lundi 5 mars 2012

Histoires sans faim, de Jacques Maillet


  Dans ce bref ouvrage très axé sur la pratique, l'auteur, psychiatre travaillant dans un hôpital lyonnais, donne des informations concises et complètes sur l'anorexie (et un peu sur la boulimie).

  Après une introduction rapide où sont posées quelques questions sur l'épidémiologie et son évolution (plus de cas détectés car plus de malades, ou plus de cas détectés parce que la détection est plus efficace?), Jacques Maillet nous met directement face à des vignettes cliniques.

  Le choc peut être rude... si les divers traitements évoqués mettent en avant le fait que malgré certaines similitudes marquées (qui seront évoquées plus tard) les situations peuvent être très variées (du boxeur qui se fait vomir pour ne pas dépasser sa limite de poids imposée par la compétition et est terrifié à l'idée de prendre du gras mais mange à peu près normalement, à la petite fille de 10 ans dont les risques de décès sont très sérieux et qu'il faut attacher pour qu'elle n'arrache pas la sonde de gavage, seule solution pour la nourrir), on se rend surtout compte que les méthodes thérapeutiques sont très musclées : "hospitalisation" veut dire séparation complète avec la famille, parfois isolation quasi-totale, le plus souvent, on s'en doute, sans l'accord de la patiente, et les libertés (sorties de la chambre, activités possibles, ...) sont négociées progressivement selon les progrès effectués. Il est presque surprenant que le CHU de Lyon n'ait pas été pris d'assaut par des manifestant·e·s scandalisé·e·s qui se seraient arrêté·e·s à la lecture du chapitre 2. On se rend aussi hélas compte qu'une rémission, si rassurante et impressionnante soit-elle, n'est pas nécessairement une guérison et qu'un suivi psychothérapeutique, nécessaire, de plusieurs années ("pour une anorexie, il est difficile de parler de guérison au moins 5 années après le début de la prise en charge") ne suffit pas toujours à prévenir des rechutes.

  La partie descriptive de l'ouvrage rapidement évacuée, place à la partie théorique. S'il est rappelé que la distinction nette entre anorexie et boulimie est difficile et que certain·e·s patient·e·s souffrent alternativement de ces deux troubles, des différences précises sont données. L'anorexie touche plutôt des préadolescent·e·s, qui ont des frères et soeurs, alors que les patient·e·s qui consultent pour boulimie sont plus souvent de jeunes adultes. L'anorexique aura tendance à nier qu'il y a un problème, et à refuser violemment toute prise en charge en particulier psychiatrique (ce qui retarde une thérapie efficace et peut avoir de graves conséquences), alors que le·a boulimique a honte de sa pathologie et sera demandeur·se d'aide quand il·elle osera consulter. L'anorexie, si elle s'instaure progressivement (forte activité tant dans le travail scolaire que dans les tâches ménagères contrebalancées par des repas pris très lentement avec de nombreux rituels -traquer la moindre trace de gras à essuyer, "couper un grain de riz en quatre", ...- qui crééront une tension et vaudront au·à la patient·e des moqueries des frères et soeurs, ...), est plutôt voyante alors que la boulimie est le plus souvent dissimulée donc découverte tard.

  Des pistes étiologiques sont évoquées, mais de l'aveu même de l'auteur tout n'est pas encore limpide de ce point de vue (pourquoi telle patient·e est anorexique et pas sa sœur?, pourquoi telle famille s'est révélée "pathogène" et pas telle ou telle autre?), ce qui ne facilite pas d'éventuelles mesures de prévention. L'anorexie est en général déclenchée par un changement (voyage scolaire qui est une première séparation d'avec les parents donc les habitudes familiales, entrée au collège, déménagement, ...), et on soupçonne qu'elle est le résultat d'un cadre familial trop présent, d'habitudes alimentaires trop strictes (horaires des repas, aliments autorisés ou non, ...). Le découragement dans la tentative de ressembler à une mère trop parfaite est également une piste évoquée. La boulimie semble au contraire compenser autre chose ("les accès de "fringale" et les vomissements apparaissent comme une automédication contre l'angoisse et la dépression"), qui peut être un sentiment d'abandon (les sacs de vomis abandonnés bien en vue de la mère, évoqués dans Boulimiques, sont un écho éloquent à cette hypothèse -"tu m'ignores alors que je souffre, tu sais que je le sais, et tu sais que je sais que tu le sais"-) ou une agressivité contenue. Des moqueries concernant le poids, des antécédents familiaux de troubles du comportement alimentaire ou de dépression sont également des signes à surveiller.

  Le traitement lui-même est enfin évoqué, et il faut attendre le dernier chapitre du livre pour voir détailler la logique des violentes hospitalisations, et les rendre (un peu) moins violentes aux yeux du·de la lecteur·ice. Le·a patient·e anorexique et sa famille se verront proposer un contrat d'hospitalisation qui détaillera les conditions de ce qui peut s'apparenter à une détention (d'une durée qui n'est pas insignifiante -"l'hospitalisation se déroule sur deux mois au minimum, mais plutôt sur six ou dix mois dans les formes les plus rebelles"-) : séparation de la famille ("l'anorexie mentale réalise un modèle de pathologie de l'attachement"), parfois de reste de l'hôpital, activités autorisées limitées (dessin, lecture, ...) pour éviter l'hyperactivité, repas (avec sonde en cas de refus d'alimentation total) pris en présence d'un membre référent de l'équipe soignante, consultations avec un·e thérapeute de la patiente (qui seront poursuivies après l'hospitalisation, pendant plusieurs années), mais également de la famille. En effet, la séparation totale rend nécessaire un rendez-vous durant lequel les parents auront des nouvelles de l'enfant, qui risque d'être méconnaissable à sa sortie ("le retour de la patiente à son domicile risque de se solder par un échec. Les parents ont alors l'impression d'avoir "perdu" leur fille, celle qu'ils connaissaient avant sa maladie et se retrouvent en présence d'une "étrangère" avec laquelle il leur faut réapprendre à vivre" - cette remarque rend compte implicitement du fait que le comportement pathologique peut devenir partie intégrante du fonctionnement familial-). De plus, il est fréquent que la situation culpabilise les parents qui se demandent ce qu'ils ont pu faire à leur enfant : les entretiens peuvent alors limiter la culpabilité et donner des éléments de réponse.

  Le·a référent·e de la patiente, pour établir une relation thérapeutique constructive, devra faire preuve de patience devant une façon de manger pour le moins inhabituelle (rituels évoqués plus haut ou au contraire alimentation compulsive en se salissant, manipulations diverses, faire semblant de manger et cacher les restes, ...) et écouter, encourager toute conversation initiée. Un travail est également fait sur la conception du corps et de l'alimentation, à travers l'hygiène quotidienne mais aussi des conseils diététiques, de la kinésithérapie, ...

  En ce qui concerne la boulimie, la demande est en général précise et optimiste : arrêt immédiat ou très rapide des symptômes. Les TCC sont recommandés par l'auteur (contrat élaboré avec le·a thérapeute, qui doit rester disponible et bienveillant·e même en cas d'attitudes de rejet brusques et violentes, dédramatisation des rechutes, viser des améliorations progressives, informations sur la nutrition, ...): l'hospitalisation doit n'être qu'exceptionnelle. Les méthodes de relaxation sont un complément bienvenu. Qu'il s'agisse d'anorexie ou de boulimie, la survenue d'une dépression durant la thérapie est à surveiller et un traitement médicamenteux peut s'imposer.

  Le livre est bref, clair et complet. Il sera probablement très utile à l'entourage de patient·e·s qui auront une vision plus claire des symptômes et pourront donner un avis plus lucide sur des propositions de traitement. On peut cependant regrette l'absence de bibliographie (sinon les "du même auteur" et "dans la même collection" de rigueur), à la fois pour la personne qui veut approfondir et pour celle qui, feuilletant l'ouvrage dans une librairie, va se demander quelles sont les inspirations théoriques de l'auteur.



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