mercredi 20 avril 2022

C'est pour ton bien, d'Alice Miller


 

  Alice Miller dénonce dans ce livre l'autoritarisme, souvent plus ou moins accepté avec une part de complaisance, qui tend à se glisser dans l'éducation (surtout la parentalité mais aussi parfois en milieu scolaire ou dans les institutions religieuses), avec des conséquences destructrices sur les enfants, donc sur les adultes qu'ils vont devenir et la société qu'ils vont constituer.

 S'inspirant très largement du livre de Katharina Rutschky sur la pédagogie noire (des extraits sont cités sur plusieurs pages), Miller analyse, au delà de la dureté des méthodes décrites, l'hypocrisie sous-jacente : si un attrait pour ces méthodes datant parfois du XVIIIème persiste malgré l'évolution des connaissances sur l'enfance, est-ce que ce ne serait pas, aujourd'hui comme à l'époque, parce que sous prétexte d'apprentissage de contrôle de soi et de discipline, elles consistent d'abord en un exercice jouissif de domination plus que de bienveillance? Dans les exemples décrits, l'enfant doit non seulement vivre crainte de la punition, honte, frustration, mais aussi idéaliser l'adulte qui le guide vers une conduite à tenir aussi intransigeante qu'indispensable (un ancien patient de Miller, après une prise de conscience de ce qu'il a vécu, demande à son père pourquoi il ne l'a pas tué puisque la mort est inéluctable et qu'il a soi-disant été dur avec lui pour le préparer à la dureté de l'avenir). L'autrice insiste énormément là-dessus : la maltraitance se double d'une impossibilité de prendre conscience de la situation de maltraitance. Elle exprime d'ailleurs d'énormes doutes sur la possibilité d'une "pédagogie blanche" : pour elle, guider l'enfant dans une direction prédéterminée, fut-elle bienveillante (elle donne l'exemple de parents incitant leur enfant à exprimer pleinement une colère... qui n'est pas spécialement ressentie), c'est reproduire des injonctions sociales et se couper de l'écoute ("je ne peux pas être véritablement à l'écoute de mon enfant, si je suis intérieurement préoccupée d'être une bonne mère").

 Ces hypothèses seront illustrées par trois récits de personnes maltraitées, maltraitances qui ont respectivement abouti à une violence contre soi (Moi, Christiane F., droguée, prostituée), à une dictature génocidaire (Adolf Hitler) et à des meurtres d'enfants avec tortures (Jürgen Bartsch). Hélas, les démonstrations sont loin d'être convaincantes : Miller, réservée envers les approches quantitatives qui en effet ont leurs limites, se précipite vers des conclusions très définitives à partir de peu d'éléments, allant jusqu'à affirmer texto et à de nombreuses reprises que le génocide juif est la conséquence de l'enfance maltraitée ("la description de ces enfants peut nous aider à comprendre les origines du comportement des exterminateurs, qui avaient incontestablement été eux-mêmes des enfants battus" -on ne saura pas précisément qui elle désigne par "les exterminateurs", mais ils ont tous été battus, même si on ne peut pas le vérifier, parce que c'est "incontestable"-, "pour comprendre comment Mengele put faire cela et le supporter, il nous suffirait de savoir ce qui lui a été fait dans son enfance" -là encore, on n'en sait rien, donc c'est vrai, selon une application très personnelle de la logique formelle-). On apprendra ainsi qu'Hitler a été un dictateur pour reproduire l'autoritarisme maltraitant de son père, que le génocide juif est la reproduction des maltraitances et humiliations qu'il a vécues (je ne pense pas -et je n'espère pas!- minimiser ces maltraitances en observant que sa vie n'a, selon les éléments rapportés, pas été mise en danger, et encore moins délibérément), ou encore que le massacre des personnes handicapées est la conséquence du fait qu'il ait vécu avec une tante bossue et schizophrène. Je suppose qu'Hermann Rorschach a élaboré un test basé sur l'interprétation de tâches d'encre parce que son nom était difficile à orthographier, ou que je travaille en horaires décalées parce que je me suis parfois senti décalé socialement pendant ma scolarité. Je précise que je n'exagère pas : Miller fait vraiment ces affirmations sans les nuancer, et insiste sur l'aspect scientifique de sa démarche (sachant que le livre est sorti en 1980, les sciences humaines étaient donc bien plus développées que, par exemple, à l'époque des premiers écrits de Freud).

 Plus que la parentalité parfaite, pour laquelle elle ne plaide absolument pas, dans la mesure où ce n'est pas un objectif réaliste et que toute injonction dans ce sens reproduirait précisément la violence dénoncée, Alice Miller incite à laisser de l'espace à l'expression profonde de soi, à travers la créativité ("ce ne sont pas les psychologues mais les poètes qui font l'avant-garde de leur époque") -elle exprime d'ailleurs le souhait de voir un espace dédié à la création artistique dans les prisons- mais aussi l'expression pleine des émotions négatives ("la douleur de la frustration subie n'est ni une honte ni un poison. C'est une réaction naturelle et humaine"). C'est pour elle la clef pour grandir dans de bonnes conditions, mais aussi pour se remettre de maltraitances (parmi ses affirmations plus définitives que démontrées, figure le fait que les enfants en grandissant n'ont jamais conscience d'avoir été maltraités et idéalisent les parents), la colère étant une étape indispensable pour aboutir, quand c'est possible et souhaité, au pardon, et permettant de sortir d'un cercle vicieux de reproduction des violences en contactant la source véritable de la souffrance ("seule la haine contre des objets de substitution est infinie et insatiable", "je veux inciter l'enfant qui existe chez l'adulte à vivre ces sentiments, à exprimer ces reproches").

 S'il est difficile de prendre au sérieux une grande partie du contenu, l'inventaire des aspects malsains qui peuvent se glisser, discrètement ou non, dans la relation de pouvoir que constitue l'éducation, et les propositions de prévention et de pistes thérapeutiques, sont riches, et même si l'enjeu de prévention des guerres ("la colère contre les parents, rigoureusement interdite mais très intense chez l'enfant, est transférée sur d'autres êtres et sur son propre soi, mais elle n'est pas éliminée du monde, au contraire : par la possibilité qui lui est donnée de se déverser sur les enfants, elle se répand dans le monde entier comme une peste. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner qu'il y ait des guerres de religion", et fuck la géopolitique) ou du totalitarisme (l'analogie est tentante, mais c'est plus compliqué que ça) est peut-être un peu optimiste, la forte volonté d'accessibilité et de vulgarisation d'Alice Miller est difficilement contestable pour un tel sujet.

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