Ecrit à l'initiative de Tobie Nathan, cet ouvrage a pour
préoccupation d'entamer un débat de fond sur le fonctionnement des
psychothérapies, dont l'usage et les variantes ("de
psychothérapies, il en existe des centaines") augmentent de façon
exponentielle. Plutôt que de s'attarder sur un modèle de
psychothérapie en particulier, ou de se limiter à trois ou quatre à
l'exclusion de toutes les autres (des centaines moins trois ou
quatre, donc, ce qui fait quand même beaucoup), le livre s'organise
en posant quatre questions. Tobie Nathan donnera des éléments pour
identifier ce que fait réellement le thérapeute, Alain Blanchet se
demandera avec vous si on peut évaluer le type d'interaction qu'il
établit avec ses client·e·s (tiens, il ne dit pas "patient·e·s"...),
Serban Ionescu vous dira tout ce que vous vouliez savoir (et
peut-être même ce que vous ne vouliez pas savoir) sans oser le
demander sur l'évaluation des psychothérapies, et Nathalie Zajde
éclairera les différentes positions envers la notion de
traumatisme.
Tobie Nathan établit longuement une comparaison (points communs et
différences) entre les psychothérapies d'orientation spiritualistes
(le responsable du trouble psychique est un être surnaturel) et les
psychothérapies d'orientation scientifique (celles qu'on étudie, ou
en tout cas qu'on a la possibilité d'étudier, en fac de psycho),
pour conclure sur un développement qui éclaire le fonctionnement de
la psychothérapie ethnopsychiatrique, qui utilise les deux à
travers un travail d'équipe entre spécialistes (ce n'est pas
particulièrement précisé ni sur la couverture ni sur le 4ème de
couverture, mais, pour le plus grand bonheur ou la plus grande
affliction des lecteur·ice·s, les apports théoriques de l'ethnopsychiatrie
sont très présents dans ce livre). Le rôle du diagnostic, dit
"interprétation" du trouble (vous êtes malade à cause d'un
traumatisme/d'un conflit inconscient/des neurotransmetteurs/du
karma/du capitalisme/de Sauron), est
considéré comme particulièrement central : elle donne un
statut d'expert·e·s aux thérapeutes, et retire l'expertise aux patient·e·s
- "l'art de l'inversion d'expertise". Deux vignettes cliniques sont
données, où le patient dans un cas investit enfin la thérapie,
dans l'autre est soigné après des années d'efforts de bonne
volonté mais infructueux de sa part et de celle du thérapeute, après
que lesdits patients aient été pris au dépourvu par une
proposition thérapeutique sortie de nulle part et l'air sûr de lui de l'auteur de la
proposition. Un mot quand même sur les vignettes cliniques du
premier chapitre : Nathan précise que ces situations ne sont
pas vraiment arrivées, mais sont un mix de différentes vraies
situations, donc que selon son expérience clinique elles sont
parfaitement plausibles, débrouillez vous avec ça (oui, je sais,
dans Le livre du ça de Groddeck c'est exactement pareil et je
trouvais ça super astucieux... je vous en pose, des questions?). Si
l'interprétation est conforme aux attentes des patient·e·s (parce qu'elle
a "diffusé dans le corps social"), donc, "elle a perdu une grande
partie de son intérêt thérapeutique". Vous avez bien compris ce
que ça implique : "une interprétation se définit par sa
fonction et non pas son contenu", rangez-moi cette tablette
d'antidépresseurs et prescrivez du chocolat noir (ou des séries de
pompes, si le·a patient·e vous a saoulé). Passé cette introduction,
Tobie Nathan s'attarde sur les thérapies que les scientifiques
jugeraient basées sur la superstition, en donnant divers exemples
détaillés, issus de régions du globe et de religions très
différentes les unes des autres, qui éclairent ce qu'il a dit plus
tôt. C'est l'occasion de montrer que la formation technique, et les
procédures, sont aussi exigeantes que pour les psychothérapies
scientifiques : si exotique que cela paraisse à celui ou celle qui n'est
pas sensible aux théories sous-jacentes, le·a thérapeute ne fait pas
n'importe quoi, et est l'auteur·ice de guérisons réelles. Les
psychothérapies sont aussi, nécessairement, inscrites dans la
société : c'est l'appartenance à une communauté de soignant·e·s
qui légitime un·e soignant·e en particulier, et des ressources
industrielles sont même impliquées, puisqu'il faut bien produire le
matériel, les gri-gris, des soignants en question (livres, amulettes, ritaline, …). Des différences existent toutefois,
justement, dans la formation : les thérapies que Nathan fait
découvrir aux lecteur·ice·s sont souvent apprises après des rituels
initiatiques éprouvants (qui ont pour effet sur l'initié·e "de ne
lui laisser d'autre issue pour survivre que l'affiliation", ce qui
rend la transmission purement théorique absurde aux yeux de ces
soignant·e·s -"raconter n'a aucun sens pour qui a été construit
dans le but de modifier"-). Il arrive aussi que le·a thérapeute soit
entré·e dans cet univers par sa propre maladie ("un malade est
toujours un quasi-adepte", "les malades sont des militants
spontanés des philosophies et des idéologies"). Ces éléments
évoquent par certains aspects la psychanalyse (l'analyse didactique
indispensable dont seul Freud a été dispensé, ce qui est un
élément bien pratique pour faire du Freud-bashing facile, le fait
que pour Lacan l'objectif même de l'analyse est de former un·e
analyste, …), mais dans une mesure que Tobie Nathan ne juge en rien
comparable. Le fait d'avoir été emmené en voyage dans des univers
où les psychothérapies consistent à ouvrir le ventre d'un poulet
et le foutre sur la tête du ou de la patient·e (qui se verra gracieusement
accorder une douche après) ou à vendre une amulette après avoir lu
une phrase dans un livre religieux ouvert à une page au hasard aide
à comprendre le travail d'équipe nécessaire en ethnopsychiatrie :
quelqu'un pour qui toute sa vie ces éléments ont été science et
non pas exotisme (Devereux déplore le complexe de supériorité
occidental, qui range spontanément dans la superstition les
découvertes faites en étudiant diverses populations) aura de la
même façon du mal à prendre soudainement au sérieux des histoires
de complexe d'Oedipe ou de neurotransmetteurs ("pour décrire la
relation entre un "psy" occidental et un patient immigré africain,
qu'on ne vienne pas évoquer l'écoute ou l'empathie").
Elaborer ses symptômes avec des professionnel·le·s qui connaissent les
deux permet d'articuler les différents apports, et finalement de
parler un langage cohérent.
Le chapitre suivant, celui d'Alain Blanchet, a certaines ressemblances avec celui de Tobie Nathan, en particulier du fait qu'il parle
de l'aspect le plus concret des psychothérapies en restant, dans la
mesure du possible, général. Les psychothérapies "se déroulent
dans un cadre, mettent en œuvre des modes de communication distincts
de ceux qui caractérisent d'autres situations sociales d'échange,
et toutes ont pour objectif d'améliorer l'état psychique du
patient", en particulier à l'aide d'une réorganisation de sa
perception du monde (modification et restructuration de la pensée).
Toute psychothérapie implique un cadre, fixé par le·a thérapeute, et
une relation, dans ce cadre, entre quelqu'un qui sait et quelqu'un
qui ne sait pas ("la psychanalyse réactive davantage une relation
parentale, la thérapie cognitive une relation éducative et la
thérapie systémique une relation groupale"). Aux nombreuses
considérations générales sur les mécanismes à l’œuvre dans une
psychothérapie ("a) la psychothérapie est plus efficace que
l'absence de traitement ; b) les psychothérapies d'orientations
théoriques différentes sont en général aussi efficaces les unes
que les autres", "Les théories thérapeutiques ont donc une faible
valeur scientifique. Par contre, leur rôle est fondamental", …)
s'ajoutent des détails très techniques sur la prise de parole (et
la prise de silence, je viens de l'inventer mais c'est super classe)
des thérapeutes, en particulier sur les différents types de relance
(différence entre reflet et écho, registre modal -relance sur
l'état psychologique des patient·e·s- et registre référentiel -relance
sur la description d'un état du monde-, …). Si effectuer une
interprétation dans sa relance est un risque, se contenter de
répéter ce qu'a dit le·a patient·e sur un ton d'interrogation, ou
introduire sa relance par "est-ce que", peut être perçu comme une
désapprobation du contenu par le·a thérapeute. C'est ce chapitre qui
concerne le plus directement l'entretien clinique, avec en plus de
vrais extraits d'entretien dedans.
Serban Ionescu, de son côté, fait un bilan de l'évaluation des
psychothérapies depuis le siècle dernier, avec l'évolution des
méthodes et de la perception de l'évaluation. Les évaluations
varient selon le nombre de sujets étudiés, la sélection des sujets
(pour évaluer la psychanalyse, une étude a par exemple exclu les
patient·e·s traité·e·s moins de six mois, considéré·e·s comme ayant
abandonné le traitement), les résultats qu'on choisira de mesurer (disparition du
symptôme, satisfaction des patient·e·s, bien-être général avant et
après, …). Se pose bien entendu également le problème de la
stabilité du résultat : l'évaluer implique la
disponibilité des sujets et des chercheur·se·s des années après la
guérison. De nombreux détails sont fournis pour chaque étude
évoquée, mais le chapitre ne concerne pas uniquement les études
statistiques, les études de cas étant depuis son existence un
pilier de la psychologie clinique. La méthodologie, l'intérêt et
les limites de l'étude de cas seront ainsi largement discutés (par
exemple, "l'étude d'un seul cas peut être utile (aussi utile
que l'étude d'une population de mille cas) lorsque les données
obtenues infirment une hypothèse, en découvrant des faits
qui permettent de la rejeter"). Conformément à des remarques que
Freud avait déjà faites il y a un temps certain (les statistiques sont utiles à condition d'en faire sur un très grand nombre, mais rien ne remplace l'étude de cas), Ionescu insiste
sur le fait qu' "un rapprochement entre cliniciens-practiciens et
chercheurs en clinique est souhaitable et inévitable". Il est très
regrettable que ce chapitre ait été écrit avant 2005 et le fameux
rapport sur l'efficacité des psychothérapies qui avait fait
scandale en lui-même pour les uns, et dont l'enterrement avait fait
scandale pour les autres, sur lequel l'auteur aurait probablement eu
beaucoup de choses à dire, mais lui avec neutralité, enfin neutralité c'est peut être pas possible mais avec impartialité.
Dans son chapitre sur le traumatisme, Nathalie Zajde reprend les
données connues actuellement (actuellement, c'est actuellement en
1998) sur le traumatisme (critères du DSM IV, approche
psychanalytique et son évolution depuis Etudes sur l'hystérie),
mais s'attarde aussi sur deux types de traumatisme induits
volontairement, l'un dont l'objectif est de diminuer la personne
concernée (la torture), l'autre dont l'objectif est de la grandir
(le rituel initiatique). L'autrice rappelle que la pratique de la
torture était déjà très codifiée à l'époque de l'Inquisition,
et que ça n'a pas changé depuis. Elle précise aussi qu' "il
arrive souvent que l'on rencontre le même type de professionnels
dans les pratiques de torture et les pratiques thérapeutiques :
des médecins, des psychiatres et des psychologues" (elle
rappelle juste après que, même s'il est nécessaire de comprendre
le fonctionnement de la torture pour mieux soigner ses victimes, il
est du devoir de tout psychologue de s'y opposer fermement, au cas où
des lecteur·ice·s auraient compris de travers). La torture consiste, selon
des règles strictes, à faire perdre à la victime ses repères
géographiques (enlèvement, enfermement), sensoriels (isolement, drogues), moraux (tabous religieux ou autres, ...), à la
terrifier (simulacres d'exécution, menaces envers les proches),
l'humilier, lui infliger des douleurs si intenses qu'elles seront
indescriptibles, et à la rendre complice du bourreau (délation,
participation à la torture d'autres prisonnier·ère·s, …), …
L'individu est nié dans la démarche même de la torture (à travers
le bourreau qui torture sa victime, c'est le groupe d'appartenance du
bourreau qui diminue le groupe d'appartenance de la victime), et la
victime s'en trouve en effet modifiée après ("que la victime soit
une Juive survivante d'Auschwitz, un Khmer bouddhiste du Cambodge
torturé par les Khmers rouges, un Roumain victime de la Securitate,
un Peul de Guinée Conakry rescapé des geôles ou une
révolutionnaire chilienne survivante des prisons de la Junte, tous,
après être passés par la torture, semblent tenir le même
discours, comme s'ils avaient été dénaturés, simplifiés"). Le
traumatisme induit par l'initiation a pour objet, au contraire,
d'inclure dans un groupe. Il concerne surtout des sociétés qui
considèrent la vie comme faite de discontinuités : le passage
d'une étape à une autre implique une métamorphose, ce qui peut
éventuellement passer par des épreuves de résistance physique, de
douleur, d'humiliations... Même hors de ces cas particuliers, la
notion de traumatisme s'inscrit toujours dans la société par le
besoin des victimes d'une reconnaissance historique, juridique
(compensation financière), thérapeutique, … En ce qui concerne la
définition purement clinique du traumatisme, l'autrice s'attarde en
particulier sur le travail de Sandor Ferenczi, à la fois précurseur
de la future description du stress post-traumatique dans le DSM IV et
de l'approche analytique contemporaine du traumatisme.
Hormis quelques passages particulièrement techniques ("dans
le cas du plan A-B-A-B-BC-B-BC, la première partie (A-B-A-B) permet
de déterminer l'impact de B et la seconde partie (BC-B-BC) est
destinée à comparer l'impact de B à celui de BC"... c'est
fou, c'est exactement ce que j'allais dire!), le livre se lit vite,
et les quatre chapitres peuvent parfaitement se lire séparément.
L'approche est originale mais rigoureuse.
Passionnant de bout en bout, mais j'en retiens surtout ce qui est dit sur la torture et l'appartenance à un groupe... Défaire l'individu de son identité en l'isolant ce qui a pour conséquence de légitimer le groupe du bourreau.
RépondreSupprimerJe ne pense pas que la torture légitime le groupe du bourreau... il arrive souvent qu'il y ait une propagande justement pour reprocher les tortures les plus insoutenables et infamantes à l'adversaire, tout en niant avoir torturé soi-même (ou alors strictement pas obligation, en sacrifiant son humanisme pour sauver par anticipation des vies innocentes... argument moyennement convaincant, la torture est un moyen de renseignement peu efficace -Zimbardo en parle dans un livre résumé sur ce blog-). Le bourreau (Nathalie Zajde en parle aussi) ne sort pas non plus indemne de la torture : Klaus Barbie, par exemple, buvait constamment pendant qu'il "interrogeait" des résistants (on en revient à l'efficacité : le n°2 de la Gestapo lyonnaise s'alcoolise quand il torture des résistants hauts placés, c'est dire s'il compte là-dessus pour avoir des informations déterminantes)... ce qui ne l'a pas empêché, des années plus tard, de dispenser obligeamment des formations pour la dictature bolivienne.
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