Le titre de ce livre est un peu inquiétant puisque, a fortiori
dans une situation de consultation ethnopsychiatrique où des
cultures très différentes communiquent, la traduction ne consiste
pas à simplement remplacer un mot par son équivalent exact d'en
face. On peut pourtant être rassuré sur ce point dès la préface
de Tobie Nathan, où il explique précisément que les nombreuses
façons, par exemple, de nommer les djinns (qui consistent surtout,
d'ailleurs, peut-être dans un hommage à Lovecraft, à ne pas les
nommer, en utilisant par exemple des euphémismes ou des métaphores)
sont un précieux outil pour comprendre la conception de l'esprit
frappeur concerné par l'interlocuteur·ice. Plus simplement, on peut
aussi être rassuré par le fait que l'autrice soit linguiste (et même
chercheuse au CNRS), donc ne peut pas ne pas être au courant de la
complexité de l'action de traduire. Ce titre a pourtant été
choisi, puisque dans sa première édition le livre s'intitulait
Traité du malentendu.
A travers plusieurs illustrations cliniques observées par l'autrice dans le cadre d'un travail de recherche, l'objet du livre est de
montrer comment les contraintes de communication (présence
indispensable de traducteur·ice·s, absence de termes équivalents d'une
langue à l'autre, plurilinguisme des patient·e·s qui peut nécessiter
plusieurs traducteur·ice·s) permet en fait de mieux se comprendre, mieux
en tout cas que si les interlocuteur·ice·s avaient échangé dans un
langage commun ("On dit souvent que les situations de contact entre
cultures sont propices aux malentendus. En fait, elles sont surtout
propices aux repérages des erreurs de compréhension"). Ainsi, la
mère qui finit par proposer le terme de kimpi ("c'est comme
si on lui avait introduit quelque chose dans le corps... dans la tête
plus que dans le corps, d'ailleurs") pour sa fille (qui
inquiète l'institutrice car elle ne parle jamais à l'école) parce
que ses deux premières propositions ("garçon manqué" et "la
tête, ça marche pas") ne sont pas satisfaisantes propose une
étiologie plutôt que de décrire des faits, ce qui permet à la
thérapie d'avancer. Dans une autre situation, une patiente rechigne
à utiliser le mot "manger" pour parler de l'ensorcellement dont
elle a rêvé avoir été victime, le remplaçant par "tuer".
Pourtant, dans sa langue, il existe bien deux mots distincts pour
désigner "manger" et "tuer", y compris pour parler de tuer par
ensorcellement. Seulement, parler devant un auditoire blanc de manger
ravivait pour la patiente les clichés racistes sur le cannibalisme
des Noirs. Une conversation entre les différents intervenant·e·s pour
éclairer la différence entre tuer et manger a permis de donner plus
de clarté au rêve de la patiente, en dévoilant un sens
volontairement implicite du rapport à la sorcellerie qu'implique le
terme manger. La langue, de même que le nom, fait également partie
de l'identité. En révélant pendant la séance que sa langue
maternelle était tel dialecte précis (et que le dialecte qu'elle
disait sien était en fait celui de son mari, comme un dialecte par
alliance ou d'intégration), une patiente a éclairé un conflit
personnel qui rejaillissait sur ses enfants. La contrainte, qui a
donc l'avantage de permettre bien des choses, peut même être
induite délibérément : une autre patiente était prise au
dépourvu qu'on lui demande de s'exprimer en arabe, alors qu'elle
parlait couramment le français. La situation la déstabilisait
suffisamment pour qu'elle traduise spontanément... les propos de la
traductrice! Elle n'aurait pourtant pas nécessairement exprimé les
même choses si elle avait plutôt parlé en français.
Au delà des situations cliniques très spécifiques évoquées
(même si les développements théoriques qui suivent sont plus
généraux), le livre offre une vision plus large de la communication
en général, et de l'intérêt que peut avoir le malentendu
lorsqu'il est identifié. Même si son cadre est la situation très
spécifique de la consultation ethnopsychiatrique, il n'intéressera
pas seulement le·a psychologue clinicien·ne.
Bel article sur un sujet passionnant, parce qu'il touche au moins à deux points fondamentaux. La traduction tout d'abord, la confrontation culturelle ensuite. Traduction, trahison, comme disent les italiens ... puisque dans la traduction, il y a toujours une partie de soi-même qu'on abandonne, ce qui est magnifiquement expliqué dans le cas de la locutrice arabe... Toute langue est une culture, toute culture est un bain, et aucune n'est interchangeable. Il faut pourtant traduire, parce que l'échange est indispensable, aussi indispensable que les fautes que l'on commet en traduisant. Voilà donc la tâche (et la tache) du traducteur : humble et ambitieuse.
RépondreSupprimerAller vers l'autre n'est pas seulement affaire de bon sentiment. Il faut aussi accepter de perdre ses propres repères, ceux que l'on s'est forgé en s'appuyant sur sa propre culture, en nous l'appropriant avec difficulté avant de se rendre compte que la confrontation avec l'autre nous imposait de nous en défaire.
Mais c'est précisément en se confrontant aux mots de l'autre, que l'on arrive à comprendre les siens propres et de là, à savoir d'où on vient et d'où l'on ne vient pas. Un chantier infini et passionnant.
Merci pour cette approche