Frustrés
du manque de présence des psychologues sociaux·les dans les débats sur
l’identité nationale française (par opposition aux "romanciers,
journalistes, philosophes, sociologues, historiens, géographes,
essayistes"), une journaliste et deux chercheurs en psychologie
sociale… belges nous font partager ce que leur discipline peut
apporter. Leur angle principal est une distinction entre l’identité
nationale (le patriotisme, le plaisir de l’appartenance, "nous"
et "vous") et l’identité nationaliste ("nous" et "eux", "qui
va chercher dans l’histoire des justifications à la xénophobie,
qui convertit les différences culturelles en différences de
valeur", "qui distingue les "vrais français" des autres").
Alors que le·a patriote aura plutôt tendance à se réjouir de
l’immigration (l’amour de son pays est partagé), le·a nationaliste
la verra comme une tragédie et, pire encore, une menace.
Si
l’opinion défavorable des auteurs et de l'autrice envers le nationalisme est
plutôt limpide, iels ouvrent leur essai sur les vertus du
patriotisme… qu’iels jugent fondamental au point de faire un lien
avec la théorie de l’attachement. C’est pour elle et eux l’occasion
d’aller plus loin dans la distinction en rappelant que la théorie
de l’attachement a permis d’établir qu’un lien affectif plus
sécurisant permet précisément d’atténuer la peur d’explorer,
d’aller vers l’autre. Iels poursuivent leur raisonnement avec
l’exemple concret de prisonniers de guerre ayant été soumis à
l’isolement et à des tentatives de lavage de cerveau : "les
soldats les moins influencés étaient ceux qui se référaient le
plus à leur famille et à leur pays. De même, les prisonniers
fidèles à une religion se trouvaient moins soumis", "ils avaient
internalisé leur groupe d’appartenance : ils n’étaient pas
seuls". Le patriotisme implique aussi l’intégration de valeurs
morales ("loin d’être influencé par l’idéologie ennemie,
McCain était sorti davantage convaincu du bien-fondé des opérations
américaines"), et leur trahison peut avoir diverses conséquences.
Par exemple, le sergent Thomson, en essayant d’empêcher le
massacre de My Lai pendant la guerre du Vietnam, alors même qu’il
était dans une situation de conflit armé (où il s’était donc
engagé pour tuer des combattants ennemis), s’est au nom de
ses idéaux patriotiques opposé à des soldats de l’armée
américaine. Allant plus loin, Mordechai Vanunu, heurté par la
politique d’Israël, a diffusé des documents secrets (il était
technicien dans une centrale nucléaire, ce qui lui a permis de
dénoncer le développement du nucléaire malgré des accords de
non-prolifération) mais a également quitté son pays, s’est
converti religieusement, a changé de nom pour un nom anglophone
(John Crossman) et a refusé à plusieurs reprises de parler hébreu.
L’aspect inclusif du patriotisme est, pour les auteurs,
particulièrement bien représenté par la citation de Barack Obama :
"Je crois en l’exceptionnalisme américain tout comme je suspecte
que les Britanniques croient en l’exceptionnalisme britannique et
que les Grecs croient en l’exceptionnalisme grec".
Les
auteurs et l'autrice approuvent également la citation de Romain Gary "Le
patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la
haine des autres". La défiance envers l’autre, largement étudiée
depuis des années par la psychologie sociale, n’est hélas pas
l’exclusivité d’une personnalité ou d’une opinion
particulière. Par exemple, on peut bêtement imaginer qu’un·e
étudiant·e préfère avoir 15/20 que 13/20? Pourtant, dans une
expérience menée auprès d’étudiantes en psychologie, une
distinction pourtant assez superficielle (se destiner plutôt à une
carrière auprès d’enfants ou auprès d’adultes) a suffi à
provoquer une volonté de supériorité envers le groupe des
"autres", même si cette supériorité avait un coût (dans le cas
de cette expérience, préférer avoir 13/20 et que les autres aient
10/20, plutôt qu’avoir 15/20 et que les autres aient 17/20, ou
encore que tout le monde ait 14). Cet effet n’est pas spécifique
aux étudiantes en psychologie (en toute objectivité, je n’aurais
jamais osé l’imaginer) : cette expérience est une
réplication d’une expérience plus ancienne, pour laquelle la
préférence pour un peintre plutôt qu’un autre avait donné des
résultats semblables pour une somme d’argent à distribuer. Une
autre tendance spontanée est l’ethnocentrisme : ceux et celles qu’on
estime faire partie d’un exogroupe sont considérés au moins
inconsciemment comme plus semblables entre eux, et bien entendu ayant
plus de défauts, sinon moins de qualités. Les travaux de Susan Fiske
ont montré que le fait d’accorder des qualités à l’exogroupe
(les Noir·e·s sont sportif·ve·s, les Juif·ve·s sont travailleur·se·s, …) avait un
effet pervers en rendant les stéréotypes plus résilients, en
partie en les rendant plus socialement acceptables. Le fait de
s’attribuer des identités multiples (nationale, professionnelle,
religieuse, de centres d’intérêts, ...) permet de limiter ce type
d’effets. Les auteurs et l'autrice rappellent quelques recherches montrant qu’on
est tou·te·s, qu’on le veuille ou non, exposé aux stéréotypes, et
que l’identifier est un premier pas pour mieux se comporter. Si le
racisme explicite est plus rare que par le passé (même s’il est
toujours existant - "chaque cri de singe ou jet de banane lors
d’un match de foot, chaque plaisanterie de vieillard aigri sur la
prochaine "fournée" d’artistes juifs nous rappelle que la
déshumanisation n’est pas loin"), le danger vient aujourd’hui
plus de l’infrahumanisation, plus discrète donc plus difficile à
dénoncer mais aux conséquences bien réelles (discriminations
sociales, économiques, policières, …) que de la déshumanisation
(même si certaines populations, comme les Roms, subissent encore un
racisme particulièrement violent).
Les
arguments spécifiquement nationalistes vont porter sur une menace
largement exagérée, qui peut porter sur les domaines de la menace
réaliste (dans le sens où elle porte sur des éléments matériels,
pas dans le sens où elle a quoi que ce soit de sérieux) et la
menace symbolique (dans ce cas, c’est la culture qui est menacée).
En ce qui concerne la menace réaliste, les auteurs et l'autrice donnent entre
autres l’exemple des étranger·ère·s qui, lorsqu’iels travaillent,
voleraient les emplois des Françai·se·s et lorsqu’iels ne travaillent
pas, pilleraient les aides sociales, ou encore l’exemple du grand
remplacement, qui ne s’appuie sur aucun élément démographique
sérieux. De nombreux exemples permettent de constater que l’adhésion
aux discours xénophobes est particulièrement forte en période de
crise économique (montée du nazisme, crise grecque, …). En ce
qui concerne la menace symbolique, les auteurs et l'autrice prennent le temps de démontrer, avec l'exemple de l'Islam à quel point la part
idéologique est importante, en particulier dans les débats sur le
voile, en reprenant individuellement les arguments (libération des
femmes, laïcité, lutte contre l’endogamie et le communautarisme)
pour montrer qu’ils s’appliquent de façon disproportionnée dans
ce cas précis (les restrictions vestimentaires pour les femmes sont
loin de se limiter au voile, les signes ostentatoires de croyance
juive ou catholique sont jugés bien moins alarmants, …).
Les
auteurs et l'autrice s’intéressent également aux différentes façons dont la
cohabitation peut être vécue, mais ce chapitre couvre
malheureusement beaucoup de concepts en peu de temps, donc ne va
peut-être pas très loin dans l’analyse des enjeux. Pour la
population d’accueil, le souhait peut être l’intégration (ou
multiculturalisme), dans laquelle les différences sont pleinement
acceptées (les auteurs associent cette vision à celle de Nelson
Mandela), l’individualisme où elles sont invisibilisées (cette
vision est plutôt associée à Martin Luther King - "J’ai un
rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation
où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau, mais par le
contenu de leur caractère"), ou pour les plus nationalistes la
ségrégation (le moins de contacts possibles) ou l’assimilation
(injonction à effacer sa propre culture). Pour les immigré·e·s qui
seraient réticent·e·s à l’intégration, les attitudes restantes sont
la marginalisation (n’accepter ni la culture de ses ancêtres ni la
culture d’accueil), l’assimilation (déjà évoquée plus haut)
ou la séparation (les auteurs donnent l’exemple de Markus Garvey
ou de Kemi Seba, rappelant qu’ils avaient le soutien respectivement
du Klu-Klux Klan et de l’extrême-droite française).
Enfin, le
dernier chapitre concernera les conditions pour que le contact
permette une meilleure cohabitation… et ne rendra hélas pas
particulièrement optimiste, les stéréotypes ayant plus facilement
tendance à se renforcer qu’à diminuer. Une concurrence voire une
absence de but commun, une hiérarchie (ce qui est d’autant plus
difficile à contrer qu’avec les effets du plafond de verre, les
situations de différence hiérarchiques renforcent mais sont aussi
renforcées par le problème), une cohabitation sans trop de
contacts, vont soit augmenter soit ne pas diminuer le racisme
implicite. Le racisme qui créée dans une certaine mesure une
ségrégation par quartiers va ensuite servir de prétexte aux
accusations de communautarisme. Les exemples même d’intégration
réussie peuvent avoir des effets pervers ("selon un certain nombre
de nationalistes, dont Renaud Camus est le plus célèbre avec Alain
Finkielkraut, elles ne seront jamais réellement Françaises. Pour
d’autres, apparemment plus tolérantes, elles doivent faire preuve
d’un talent qu’on n’exige pas d’un Français"). Les
conditions de contact identifiées comme idéales sont une situation
de collaboration volontaire inscrite dans la durée entre individus
de même statut, bénéficiant du soutien des institutions… plutôt
utopique difficile à organiser à grande échelle.
Le seul domaine sur lequel les auteurs et l'autrice accordent leur optimisme est…
le passage du temps! Aux Etats-Unis, les premier·ère·s immigré·e·s italien·ne·s
étaient "considérés dans leur ensemble comme des mafieux", les
Irlandais·es "associés à des cochons", alors qu’aujourd’hui la
question de leur intégration ne se pose plus. Plus surprenant,
l’exemple de… la tour Eiffel, il est vrai peu discrète, est
donné.
Les
auteurs et l'autrice insistent dans l’introduction sur le fait qu’il ne s’agit
pas d’un ouvrage scientifique mais d’ "une réflexion, si
pas objective, du moins honnête et rigoureusement documentée".
J’ai d’abord eu du mal à comprendre ce qu’iels voulaient dire,
puisque la psychologie sociale est précisément une discipline
scientifique. Iels ont probablement voulu désigner leurs efforts de
contextualisation : beaucoup d’exemples sont donnés dans
l’actualité et l’Histoire, et en effet les auteurs et l'autrice ne sont pas
historien·ne·s, ni sociologues, ni politologues. La précision, la
représentativité des exemples donnés, ne peut pas être la même
que pour la base scientifique qui appuie leurs observations. Mais
même si certains passages ont pu me paraître un peu rapides (bon,
j’ai aussi grincé des dents pour la biographie de Malcolm X ou de
terroristes islamistes en fonction de leur situation d’intégration,
mais c’est une part infime du livre), la promesse d’honnêteté
et de rigueur est à mon avis remplie (la principale limite est que le
livre, ancré dans l’actualité, risque de vite vieillir -encore
que la présence médiatique d’Eric Zemmour ou d’Alain
Finkielkraut ne me semble pas avoir particulièrement diminué-), et
les explications par la psychologie sociale des mécanismes de
l’identité et de la discrimination restent au cœur de l’essai.
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