Comme pour une reprise de contact avec son père décédé ("je ne
fais rien d'autre, finalement, en écrivant ce livre, que prononcer
son nom"), l'autrice nous le présente dans cette biographie à deux
voix (son texte est accompagné d'extraits d'un autre texte - "près
de deux-cent pages rédigées à la main d'une écriture soignée"),
qui a la particularité d'être structurée par ordre alphabétique
("ordre sans signification où j'ai tenté d'enserrer son désordre
et le mien"). Son père, avocat et professeur de droit, fils et
petit-fils de médecin, amateur de jeux de mots enfantins ("comment
tuer un caméléon ? -En le posant sur du tissu écossais"," "Un cheval croise Saint-Thomas sur son chemin et l'avale
d'un coup ; le Christ qui passe par là lui dit "laisse
Thomas dans l'étalon" : c'est idiot, hein ?"
et il éclatait d'un rire ravi"), souffrait en effet de
psychose maniaco-dépressive ("il m'a tendu une ordonnance sur
laquelle étaient inscrites ces trois lettres : PMD"), et
le poids de cette maladie a poussé l'autrice à diverses prises de
distance avec son père ("quand mon père est mort il avait déjà
disparu depuis très longtemps"), et même avec sa propre enfance
("je n'ai pas de souvenir d'enfance, la petite en colère qui
a jeté les lunettes par la fenêtre, celle qui réveillait son père
chaque matin en passant une brosse dans ses cheveux, celle qui un
jour, sur le pas de la porte, lui a donné son jouet préféré en
faisant semblant de ne pas comprendre qu'il ne reviendrait plus,
cette petite là, je la connais de loin, je ne la reconnais pas ni ne
saurait l'appeler par mon prénom").
Difficile en effet, même avec un manuscrit autobiographique sous la
main, de concilier le professeur et avocat respecté, l'homme qui va
parfois vivre quelques jours comme un SDF ("j'eus si faim un
dimanche midi que j'allai à l'hôpital mendier un sandwich et reçus
en outre une barre chocolatée") avant de rejoindre son
appartement confortable, celui qui aime faire le clown, le "mouton
noir mélancolique" qui a donné un titre à son manuscrit, celui
qui se prend pour James Bond ou un aventurier similaire dans ses
délires mais qui possède réellement une Mercedes donnée par
l'ambassadeur de Bulgarie, la personne dont même la normalité
inquiète car elle fait appréhender une rechute, le fils, le père de
famille qu'on a brusquement retrouvé un rasoir à la main dans la
salle de bain faisant une tentative de suicide, et d'autres encore,
"tous logés de force en un seul corps".
L'autrice parle aussi, plus ou moins directement, d'elle-même, de ce que
son père plus ou moins présent a représenté pour elle à divers
moments de sa vie. Ce témoignage très personnel montre donc les
blessures que peut causer la maladie aux malades eux-mêmes, mais
également à leurs proches, envahissant la personnalité, l'identité, et rendant
les relations difficiles, avec une approche qui peut difficilement
s'intégrer de façon satisfaisante dans un ouvrage de
psychopathologie, bien que ces éléments soient partie intégrante
de la maladie mentale.
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