samedi 24 janvier 2015

Le développement de la personne, de Carl Rogers



Dans cet ouvrage, Rogers publie divers articles, écrits personnels, textes de conférences, qu'il ressent l'envie de partager ou qui lui sont parfois demandés, et qu'il regroupe pour l'occasion sur un même support. Bien que les textes soient regroupés par thème et que chacun bénéficie d'une brève introduction sur son contexte d'écriture, ils varient beaucoup sur la période d'écriture, l'intention, le public visé, la longueur...

 Un thème particulièrement récurrent est le rapport à la science. La brève autobiographie qui ouvre l'ouvrage, au delà de son intérêt people (l'avocat de la liberté comme moteur du développement personnel a eu une éducation religieuse extrêmement stricte -même boire du soda, c'était un truc de dépravé·e- selon laquelle le but dans la vie était de travailler dur), éclaire d'ailleurs son parcours théorique : la lecture, ado, de livres d'agronomie poussés alors qu'il vivait dans la ferme de ses parents, lui a donné l'occasion très tôt d'avoir une approche concrète des sciences expérimentales, et s'il s'est dirigé vers la psychologie après avoir voulu être prêtre, un cours de religion consistant en des échanges entre étudiant·e·s (suite à un coup d'Etat -enfin, un coup d'Université, par ailleurs non violent- desdit·e·s étudiant·e·s) l'a marqué. Et s'il admet qu'il lui arrive de ne pas être extrêmement enthousiaste envers l'évaluation des hypothèses (heureusement qu'il le dit, parce que ça ne se voit pas beaucoup!), il la prend très au sérieux y compris dans l'approche qui est la sienne (qui pourrait sembler incompatible). Il va même plus loin : "un corpus croissant de connaissances vérifiables objectivement dans le domaine de la psychothérapie créera les conditions qui permettront la disparition progressive des "écoles" en psychothérapie, y compris celle-ci", "Aujourd'hui en médecine il n'y a pas une "école du soin par la pénicilline" qui s'opposerait à une autre école thérapeutique". Mieux, c'est précisément l'évaluation scientifique qui permet de constater que "rien n'indique que le thérapeute froidement intellectuel, qui centre son travail sur l'analyse de faits, est efficace". Le livre s'achève d'ailleurs sur deux textes qu'il a écrits après un débat avec Skinner, frustré que ledit débat n'ait pas été fructueux car, malgré la bonne volonté des deux protagonistes, chacun était trop accroché à ses positions. S'il n'y nie pas que les sciences du comportement soient un outil qui non seulement s'est déjà révélé redoutablement efficace pour contrôler l'individu, mais en plus n'en est qu'à ses balbutiements (il fait remarquer qu'à la fin du XIXème siècle personne ne croyait les scientifiques qui projetaient de faire voler des objets plus lourds que l'air, alors que dans les années 50, si les scientifiques disent qu'ils pourront envoyer un satellite dans l'espace, les gens demandent simplement quand), il est on ne peut plus explicite sur le fait que pour lui, Walden 2, réalisable ou non, n'est certainement pas une utopie souhaitable ("Pour moi c'est un pseudo-modèle de vie qui inclut tout sauf ce qui fait qu'elle vaut la peine d'être vécue") : les progrès en psychologie doivent donner aux gens les moyens d'être libres, et non les parquer dans un modèle conformiste de bonheur.

 Un chapitre formalise d'ailleurs le développement personnel que permet la thérapie centrée sur la personne, en la schématisant en sept étapes, partant pour les individus les plus en difficulté d'un refus de parler de soi, de l'absence de reconnaissance de ses propres sentiments, d'une grande rigidité mentale, d'un blocage sur la communication interne, de la relation avec les autres perçue comme un danger et l'absence de désir de changer (d'ailleurs je vais très bien il n'y a aucun problème) -ces individus n'iront probablement pas d'eux-mêmes consulter un thérapeute-, à une étape sept (que le·a client·e peut atteindre tout·e seul·e une fois qu'iel a suffisamment progressé, même si la thérapie peut faciliter les choses) où les sentiments sont acceptés tels qu'ils sont ressentis et où la personne se les approprie, les idées sont perçues comme subjectives et sont remises en question avec l'expérience du quotidien, et la communication interne est claire. Rogers, qui a aussi enseigné, a appliqué ces principes à l'éducation. Sans pour autant s'approprier la citation de Montaigne "Enseigner un enfant, ce n'est pas remplir un vase, c'est allumer un feu" (en dehors du fait qu'il ait enseigné à des adultes, il concède que remplir un vase il faut bien le faire aussi, que les techniques élaborées par Skinner semblent ce qu'il y a de mieux pour remplir des vases, et laisse le débat ouvert sur la proportion souhaitable de l'enseignement entre, pour simplifier, compétences et connaissances), il laisse les étudiant·e·s choisir comment le cours se déroulera, l'enseignant·e ne faisant qu'écouter (oui, vous avez bien lu, c'est l'enseignant·e qui écoute, ça fait un peu bizarre quand même) et mettre à dispositions ses connaissances et éventuels outils pédagogiques. Rogers donne une illustration qui tient toutes ses promesses, sous la forme d'une retranscription d'un cours qu'il a dirigé, par l'un des étudiants lui-même spécialiste de l'éducation et qui, bien que plutôt orienté vers les pédagogies qui font confiance à l'élève, a eu plus d'une occasion d'être pris au dépourvu. C'était évoqué dans le chapitre concerné de Client-Centered Therapy : au début, les élèves n'apprécient pas du tout, mais alors pas du tout, qu'on ne leur explique pas ce qu'ils doivent faire. Rogers passe donc les premiers cours à se faire limite engueuler (avantage de voir l'événement rapporté par une tierce personne : l'auteur du chapitre constate que -alors qu'il s'attendait probablement à ce que ça se passe comme ça- Rogers semble plus affecté par la situation qu'il ne l'admet), même si un des élèves constate : "On est en train de faire de l'enseignement centré sur Rogers, pas centré sur l'étudiant". Quand iels ne sont pas occupés à expliquer à Rogers qu'il ne remplit pas son rôle de prof, les étudiant·e·s sont occupé·e·s à faire du n'importe quoi : l'un·e dit quelque chose, un·e second·e dit quelque chose qui n'a rien à voir, et un·e troisième enchaîne sur un sujet qui n'a pas le moindre rapport avec ceux qui viennent d'être évoqués. La première activité effectivement pédagogique s'avérera être... un cours magistral. Rogers fait remarquer aux étudiant·e·s que le texte qu'iels lui demandent de lire est à leur disposition, ils répondent que ce n'est pas pareil si c'est l'auteur qui le lit. S'ensuit une heure de lecture... soporifique. Mais après ces débuts difficiles, les élèves s'approprient effectivement le cours, échangent, partagent leurs ressources, les plus timides osent progressivement s'exprimer, les idées de chacun·e sont écoutées attentivement, des contacts sont gardés après la fin du cours (Rogers fait par ailleurs remarquer dans le chapitre théorique qu'un cours traditionnel a une fin, matérialisée en général par l'évaluation, alors qu'un cours non-directif a plutôt vocation à être un début). L'étudiant qui rapporte son expérience ne tombe pas non plus dans l'angélisme : oui, certain·e·s se trouvaient plus intéressants qu'iels ne l'étaient effectivement et les autres devaient les écouter s'écouter parler (encore que, peut-être moins que dans un contexte plus traditionnel), non, tou·te·s les étudiant·e·s n'étaient pas enchanté·e·s à la fin de l'expérience, oui, des fois ça partait dans tous les sens (mais pas tant que ça). Reste que malgré les débuts éprouvants, il perçoit l'expérience vécue comme un moment formidable ("C'était à la fois de l'enseignement et de la thérapie, et par thérapie, je ne veux pas parler de maladie, mais de quelque chose qu'on pourrait caractériser par un changement sain au niveau personnel, l'acquisition d'une plus grande flexibilité, d'une plus grande ouverture, d'une plus grande capacité d'écoute"). Sur les évaluations scientifiques de sa méthode, Rogers précise que "l'apprentissage factuel, l'acquisition du programme sont plus ou moins équivalents à ce que permet un cours conventionnel. Le groupe centré sur l'étudiant fait preuve de gains significatifs par rapport au groupe contrôle en capacité d'adaptation, en approfondissement spontané du programme enseigné, en créativité et dans la tendance à se prendre en main". Le texte que l'auteur présente lui-même comme le plus court mais, selon ses propres termes, le plus explosif, du livre, concerne d'ailleurs l'éducation. Dans le cadre d'une conférence, il lui était demandé de faire une démonstration d'enseignement centré sur l'étudiant·e. Estimant qu'en deux heures ça n'aurait pas vraiment de sens, après un moment de réflexion, Rogers décide d'exposer de la façon la plus transparente possible les problématiques de la situation d'enseignement qui le touchaient le plus intimement, puis d'ouvrir le débat après ce bref exposé. Le contenu (qui par ailleurs est contradictoire avec le fait qu'il publie des essais) n'était pas particulièrement consensuel ("J'ai la sensation que quelque chose qui peut s'enseigner à quelqu'un d'autre ne peut pas avoir d'importance et a peu ou presque pas d'influence sur le comportement", "J'ai fini par avoir le sentiment que le seul apprentissage qui influence vraiment le comportement est un apprentissage qu'on a découvert et qu'on s'est approprié par soi-même", "je me rends compte qu'être enseignant ne m'intéresse plus", "je me rend compte que tout ce qui m'intéresse, c'est d'apprendre, de préférence des choses qui comptent, qui ont une influence significative sur mon propre comportement", suivi de propositions de balancer par la fenêtre les notes, et même l'enseignement formel), il s'attendait donc à faire réagir, mais là apparemment c'est comme si il avait parlé d'allumettes à un tonneau de poudre à canon. Rogers précise justement, dans un autre chapitre, que trop de passion est un obstacle à l'échange d'idées (et je fais les transitions que je peux). "Plus le sujet tient à cœur, moins il y a de chance que des éléments soient échangés dans la conversation", "la réaction spontanée c'est d'évaluer ce qu'on vient de vous dire, de l'évaluer de votre point de vue, selon vos points de repères". Il sera donc plus productif, dans votre prochain échange par exemple sur un thème qu'on peut ranger dans politique-et-religion (ou ses équivalents psy, comme le traitement de l'autisme ou "la psychanalyse c'est pas une science"), de respirer à fond, de compter jusqu'à 10, puis de faire comme Rogers explique et restituer à l'interlocuteur·ice (calmement) ce qu'iel vient de dire avant de lui répondre (enfin moi je vous laisse faire, j'aime bien Rogers mais je préfère quand même crier, ou alors accuser l'autre de mauvaise foi si iel crie plus fort alors que c'est moi qui ai raison).

 Le livre n'est pas exempt de défauts, par exemple sa structure en vrac (on s'attend presque à trouver une paire de chaussettes ou un bout de sandwich entre deux pages) ou encore le fait que le contenu risque d'être en grande partie obscur ou du moins laborieux à comprendre pour quelqu'un qui n'est pas déjà familier avec la théorie de Rogers, mais certains chapitre valent vraiment le détour... et les chapitres en question ne seront probablement pas les mêmes selon les lecteur·ice·s.

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