou bien réel et insidieux et donne de nombreux exemples des formes qu'il peut prendre. Dommage que le propos, riche et original, soit desservi avec une telle énergie.

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