vendredi 9 mai 2014

Psychothérapies, de Tobie Nathan, Alain Blanchet, Serban Ionescu et Nathalie Zajde



  Ecrit à l'initiative de Tobie Nathan, cet ouvrage a pour préoccupation d'entamer un débat de fond sur le fonctionnement des psychothérapies, dont l'usage et les variantes ("de psychothérapies, il en existe des centaines") augmentent de façon exponentielle. Plutôt que de s'attarder sur un modèle de psychothérapie en particulier, ou de se limiter à trois ou quatre à l'exclusion de toutes les autres (des centaines moins trois ou quatre, donc, ce qui fait quand même beaucoup), le livre s'organise en posant quatre questions. Tobie Nathan donnera des éléments pour identifier ce que fait réellement le thérapeute, Alain Blanchet se demandera avec vous si on peut évaluer le type d'interaction qu'il établit avec ses client·e·s (tiens, il ne dit pas "patient·e·s"...), Serban Ionescu vous dira tout ce que vous vouliez savoir (et peut-être même ce que vous ne vouliez pas savoir) sans oser le demander sur l'évaluation des psychothérapies, et Nathalie Zajde éclairera les différentes positions envers la notion de traumatisme.

Tobie Nathan établit longuement une comparaison (points communs et différences) entre les psychothérapies d'orientation spiritualistes (le responsable du trouble psychique est un être surnaturel) et les psychothérapies d'orientation scientifique (celles qu'on étudie, ou en tout cas qu'on a la possibilité d'étudier, en fac de psycho), pour conclure sur un développement qui éclaire le fonctionnement de la psychothérapie ethnopsychiatrique, qui utilise les deux à travers un travail d'équipe entre spécialistes (ce n'est pas particulièrement précisé ni sur la couverture ni sur le 4ème de couverture, mais, pour le plus grand bonheur ou la plus grande affliction des lecteur·ice·s, les apports théoriques de l'ethnopsychiatrie sont très présents dans ce livre). Le rôle du diagnostic, dit "interprétation" du trouble (vous êtes malade à cause d'un traumatisme/d'un conflit inconscient/des neurotransmetteurs/du karma/du capitalisme/de Sauron), est considéré comme particulièrement central : elle donne un statut d'expert·e·s aux thérapeutes, et retire l'expertise aux patient·e·s - "l'art de l'inversion d'expertise". Deux vignettes cliniques sont données, où le patient dans un cas investit enfin la thérapie, dans l'autre est soigné après des années d'efforts de bonne volonté mais infructueux de sa part et de celle du thérapeute, après que lesdits patients aient été pris au dépourvu par une proposition thérapeutique sortie de nulle part et l'air sûr de lui de l'auteur de la proposition. Un mot quand même sur les vignettes cliniques du premier chapitre : Nathan précise que ces situations ne sont pas vraiment arrivées, mais sont un mix de différentes vraies situations, donc que selon son expérience clinique elles sont parfaitement plausibles, débrouillez vous avec ça (oui, je sais, dans Le livre du ça de Groddeck c'est exactement pareil et je trouvais ça super astucieux... je vous en pose, des questions?). Si l'interprétation est conforme aux attentes des patient·e·s (parce qu'elle a "diffusé dans le corps social"), donc, "elle a perdu une grande partie de son intérêt thérapeutique". Vous avez bien compris ce que ça implique : "une interprétation se définit par sa fonction et non pas son contenu", rangez-moi cette tablette d'antidépresseurs et prescrivez du chocolat noir (ou des séries de pompes, si le·a patient·e vous a saoulé). Passé cette introduction, Tobie Nathan s'attarde sur les thérapies que les scientifiques jugeraient basées sur la superstition, en donnant divers exemples détaillés, issus de régions du globe et de religions très différentes les unes des autres, qui éclairent ce qu'il a dit plus tôt. C'est l'occasion de montrer que la formation technique, et les procédures, sont aussi exigeantes que pour les psychothérapies scientifiques : si exotique que cela paraisse à celui ou celle qui n'est pas sensible aux théories sous-jacentes, le·a thérapeute ne fait pas n'importe quoi, et est l'auteur·ice de guérisons réelles. Les psychothérapies sont aussi, nécessairement, inscrites dans la société : c'est l'appartenance à une communauté de soignant·e·s qui légitime un·e soignant·e en particulier, et des ressources industrielles sont même impliquées, puisqu'il faut bien produire le matériel, les gri-gris, des soignants en question (livres, amulettes, ritaline, …). Des différences existent toutefois, justement, dans la formation : les thérapies que Nathan fait découvrir aux lecteur·ice·s sont souvent apprises après des rituels initiatiques éprouvants (qui ont pour effet sur l'initié·e "de ne lui laisser d'autre issue pour survivre que l'affiliation", ce qui rend la transmission purement théorique absurde aux yeux de ces soignant·e·s -"raconter n'a aucun sens pour qui a été construit dans le but de modifier"-). Il arrive aussi que le·a thérapeute soit entré·e dans cet univers par sa propre maladie ("un malade est toujours un quasi-adepte", "les malades sont des militants spontanés des philosophies et des idéologies"). Ces éléments évoquent par certains aspects la psychanalyse (l'analyse didactique indispensable dont seul Freud a été dispensé, ce qui est un élément bien pratique pour faire du Freud-bashing facile, le fait que pour Lacan l'objectif même de l'analyse est de former un·e analyste, …), mais dans une mesure que Tobie Nathan ne juge en rien comparable. Le fait d'avoir été emmené en voyage dans des univers où les psychothérapies consistent à ouvrir le ventre d'un poulet et le foutre sur la tête du ou de la patient·e (qui se verra gracieusement accorder une douche après) ou à vendre une amulette après avoir lu une phrase dans un livre religieux ouvert à une page au hasard aide à comprendre le travail d'équipe nécessaire en ethnopsychiatrie : quelqu'un pour qui toute sa vie ces éléments ont été science et non pas exotisme (Devereux déplore le complexe de supériorité occidental, qui range spontanément dans la superstition les découvertes faites en étudiant diverses populations) aura de la même façon du mal à prendre soudainement au sérieux des histoires de complexe d'Oedipe ou de neurotransmetteurs ("pour décrire la relation entre un "psy" occidental et un patient immigré africain, qu'on ne vienne pas évoquer l'écoute ou l'empathie"). Elaborer ses symptômes avec des professionnel·le·s qui connaissent les deux permet d'articuler les différents apports, et finalement de parler un langage cohérent.

 Le chapitre suivant, celui d'Alain Blanchet, a certaines ressemblances avec celui de Tobie Nathan, en particulier du fait qu'il parle de l'aspect le plus concret des psychothérapies en restant, dans la mesure du possible, général. Les psychothérapies "se déroulent dans un cadre, mettent en œuvre des modes de communication distincts de ceux qui caractérisent d'autres situations sociales d'échange, et toutes ont pour objectif d'améliorer l'état psychique du patient", en particulier à l'aide d'une réorganisation de sa perception du monde (modification et restructuration de la pensée). Toute psychothérapie implique un cadre, fixé par le·a thérapeute, et une relation, dans ce cadre, entre quelqu'un qui sait et quelqu'un qui ne sait pas ("la psychanalyse réactive davantage une relation parentale, la thérapie cognitive une relation éducative et la thérapie systémique une relation groupale"). Aux nombreuses considérations générales sur les mécanismes à l’œuvre dans une psychothérapie ("a) la psychothérapie est plus efficace que l'absence de traitement ; b) les psychothérapies d'orientations théoriques différentes sont en général aussi efficaces les unes que les autres", "Les théories thérapeutiques ont donc une faible valeur scientifique. Par contre, leur rôle est fondamental", …) s'ajoutent des détails très techniques sur la prise de parole (et la prise de silence, je viens de l'inventer mais c'est super classe) des thérapeutes, en particulier sur les différents types de relance (différence entre reflet et écho, registre modal -relance sur l'état psychologique des patient·e·s- et registre référentiel -relance sur la description d'un état du monde-, …). Si effectuer une interprétation dans sa relance est un risque, se contenter de répéter ce qu'a dit le·a patient·e sur un ton d'interrogation, ou introduire sa relance par "est-ce que", peut être perçu comme une désapprobation du contenu par le·a thérapeute. C'est ce chapitre qui concerne le plus directement l'entretien clinique, avec en plus de vrais extraits d'entretien dedans.

 Serban Ionescu, de son côté, fait un bilan de l'évaluation des psychothérapies depuis le siècle dernier, avec l'évolution des méthodes et de la perception de l'évaluation. Les évaluations varient selon le nombre de sujets étudiés, la sélection des sujets (pour évaluer la psychanalyse, une étude a par exemple exclu les patient·e·s traité·e·s moins de six mois, considéré·e·s comme ayant abandonné le traitement), les résultats qu'on choisira de mesurer (disparition du symptôme, satisfaction des patient·e·s, bien-être général avant et après, …). Se pose bien entendu également le problème de la stabilité du résultat : l'évaluer implique la disponibilité des sujets et des chercheur·se·s des années après la guérison. De nombreux détails sont fournis pour chaque étude évoquée, mais le chapitre ne concerne pas uniquement les études statistiques, les études de cas étant depuis son existence un pilier de la psychologie clinique. La méthodologie, l'intérêt et les limites de l'étude de cas seront ainsi largement discutés (par exemple, "l'étude d'un seul cas peut être utile (aussi utile que l'étude d'une population de mille cas) lorsque les données obtenues infirment une hypothèse, en découvrant des faits qui permettent de la rejeter"). Conformément à des remarques que Freud avait déjà faites il y a un temps certain (les statistiques sont utiles à condition d'en faire sur un très grand nombre, mais rien ne remplace l'étude de cas), Ionescu insiste sur le fait qu' "un rapprochement entre cliniciens-practiciens et chercheurs en clinique est souhaitable et inévitable". Il est très regrettable que ce chapitre ait été écrit avant 2005 et le fameux rapport sur l'efficacité des psychothérapies qui avait fait scandale en lui-même pour les uns, et dont l'enterrement avait fait scandale pour les autres, sur lequel l'auteur aurait probablement eu beaucoup de choses à dire, mais lui avec neutralité, enfin neutralité c'est peut être pas possible mais avec impartialité.

 Dans son chapitre sur le traumatisme, Nathalie Zajde reprend les données connues actuellement (actuellement, c'est actuellement en 1998) sur le traumatisme (critères du DSM IV, approche psychanalytique et son évolution depuis Etudes sur l'hystérie), mais s'attarde aussi sur deux types de traumatisme induits volontairement, l'un dont l'objectif est de diminuer la personne concernée (la torture), l'autre dont l'objectif est de la grandir (le rituel initiatique). L'autrice rappelle que la pratique de la torture était déjà très codifiée à l'époque de l'Inquisition, et que ça n'a pas changé depuis. Elle précise aussi qu' "il arrive souvent que l'on rencontre le même type de professionnels dans les pratiques de torture et les pratiques thérapeutiques : des médecins, des psychiatres et des psychologues" (elle rappelle juste après que, même s'il est nécessaire de comprendre le fonctionnement de la torture pour mieux soigner ses victimes, il est du devoir de tout psychologue de s'y opposer fermement, au cas où des lecteur·ice·s auraient compris de travers). La torture consiste, selon des règles strictes, à faire perdre à la victime ses repères géographiques (enlèvement, enfermement), sensoriels (isolement, drogues), moraux (tabous religieux ou autres, ...), à la terrifier (simulacres d'exécution, menaces envers les proches), l'humilier, lui infliger des douleurs si intenses qu'elles seront indescriptibles, et à la rendre complice du bourreau (délation, participation à la torture d'autres prisonnier·ère·s, …), … L'individu est nié dans la démarche même de la torture (à travers le bourreau qui torture sa victime, c'est le groupe d'appartenance du bourreau qui diminue le groupe d'appartenance de la victime), et la victime s'en trouve en effet modifiée après ("que la victime soit une Juive survivante d'Auschwitz, un Khmer bouddhiste du Cambodge torturé par les Khmers rouges, un Roumain victime de la Securitate, un Peul de Guinée Conakry rescapé des geôles ou une révolutionnaire chilienne survivante des prisons de la Junte, tous, après être passés par la torture, semblent tenir le même discours, comme s'ils avaient été dénaturés, simplifiés"). Le traumatisme induit par l'initiation a pour objet, au contraire, d'inclure dans un groupe. Il concerne surtout des sociétés qui considèrent la vie comme faite de discontinuités : le passage d'une étape à une autre implique une métamorphose, ce qui peut éventuellement passer par des épreuves de résistance physique, de douleur, d'humiliations... Même hors de ces cas particuliers, la notion de traumatisme s'inscrit toujours dans la société par le besoin des victimes d'une reconnaissance historique, juridique (compensation financière), thérapeutique, … En ce qui concerne la définition purement clinique du traumatisme, l'autrice s'attarde en particulier sur le travail de Sandor Ferenczi, à la fois précurseur de la future description du stress post-traumatique dans le DSM IV et de l'approche analytique contemporaine du traumatisme.

Hormis quelques passages particulièrement techniques ("dans le cas du plan A-B-A-B-BC-B-BC, la première partie (A-B-A-B) permet de déterminer l'impact de B et la seconde partie (BC-B-BC) est destinée à comparer l'impact de B à celui de BC"... c'est fou, c'est exactement ce que j'allais dire!), le livre se lit vite, et les quatre chapitres peuvent parfaitement se lire séparément. L'approche est originale mais rigoureuse.

2 commentaires:

  1. Passionnant de bout en bout, mais j'en retiens surtout ce qui est dit sur la torture et l'appartenance à un groupe... Défaire l'individu de son identité en l'isolant ce qui a pour conséquence de légitimer le groupe du bourreau.

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  2. Je ne pense pas que la torture légitime le groupe du bourreau... il arrive souvent qu'il y ait une propagande justement pour reprocher les tortures les plus insoutenables et infamantes à l'adversaire, tout en niant avoir torturé soi-même (ou alors strictement pas obligation, en sacrifiant son humanisme pour sauver par anticipation des vies innocentes... argument moyennement convaincant, la torture est un moyen de renseignement peu efficace -Zimbardo en parle dans un livre résumé sur ce blog-). Le bourreau (Nathalie Zajde en parle aussi) ne sort pas non plus indemne de la torture : Klaus Barbie, par exemple, buvait constamment pendant qu'il "interrogeait" des résistants (on en revient à l'efficacité : le n°2 de la Gestapo lyonnaise s'alcoolise quand il torture des résistants hauts placés, c'est dire s'il compte là-dessus pour avoir des informations déterminantes)... ce qui ne l'a pas empêché, des années plus tard, de dispenser obligeamment des formations pour la dictature bolivienne.

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