Dans cet ouvrage, Rogers
publie divers articles, écrits personnels, textes de conférences,
qu'il ressent l'envie de partager ou qui lui sont parfois demandés,
et qu'il regroupe pour l'occasion sur un même support. Bien que les
textes soient regroupés par thème et que chacun bénéficie d'une
brève introduction sur son contexte d'écriture, ils varient
beaucoup sur la période d'écriture, l'intention, le public visé,
la longueur...
Un thème particulièrement récurrent est le
rapport à la science. La brève autobiographie qui ouvre l'ouvrage,
au delà de son intérêt people (l'avocat de la liberté comme
moteur du développement personnel a eu une éducation religieuse
extrêmement stricte -même boire du soda, c'était un truc de dépravé·e-
selon laquelle le but dans la vie était de travailler dur), éclaire
d'ailleurs son parcours théorique : la lecture, ado, de livres
d'agronomie poussés alors qu'il vivait dans la ferme de ses parents,
lui a donné l'occasion très tôt d'avoir une approche concrète des sciences
expérimentales, et s'il s'est dirigé vers la psychologie après
avoir voulu être prêtre, un cours de religion consistant en des
échanges entre étudiant·e·s (suite à un coup d'Etat -enfin, un coup
d'Université, par ailleurs non violent- desdit·e·s étudiant·e·s) l'a
marqué. Et s'il admet qu'il lui arrive de ne pas être extrêmement
enthousiaste envers l'évaluation des hypothèses (heureusement qu'il le dit, parce
que ça ne se voit pas beaucoup!), il la prend très au sérieux y
compris dans l'approche qui est la sienne (qui pourrait sembler
incompatible). Il va même plus loin : "un corpus croissant de
connaissances vérifiables objectivement dans le domaine de la
psychothérapie créera les conditions qui permettront la disparition
progressive des "écoles" en psychothérapie, y compris
celle-ci", "Aujourd'hui en médecine il n'y a pas une
"école du soin par la pénicilline" qui s'opposerait à une autre
école thérapeutique". Mieux, c'est précisément
l'évaluation scientifique qui permet de constater que "rien
n'indique que le thérapeute froidement intellectuel, qui centre son
travail sur l'analyse de faits, est efficace". Le livre
s'achève d'ailleurs sur deux textes qu'il a écrits après un débat
avec Skinner, frustré que ledit débat n'ait pas été fructueux
car, malgré la bonne volonté des deux protagonistes, chacun était
trop accroché à ses positions. S'il n'y nie pas que les sciences du
comportement soient un outil qui non seulement s'est déjà révélé
redoutablement efficace pour contrôler l'individu, mais en plus n'en
est qu'à ses balbutiements (il fait remarquer qu'à la fin du XIXème
siècle personne ne croyait les scientifiques qui projetaient de
faire voler des objets plus lourds que l'air, alors que dans les
années 50, si les scientifiques disent qu'ils pourront envoyer un
satellite dans l'espace, les gens demandent simplement quand), il est
on ne peut plus explicite sur le fait que pour lui, Walden 2,
réalisable ou non, n'est certainement pas une utopie souhaitable
("Pour moi c'est un pseudo-modèle de vie qui inclut tout sauf ce
qui fait qu'elle vaut la peine d'être vécue") : les progrès
en psychologie doivent donner aux gens les moyens d'être libres, et
non les parquer dans un modèle conformiste de bonheur.
Un chapitre formalise d'ailleurs le développement
personnel que permet la thérapie centrée sur la personne, en la
schématisant en sept étapes, partant pour les individus les plus en
difficulté d'un refus de parler de soi, de l'absence de reconnaissance
de ses propres sentiments, d'une grande rigidité mentale, d'un blocage
sur la communication interne, de la relation avec les autres perçue
comme un danger et l'absence de désir de changer (d'ailleurs je vais
très bien il n'y a aucun problème) -ces individus n'iront
probablement pas d'eux-mêmes consulter un thérapeute-, à une étape
sept (que le·a client·e peut atteindre tout·e seul·e une fois qu'iel a
suffisamment progressé, même si la thérapie peut faciliter les
choses) où les sentiments sont acceptés tels qu'ils sont ressentis
et où la personne se les approprie, les idées sont perçues comme
subjectives et sont remises en question avec l'expérience du
quotidien, et la communication interne est claire. Rogers, qui a
aussi enseigné, a appliqué ces principes à l'éducation. Sans
pour autant s'approprier la citation de Montaigne "Enseigner
un enfant, ce n'est pas remplir un vase, c'est allumer un feu"
(en dehors du fait qu'il ait enseigné à des adultes, il concède
que remplir un vase il faut bien le faire aussi, que les techniques
élaborées par Skinner semblent ce qu'il y a de mieux pour remplir
des vases, et laisse le débat ouvert sur la proportion souhaitable
de l'enseignement entre, pour simplifier, compétences et
connaissances), il laisse les étudiant·e·s choisir comment le cours se
déroulera, l'enseignant·e ne faisant qu'écouter (oui, vous avez bien
lu, c'est l'enseignant·e qui écoute, ça fait un peu bizarre quand
même) et mettre à dispositions ses connaissances et éventuels
outils pédagogiques. Rogers donne une illustration qui tient toutes
ses promesses, sous la forme d'une retranscription d'un cours qu'il a
dirigé, par l'un des étudiants lui-même spécialiste de
l'éducation et qui, bien que plutôt orienté vers les pédagogies
qui font confiance à l'élève, a eu plus d'une occasion d'être
pris au dépourvu. C'était évoqué dans le chapitre concerné de
Client-Centered Therapy : au début, les élèves
n'apprécient pas du tout, mais alors pas du tout, qu'on ne leur
explique pas ce qu'ils doivent faire. Rogers passe donc les premiers
cours à se faire limite engueuler (avantage de voir l'événement
rapporté par une tierce personne : l'auteur du chapitre
constate que -alors qu'il s'attendait probablement à ce que ça se
passe comme ça- Rogers semble plus affecté par la situation qu'il
ne l'admet), même si un des élèves constate : "On est
en train de faire de l'enseignement centré sur Rogers, pas centré
sur l'étudiant". Quand iels ne sont pas occupés à expliquer
à Rogers qu'il ne remplit pas son rôle de prof, les étudiant·e·s sont
occupé·e·s à faire du n'importe quoi : l'un·e dit quelque chose, un·e
second·e dit quelque chose qui n'a rien à voir, et un·e troisième
enchaîne sur un sujet qui n'a pas le moindre rapport avec ceux qui
viennent d'être évoqués. La première activité effectivement
pédagogique s'avérera être... un cours magistral. Rogers fait
remarquer aux étudiant·e·s que le texte qu'iels lui demandent de lire
est à leur disposition, ils répondent que ce n'est pas pareil si
c'est l'auteur qui le lit. S'ensuit une heure de lecture...
soporifique. Mais après ces débuts difficiles, les élèves
s'approprient effectivement le cours, échangent, partagent
leurs ressources, les plus timides osent progressivement s'exprimer,
les idées de chacun·e sont écoutées attentivement, des contacts sont
gardés après la fin du cours (Rogers fait par ailleurs remarquer
dans le chapitre théorique qu'un cours traditionnel a une fin,
matérialisée en général par l'évaluation, alors qu'un cours
non-directif a plutôt vocation à être un début). L'étudiant qui
rapporte son expérience ne tombe pas non plus dans l'angélisme :
oui, certain·e·s se trouvaient plus intéressants qu'iels ne l'étaient
effectivement et les autres devaient les écouter s'écouter parler
(encore que, peut-être moins que dans un contexte plus
traditionnel), non, tou·te·s les étudiant·e·s n'étaient pas enchanté·e·s à
la fin de l'expérience, oui, des fois ça partait dans tous les sens
(mais pas tant que ça). Reste que malgré les débuts éprouvants,
il perçoit l'expérience vécue comme un moment formidable ("C'était
à la fois de l'enseignement et de la thérapie, et par thérapie, je
ne veux pas parler de maladie, mais de quelque chose qu'on pourrait
caractériser par un changement sain au niveau personnel,
l'acquisition d'une plus grande flexibilité, d'une plus grande
ouverture, d'une plus grande capacité d'écoute"). Sur les
évaluations scientifiques de sa méthode, Rogers précise que
"l'apprentissage factuel, l'acquisition du programme sont plus
ou moins équivalents à ce que permet un cours conventionnel. Le
groupe centré sur l'étudiant fait preuve de gains significatifs par
rapport au groupe contrôle en capacité d'adaptation, en
approfondissement spontané du programme enseigné, en créativité
et dans la tendance à se prendre en main". Le texte que l'auteur
présente lui-même comme le plus court mais, selon ses propres termes, le
plus explosif, du livre, concerne d'ailleurs l'éducation. Dans le
cadre d'une conférence, il lui était demandé de faire une
démonstration d'enseignement centré sur l'étudiant·e. Estimant qu'en
deux heures ça n'aurait pas vraiment de sens, après un moment de
réflexion, Rogers décide d'exposer de la façon la plus
transparente possible les problématiques de la situation
d'enseignement qui le touchaient le plus intimement, puis d'ouvrir le
débat après ce bref exposé. Le contenu (qui par ailleurs est
contradictoire avec le fait qu'il publie des essais) n'était pas
particulièrement consensuel ("J'ai la sensation que quelque chose
qui peut s'enseigner à quelqu'un d'autre ne peut pas avoir
d'importance et a peu ou presque pas d'influence sur le
comportement", "J'ai fini par avoir le sentiment que le seul
apprentissage qui influence vraiment le comportement est un
apprentissage qu'on a découvert et qu'on s'est approprié par
soi-même", "je me rends compte qu'être enseignant ne
m'intéresse plus", "je me rend compte que tout ce qui
m'intéresse, c'est d'apprendre, de préférence des choses qui
comptent, qui ont une influence significative sur mon propre
comportement", suivi de propositions de balancer par la
fenêtre les notes, et même l'enseignement formel), il s'attendait
donc à faire réagir, mais là apparemment c'est comme si il avait
parlé d'allumettes à un tonneau de poudre à canon. Rogers précise
justement, dans un autre chapitre, que trop de passion est un
obstacle à l'échange d'idées (et je fais les transitions que je
peux). "Plus le sujet tient à cœur, moins il y a de chance
que des éléments soient échangés dans la conversation",
"la réaction spontanée c'est d'évaluer ce qu'on vient de
vous dire, de l'évaluer de votre point de vue, selon vos
points de repères". Il sera donc plus productif, dans votre
prochain échange par exemple sur un thème qu'on peut ranger dans
politique-et-religion (ou ses équivalents psy, comme le traitement
de l'autisme ou "la psychanalyse c'est pas une science"), de
respirer à fond, de compter jusqu'à 10, puis de faire comme Rogers
explique et restituer à l'interlocuteur·ice (calmement) ce qu'iel vient
de dire avant de lui répondre (enfin moi je vous laisse faire,
j'aime bien Rogers mais je préfère quand même crier, ou alors
accuser l'autre de mauvaise foi si iel crie plus fort alors que c'est
moi qui ai raison).
Le livre n'est pas exempt de défauts, par exemple
sa structure en vrac (on s'attend presque à trouver une paire de chaussettes ou un bout de sandwich entre deux pages) ou encore le fait que le contenu risque d'être
en grande partie obscur ou du moins laborieux à comprendre pour
quelqu'un qui n'est pas déjà familier avec la théorie de Rogers,
mais certains chapitre valent vraiment le détour... et les chapitres
en question ne seront probablement pas les mêmes selon les lecteur·ice·s.
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