mercredi 25 janvier 2012

Boulimiques, de Pierre Aimez et Judith Ravar


Ecrit à 4 mains (Pierre Aimez est médecin nutritionniste, Judith Ravar est psychologue), l'ouvrage est une présentation exhaustive et concernée de la boulimie, parsemée de nombreux témoignages de patient·e·s, l'auteur et l'autrice bénéficiant d'une grande expérience clinique (ce qui n'empêche pas les arguments avancés d'être appuyés par des recherches référencées).

Bien entendu, il est d'abord précisé ce qu'est la boulimie, ce qui ne va pas de soi pour le·a profane mais même, dans une certaine mesure, pour les professionnel·le·s. Ainsi, certains médecins ont du mal à détecter la boulimie car iels ignorent que ce trouble du comportement peut concerner des femmes (des hommes aussi, mais bien plus rarement) de tout poids : un·e boulimique peut être obèse comme iel peut être normopondéral·e (oui, ce mot existe vraiment) ou extrêmement mince. Obsédé·e par l'atteinte d'un poids souvent inaccessible mais dont dépend son estime de soi, le·a patient·e boulimique s'astreint à de terribles régimes, finit par craquer, ce qui se traduit par une séance de gavage (le plus souvent des aliments même qu'il fallait à tout prix éviter -gras, sucré, hydrates de carbone-) qui provoquera une terrible culpabilité (qui peut être suivie de punitions auto-infligées -longue exposition au froid, effort physique extrême, ...-). Il importera ensuite de se vider des aliments absorbés, par des vomissements ou une prise de laxatifs. La personne boulimique évoque donc une personne anorexique qui craque régulièrement.

Dans la plupart des cas, c'est à l'occasion d'un régime vers l'âge de 18-19 ans que le cercle vicieux se déclenche. Bien qu'il s'agisse pour eux·elles d'une obsession, les patient·e·s boulimiques ont une conception erronée de leur silhouette (iels se trouveront toujours trop gras·se·s, persuadé·e·s que les autres partagent cette impression et ont donc un jugement très négatif sur l'ensemble de leur personne) et de l'alimentation (un gâteau absorbé est par exemple perçu comme matérialisé immédiatement en malformation graisseuse... et les fans de Sacha Baron Cohen se souviendront de la tentative de "suicide aux hydrates de carbone" de Brüno dans le film du même nom, après un revers professionnel).

Enfin, la fréquence des gavages et vomissements, la part qu'ils prennent dans les préoccupations du·e la patient·e, ne sont pas sans évoquer la toxicomanie (une vignette clinique particulièrement troublante évoque une femme chassée du domicile de ses parents après avoir été surprise à leur voler de l'argent pour financer ses gavages, mais incapable d'entamer une vie professionnelle car des horaires de travail ne lui laissaient pas suffisamment de disponibilité pour s'adonner à ses crises boulimiques). Cependant, si le·a toxicomane consomme à la fois pour atténuer la souffrance du manque et pour le plaisir de consommer, le·a patient·e boulimique ne retire aucun plaisir de ses crises (au point qu'un·e patient·e faisait une distinction nette entre ses accès de gourmandises et ses gavages boulimiques). Un autre point commun très malheureux avec la toxicomanie est le risque pour la santé physique, que ce soit sur le court terme (comme dans le cas d'une patiente morte de lésions sur son système digestif après l'absorption de 8 kilos de nourriture) ou sur le long terme (alimentation déséquilibrée, risque de perdre des dents suite à des vomissements trop fréquents, ...).

La boulimie occasionne donc des souffrances considérables que ce soit sur le plan physique, moral (honte du corps considéré comme le seul vecteur d'estime de soi, honte des crises considérées comme une faiblesse impardonnable) ou social (évitement des repas en commun, dissimulation du trouble auprès des proches, parfois avec succès après des années de vie de couple!). Paradoxalement, il n'est pas rare que les boulimiques soient par exemple mannequins ou comédien·ne·s, ce qui implique que ce corps haï soit très exposé aux regards.

Diverses pistes sont proposées en ce qui concerne l'étiologie. Sans surprise, l'éloge contemporain de la minceur figure au banc des accusés. Un long développement figure aussi sur la relation avec la mère, mais difficile de s'y retrouver : si les rares pères évoqués sont soit écrasants (comme cet avocat ne sortant de sa chambre/bureau que pour les repas et ne daignant participer aux conversations que pour dénigrer violemment chacun des membres de sa famille) soit écrasés (comme cet homme condamné à manger un plateau-repas à part pour un adultère commis des années auparavant), les comportements maternels présentés sont si variés qu'on a du mal à leur trouver un point commun... Une fille laisse ses sacs de vomi en évidence en sachant que sa mère va les trouver, une autre mère se rend bien compte que quelque chose ne va pas chez sa fille mais ne parvient pas à savoir quoi. Une patiente clame au thérapeute avec un enthousiasme suspect que sa mère est parfaite et leur relation idyllique, une autre n'a aucun mal à évoquer avec lucidité l'ambiance malsaine qui règne au domicile familial, où toute conversation tourne plus ou moins explicitement autour d'un concours de régime où chacun en vient à souhaiter l'échec douloureux des autres... Seule l'importance que prend la relation semble être une constante, au point que dans certains cas un simple espacement géographique avec une mère trop possessive suffit à une rémission.

Enfin, un panorama des thérapies existantes est proposé, avec les données actuelles (quand le livre est paru, soit en 1988) de la littérature scientifique sur leur efficacité. La thérapie comportementale et cognitive ouvre l'inventaire et est très vivement recommandée: le·a patient·e boulimique doit réapprendre à s'alimenter correctement (à heures fixes, avec des repas complets, sans vomissements), ce en quoi la tenue d'un carnet alimentaire (il s'agit de noter chaque prise alimentaire, mais aussi les états d'esprit qui précèdent et suivent gavages et vomissements) peut beaucoup aider, mais également, c'est la partie cognitive, renoncer aux croyances erronées (une patiente guérie est ravie de constater qu'en fait, qu'elle fasse attention ou non, son poids ne varie pas tant que ça) sur l'alimentation, sur l'épanouissement hypothétique qu'apporterait une perte de poids supplémentaire, et prendre conscience des dangers des habitudes boulimiques (Elise, qui jette à la figure du médecin "je veux bien être moche, perdre mes dents, ma santé, 10 années de ma vie... tout ce que je veux, c'est être mince!", reconnaît implicitement, malgré sa protestation, que son raisonnement est absurde). Et, même si la rigoureuse historienne Elisabeth Roudinesco a décrété (en 2008!) que les TTC "ne marchent pas", il a été vérifié que les progrès tenaient sur plusieurs années. Des thérapies corporelles peuvent avantageusement être associées au traitement. Toutefois, il importe que ces thérapies soient menées, même pour la partie info nutritionnelle, par des spécialistes des troubles du comportement alimentaire, qui seront à la fois familiarisé·e·s avec les conceptions des patient·e·s, et qui sauront faire face avec bienveillance et lucidité à leur éventuelle hostilité devant ce bouleversement de leur mode de vie.

Fait surprenant, malgré les infinies lectures possibles (refus de la féminité, hostilité contenue et retournée contre soi, mythe de Sisyphe, version violente du jeu du fort-da) du trouble qui pourraient faire noircir des pages à quiconque ayant des notions psychanalytiques, compétent·e ou non, la cure analytique (bizarrement rangée au même sous-chapitre que, par exemple, la sophrologie ou la psychologie positive) comme thérapie est déconseillée. Il semble que les patient·e·s souffrant de boulimie n'auraient pas la patience ni les capacités de verbalisation nécessaires (???). En revanche, cette même démarche thérapeutique semble pouvoir être très bénéfique après la disparition des symptômes (ce qui est cohérent avec un témoignage de patient reproduit plus tard : "Tout se passe finalement comme si, d'un coup, ressurgissaient en moi toutes les idées qu'autrefois je m'empêchais d'avoir en m'anesthésiant l'esprit grâce à la boulimie. Le retour de balancier est très violent..."). La thérapie systémique est vue comme périlleuse car risquant de tourner à la désignation d'un·e coupable.

De leur côté, les thérapies de groupe ou groupes d'entraide sont bien vus à condition que plusieurs conditions soient réunies, en particulier la présence de thérapeutes spécialisés ou au moins de d'ancien·ne·s patient·e·s guéri·e·s. L'auteur et l'autrice ne cachent pas leur scepticisme pour les groupes prônant l'abstinence absolue, comme Boulimiques Anonymes.

L'ouvrage s'achève sur des témoignages de patientes guéries, ravies (on les comprend!) d'être parvenues à dédramatiser leur rapport avec leur corps et avec l'alimentation. En annexe, entre autres, le "kit" du·de la boulimique qui souhaite guérir avec des conseils précis et des adresses.

Ce livre est complet, documenté, argumenté, facile à lire, et peut intéresser de nombreux publics (soignant·e·s, personnes boulimiques, proches de personnes boulimiques, voire simplement des lecteur·ice·s qui souhaitent approfondir leur culture générale). Si l'essentiel (définition du trouble, orientations thérapeutiques et bien sûr témoignages de patient·e·s) ne semble vraiment pas dépassé, il est en revanche extrêmement frustrant qu'il n'y ait pas eu de rééditions régulières avec mises à jour (avoir le DSM III au lieu du IV en annexe on s'en fout un peu, mais le carnet d'adresse doit être très très périmé 15 ans après, et il doit y avoir eu beaucoup d'études entre temps qui auraient gagné à être présentées et commentées par l'auteur et l'autrice).


3 commentaires:

  1. Merci pour votre blog. En 2eme année de l’IED, je fais mon PT sur les comportements alimentaires donc super ces résumés de livres sur le sujets.

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  2. Ravi de pouvoir aider :) Bon courage pour le projet tutoré, le premier c'est le plus dur. Et félicitations d'avoir survécu à la L1 ;)

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