jeudi 26 novembre 2015

Gestalt Therapy Verbatim, de Fritz Perls



 Ce livre est la retranscription d'une intervention orale de Perls, qui présente au public la Gestalt thérapie. Quatre courtes conférences permettent une présentation unilatérale de la théorie, et une seconde partie, bien plus conséquente, consiste en de brèves séances avec le public, pour une pédagogie plus axée sur la pratique. S'il est capable d'expliquer et de justifier solidement sa théorie au besoin, Perls donne en effet une plus grande importance à la pratique, au ressenti, à l'expérience, qu'à l'intellectualisation (ce qu'il appelle la partie "ordinateur" du psychisme) : il met par exemple sur le compte de l'immaturité ("je l'ai écrit en 1951") le fait que son livre Gestalt Therapy soit trop technique et difficile à comprendre, ou encore, à un moment où il demande au public si quelqu'un connaît un concept en particulier, il refuse que la réponse lui soit donnée avec les mots qu'il a lui-même utilisés, considérant que celui qui le fait recrache le concept, qu'il ne l'a pas digéré ("tant que vous ne comprenez pas le sens de ce qu'on fait vous le verrez comme une sorte de technique. Et une technique qui n'est pas comprise devient un truc"). Le livre s'achève sur des extraits d'un stage intensif, où les échanges sont plus complexes, et qui a l'avantage de montrer une même personne dans plusieurs séances consécutives.

 L'objectif de la Gestalt thérapie est assez similaire à celui de la thérapie centrée sur le client de Rogers : l'accomplissement de la personnalité, en dépassant des blocages. Rogers constate que la demande évolue au fil de la thérapie, Perls va dans ce sens en faisant remarquer que l'objectif initial réel des client·e·s est parfois, plutôt que de se débarrasser d'une pathologie, de mieux cohabiter avec cette pathologie. C'est peut-être sur ce point là qu'il est le plus critique de la psychanalyse qui peut consister en des cures extrêmement longues ("la psychanalyse est une maladie qui se fait passer pour un remède"). L'objet de la Gestalt thérapie est résumé dans la prière de la Gestalt thérapie, présentée en intro et qui, vous en conviendrez, n'est pas nécessairement limpide au premier abord (du moins pour en extraire une méthodologie thérapeutique) :
"I do my thing and you do your thing.
I am not in this world to live up to your expectations
And you are not in this world to live up to mine.
You are you and I am I,
And if by chance we find each other, it's beautiful.
If not, it can't be helped."
(traduction en essayant d'être le moins maladroit et approximatif possible : "Je fais ce que j'ai à faire et tu fais ce que tu as à faire. / Je ne suis pas présent au monde pour répondre à tes attentes / Et tu n'es pas présent au monde pour répondre aux miennes. / Tu es toi et je suis moi, / Et si par hasard on se rencontre, c'est magnifique. / Sinon, on n'y peut rien.")

 Les échanges avec le public consistent officiellement en un travail sur les rêves ("la fragmentation de la personnalité humaine ne transparaît nulle part aussi bien que dans le rêve"), mais des souffrances, des impasses, sont parfois identifiées et travaillées avant que le·a patient·e ne raconte son rêve (certains travaillent aussi sur l'oubli du rêve). Si le dispositif évoque un peu la démonstration, le spectacle, le cirque, Perls prévient d'office qu'il ne souhaite échanger qu'avec ceux ou celles qui veulent vraiment avancer... et invite plusieurs personnes à laisser leur place aux suivant·e·s car il identifie une volonté, consciente ou non ("le névrotique, plutôt que de mobiliser ses propres ressources, utilise toute son énergie pour chercher de l'aide en manipulant son environnement"), de le mettre en échec. Le·a volontaire s'assoit donc sur l'une des deux chaises disposées face à Perls, et commence à raconter son rêve. La consigne est de parler au présent (car seul existe réellement l'ici et maintenant, passé et avenir ne peuvent qu'être imaginés), à la première personne, en utilisant des affirmations (plutôt que des questions par exemple), des termes évoquant l'action ("il y a deux grands mensonges : "je veux" et "j'essaye" ") pour éviter de prendre trop de distance avec le contenu. La deuxième chaise n'est pas un élément de décoration : une grande partie du travail consiste en des dialogues, dans lesquels le·a client·e incarnera les deux parties, indiquées au fur et à mesure de la session par le thérapeute, changeant éventuellement de chaise. Il peut s'agir d'un dialogue avec des éléments du rêve (quelqu'un qui rêve qu'il est dans un train avançant en ligne droite et sans fin pourra ainsi successivement incarner les rails, le train, l'horizon, s'adressant soit au ou à la client·e soit à d'autres éléments du rêve -les rails expliquant au train qu'heureusement qu'ils sont là pour l'empêcher d'aller n'importe où, le train répondant avec colère que ce carcan est insupportable, ...-), avec des proches des client·e·s (parents, conjoint·e, …), avec le thérapeute, ce qui est une approche intéressante du transfert ("vous pouvez prendre votre Fritz personnalisé à vous et emmener tout ça avec vous. En plus il en sait beaucoup plus que moi parce que c'est votre création"), … L'extrait de My Mad Fat Diary qui a été pas mal diffusé sur les réseaux sociaux est assez proche de la Gestalt thérapie (on pourrait même dire que le personnage principal de Psychose fait de la Gestalt thérapie sans le savoir, mais pour lui ça ne se passe quand même pas super bien). Perls, comme un metteur en scène (il s'inspire explicitement du psychodrame de Moreno, mais estime que sa méthode est supérieure car le·a client·e, quand iel joue un dialogue, incarne lui ou elle-même différentes dimensions de son propre psychisme plutôt que d'échanger avec des inconnu·e·s) interrompt régulièrement le·a client·e pour lui donner des consignes. Si on peut lever un sourcil sceptique quand il dit qu'il n'interprète pas (pour prendre des distances avec les aspects de la thérapie analytique qui le rebutent) dans la mesure où, quand il demande à son interlocuteur·ice de jouer successivement tel ou tel rôle il a forcément une idée derrière la tête, il est en revanche très clair qu'il est guidé par les émotions et non par le symbolique. Ainsi, à un certain niveau d'avancement, il demande souvent aux client·e·s de répéter plusieurs fois une phrase importante ("Encore. Encore!", "je n'y crois pas") jusqu'à ce qu'elle soit crédible, voire cathartique. Il invite aussi généralement à un certain stade à s'adresser au public, par exemple pour exprimer la colère ou la dévalorisation ("C'est la règle d'or de la Gestalt thérapie : "Fais aux autres ce que tu te fais à toi-même" "), pratique qui a l'inconvénient d'être difficile à mettre en place en thérapie individuelle. Les échanges aboutissent souvent à l'identification des tenants et aboutissants d'une impasse ("c'est typique de l'impasse. On essaye absolument tout pour conserver le status quo, plutôt que de traverser l'impasse") ou d'un conflit, ou encore l'estime de soi. L'estime de soi est un enjeu important de la Gestalt thérapie, à travers les concepts importants de "topdog" (littéralement "le chien du dessus" donc je laisse topdog sinon vous conviendrez que c'est très moche), instance du psychisme perfectionniste qui ne supporte pas la faiblesse, et l'"underdog" (le chien du dessous, donc, mais "underdog" c'est aussi le contraire de "favori") qui cherche (et trouve) des excuses ("Une grande partie de notre lutte est purement imaginaire. On ne veut pas devenir ce que l'on est. On veut devenir un concept, un être imaginaire, ce qu'on devrait être. Des fois on a ce que les gens appellent toujours un idéal, ce que j'appelle une malédiction, de perfection, et alors rien de ce qu'on fait ne nous donnera satisfaction").

 Là comme ça on ne dirait pas, surtout que l'approche est originale donc pas forcément évidente à saisir (j'ai été perplexe à plusieurs reprises en lisant les quatre premiers chapitres, purement théoriques), mais la démarche est très claire quand on lit les applications concrètes, d'où l'intérêt d'y consacrer l'essentiel du livre. Reste un point d'interrogation sur la solidité des avancées faite par les client·e·s, l'intérêt sur le long terme, que ne permettent pas d'estimer une succession de vignettes cliniques/pédagogiques.


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