lundi 12 mars 2012

Anorexie, boulimie, obésité, de Gérard Apfeldorfer


  Dans ce livre, Gérard Apfeldorfer, psychiatre et membre de l'Association française de thérapie comportementale et cognitive, présente de façon synthétique l'état des connaissances sur les troubles du comportement alimentaire (le fait qu'il soit plus récent que les ouvrages résumés précédemment n'est donc pas négligeable) et leurs limites, et propose de nouveaux concepts pour avancer. Si les vignettes cliniques sont complètement absentes, le livre a l'originalité d'être illustré (en couleurs, c'est peut-être un détail pour vous, mais pour l'éditeur ça veut dire beaucoup de coûts supplémentaires) par des œuvres d'arts représentant des corps féminins minces ou ronds, donc de représentations du corps féminin plutôt que de corps féminin réels... ce qui est en fait cohérent avec le thème.

  Contrairement à ce que pourrait laisser supposer l'appartenance de l'auteur à une association avec TCC  dans le nom, la pluridisciplinarité est au cœur de l'ouvrage (sans être fermement revendiquée comme le fait Hilde Bruch) : les extraits du DSM IV et les statistiques épidémiologiques cohabitent avec des descriptions détaillées des théories analytiques sur le sujet, et les zones d'ignorance sont expliquées et délimitées, et humblement reconnues et regrettées.

  L'auteur commence par expliquer les points communs entre anorexie, boulimie et obésité (il précisera "obésité hyperphage" tout au long du livre pour spécifier qu'il s'intéresse à des comportements plutôt qu'à un IMC défavorable), en particulier une grande importance donnée à l'image du corps et l'état de sous-alimentation (car l'obèse en régime restrictif est sous-alimenté·e au même titre que n'importe qui d'autre en régime restrictif, avec les conséquences -obsession pour la nourriture, perte de masse musculaire, … que cela entraîne). Il détaille ensuite séparément les trois troubles (respectivement nommés anorexie mentale, bulimia nervosa et syndrôme d'hyperphagie incontrôlée), description complétée par les critères DSM et un tableau récapitulatif.

  Les descriptions de l'anorexie et de la boulimie sont cohérents avec celles des ouvrages que j'ai résumés précédemment (pour une différenciation entre les deux je renvoie par exemple à Histoires sans faim de Jacques Maillet). Le syndrome d'hyperphagie incontrôlée désigne pour l'auteur un comportement alimentaire semblable à la boulimie, mais qui n'est suivi ni de vomissements ni d'efforts sportifs intenses. Si cette condition (gavages compulsifs, c'est à dire indépendants de la volonté du·de la patient·e) pour définir l'obésité comme trouble du comportement alimentaire peut surprendre (elle diffère par exemple radicalement de la vision d'Hilde Bruch, qui de son côté montre du doigt de mauvaises habitudes données à l'individu, pour des raisons très diverses, au cours de sa croissance), elle concerne selon l'auteur 20 à 50% (20 ou 50???) des patient·e·s qui consultent pour obésité, donc probablement "une majorité d'obèses" (puisque tou·te·s ne consultent pas). Diverses souffrances sont occasionnées par cet état : obsession du poids et de la nourriture exacerbée par des tentatives infructueuses de se restreindre, faible estime de soi, sensibilité au rejet, …
 
Sont ensuite évoqués les traitements proposés. L'hospitalisation (dans les conditions très dures évoquées dans le livre de Jacques Maillet... ce qui était déjà pratiqué par Charcot!) dans un service spécialisé est considéré comme indispensable pour l'anorexie (mais à ne préconiser qu'exceptionnellement pour la boulimie), parallèlement à d'autres traitements (psychothérapie, activités favorisant la conscience du corps, consultations proposées au parents, …), … La notion de contrat est au centre de l'hospitalisation, et différentes "récompenses" (visites des parents, permissions, ...) sont offertes au fur et à mesure des progrès de la patiente. De façon très surprenante, l'auteur donne comme condition de sortie l'atteinte d'un certain poids : Jacques Maillet met précisément en garde contre cette condition que l'anorexique, qui ne s'estime pas souffrant·e, s'empressera de remplir pour reprendre ses habitudes aussitôt sorti·e.

  En ce qui concerne les médicaments, une liste des différents traitements existants est donnée avant de conclure que, contrairement aux effets secondaires, les résultats positifs sont constatés au mieux sur le court terme. Les TCC sont recommandées pour l'obèse hyperphage et l'anorexie, et les différentes procédures sont assez détaillées (les détails en questions sont les mêmes que ceux donnés dans le résumé de Boulimiques, de Pierre Aimez et Judith Ravar) : il s'agit de modifier certaines conceptions de l'alimentation (en particulier la conception de certains aliments comme "bons" ou "mauvais") et de limiter les opportunités de manger en dehors des repas. Le travail sur l'acceptation du corps et l'affirmation de soi (soins du corps, travail devant un miroir, …) est également indiqué pour les anorexiques.
 
  La psychanalyse est désignée comme efficace pour améliorer le quotidien des patient·e·s ("approfondissement du vécu et prise de conscience des affects, progrès dans la vie relationnelle et amoureuse, progrès sur le plan professionnel"), mais il s'agit d'une psychanalyse aménagée où l'entretien face à face remplace le divan, et où l'analyste est un peu moins neutre et un peu plus bienveillant·e. Il convient cependant de surveiller de près le transfert : un·e patient·e ne s'attribuera pas les progrès effectués avec un·e thérapeute trop idéalisé·e, et un rapport trop conflictuel empêchera la thérapie d'avancer (d'autres auteur·ice·s sont plus nuancé·e·s et considèrent qu'un rejet violent peut faire partie intégrante du processus de guérison, et que refuser le retour d'un·e patient·e même s'il·elle a été virulent·e risque d'annuler les progrès déjà effectués).

  Sont ensuite présentées en vrac d'autres approches thérapeutiques, mais si des informations sont données sur leur fonctionnement et leurs objectifs, rien n'est indiqué sur leurs intérêts ou leurs contre-indications.

  En ce qui concerne les succès thérapeutiques, la reprise d'un poids sain concerne 50% des anorexiques après 2 ans, 70% après 5 ans, même si on peut s'alarmer que pour 20% des patient·e·s ayant retrouvé ce poids, les règles ne soient toujours pas apparues 2 ans après. Et l'auteur s'empresse de rappeler que reprise de poids ne signifie pas bien-être absolu : rechutes (en particulier après le mariage ou la maternité), angoisses concernant l'alimentation, apparition de boulimie restent à craindre. En ce qui concerne les boulimiques, les patient·e·s les plus gravement atteint·e·s (le tiers, ceux·elles qui souffrent également par exemple de dépression ou de toxicomanie) devront s'engager dans une thérapie en profondeur sur plusieurs années tout en étant soigné·evs par TCC, ce qui suffit aux autres qui sont débarrassé·e·s de leur trouble plus rapidement. C'est pour l'obésité que le constat sur l'efficacité des soins est le plus pessimiste : aucune méthode n'a fait ses preuves au delà de 5 ans.
 
  L'auteur s'intéresse ensuite aux causes que l'on peut supposer provoquer les troubles du comportement alimentaire, et avant d'énumérer les divers facteurs (organique, socio-culturel, biologique, psychanalytique et familial) reconnaît que personne n'a encore de réponse définitive. On peut apprécier le fait que les théories psychanalytiques soient plus détaillées que dans les autres ouvrages que j'ai lus pour l'instant. En ce qui concerne la famille, Gérard Apfeldorfer rappelle que la mère a été énormément montrée du doigt, et restitue les arguments alors avancés (la description peu flatteuse de certaines mères d'enfant obèse par Hilde Bruch y figure par exemple), tout en reconnaissant que "75% des mères d'anorexiques ont fait une dépression, ou ont eu recours à l'alcoolisme, ou ont été kleptomaniaques dans l'année précédant l'anorexie de leur fille." La conception de traits particuliers des parents pour chaque trouble alimentaire est remise en question, car dans une même fratrie des patient·e·s peuvent souffrir de troubles différents. Le fait que le rôle du père n'ait pas été plus approfondi est également regretté. Enfin, divers types de fonctionnements familiaux jugés à risque par certains chercheurs en ce qui concerne les troubles du comportement alimentaire (mais aussi d'autres troubles comme la toxicomanie ou la schizophrénie) sont évoqués, leur point commun étant des rapports distants et l'usage de la manipulation. Est également rapporté que "la moitié des anorexiques et 75% des boulimiques interrogées font état d'abus sexuels dont elles auraient été victimes dans leur enfance". L'auteur explique que le fait précisément que la proportion soit si élevée provoque quelques doutes, mais après s'être demandé s'il s'agit d'abus réels ou d'une relation ambigüe mal interprétée (ça situe le respect pour les victimes), il laisse le sujet tel quel, évacué en deux phrases. On aurait au moins aimé savoir d'où sortait cette stat, ou qui sont les "différents auteurs" qui "insistent" sur le sujet "depuis 1985 environ".

  Pour y voir plus clair après ce qui est, en effet, un catalogue (un catalogue très intéressant mais un catalogue quand même), Gérard Apfeldorfer propose des concepts explicatifs plus personnels, au premier rang desquels figure la position hyperempathique, "double mouvement de surinvestissement du monde et de méconnaissance de soi-même". Position car c'est une attitude adoptée dans certaines circonstances, et non un état constant ni une vision du monde intériorisée. La position hyperempathique se caractérise entre autres par le syndrome d'envahissement (sentiment d'être vide provoquant une angoisse poussant à se remplir -hyperphagie- ou se ressentir -activités sportives intenses, nymphomanie, violence, achats compulsifs, ...), le syndrome d'opposition (opposition à l'environnement ressenti comme intrusif, refus de la conformité) et, en cas extrême, la fermeture (fuite de l'intrusion physique -nourriture par exemple- et psychique -amour des autres, ...-). Un autre concept présenté, expliquant des difficultés à guérir, est le fétichisme. La responsabilité de la guérison est attribuée à un objet externe (thérapeute charismatique, méthode magique, vêtement dans lequel on veut rentrer, ...), ce qui permet de cesser tout effort lorsqu'on se lasse dudit objet qui sera un coupable désigné et bien commode de l'échec.

  Si un livre court c'est toujours pratique, surtout lorsqu'il couvre tout ce qu'il y a à couvrir (étiologie-sémiologie-thérapie), on peut regretter l'absence de vignette clinique, ou que certains points ne soient pas approfondis. Mais pour ce dernier reproche, ça tombe bien, il y a une bibliographie à la fin, qui comprend précisément deux livres du même auteur justement pour approfondir. L'ouvrage a également l'avantage d'être récent (bon, 1995 c'est plus très récent, mais c'est quand même 20 ans après Hilde Bruch) et de proposer un concept original (l'hyperempatie). A conseiller donc, avant d'approfondir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire