mardi 8 mai 2018

Personne, de Gwenaëlle Aubry




 Comme pour une reprise de contact avec son père décédé ("je ne fais rien d'autre, finalement, en écrivant ce livre, que prononcer son nom"), l'autrice nous le présente dans cette biographie à deux voix (son texte est accompagné d'extraits d'un autre texte - "près de deux-cent pages rédigées à la main d'une écriture soignée"), qui a la particularité d'être structurée par ordre alphabétique ("ordre sans signification où j'ai tenté d'enserrer son désordre et le mien"). Son père, avocat et professeur de droit, fils et petit-fils de médecin, amateur de jeux de mots enfantins ("comment tuer un caméléon ? -En le posant sur du tissu écossais"," "Un cheval croise Saint-Thomas sur son chemin et l'avale d'un coup ; le Christ qui passe par là lui dit "laisse Thomas dans l'étalon" : c'est idiot, hein ?" et il éclatait d'un rire ravi"), souffrait en effet de psychose maniaco-dépressive ("il m'a tendu une ordonnance sur laquelle étaient inscrites ces trois lettres : PMD"), et le poids de cette maladie a poussé l'autrice à diverses prises de distance avec son père ("quand mon père est mort il avait déjà disparu depuis très longtemps"), et même avec sa propre enfance ("je n'ai pas de souvenir d'enfance, la petite en colère qui a jeté les lunettes par la fenêtre, celle qui réveillait son père chaque matin en passant une brosse dans ses cheveux, celle qui un jour, sur le pas de la porte, lui a donné son jouet préféré en faisant semblant de ne pas comprendre qu'il ne reviendrait plus, cette petite là, je la connais de loin, je ne la reconnais pas ni ne saurait l'appeler par mon prénom").

 Difficile en effet, même avec un manuscrit autobiographique sous la main, de concilier le professeur et avocat respecté, l'homme qui va parfois vivre quelques jours comme un SDF ("j'eus si faim un dimanche midi que j'allai à l'hôpital mendier un sandwich et reçus en outre une barre chocolatée") avant de rejoindre son appartement confortable, celui qui aime faire le clown, le "mouton noir mélancolique" qui a donné un titre à son manuscrit, celui qui se prend pour James Bond ou un aventurier similaire dans ses délires mais qui possède réellement une Mercedes donnée par l'ambassadeur de Bulgarie, la personne dont même la normalité inquiète car elle fait appréhender une rechute, le fils, le père de famille qu'on a brusquement retrouvé un rasoir à la main dans la salle de bain faisant une tentative de suicide, et d'autres encore, "tous logés de force en un seul corps".

L'autrice parle aussi, plus ou moins directement, d'elle-même, de ce que son père plus ou moins présent a représenté pour elle à divers moments de sa vie. Ce témoignage très personnel montre donc les blessures que peut causer la maladie aux malades eux-mêmes, mais également à leurs proches, envahissant la personnalité, l'identité, et rendant les relations difficiles, avec une approche qui peut difficilement s'intégrer de façon satisfaisante dans un ouvrage de psychopathologie, bien que ces éléments soient partie intégrante de la maladie mentale.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire