jeudi 30 mai 2019

De l’identité nationaliste, de Nicolas Kervyn, Jacques Philippe Leyens et Maïder Deschamps




Frustrés du manque de présence des psychologues sociaux·les dans les débats sur l’identité nationale française (par opposition aux "romanciers, journalistes, philosophes, sociologues, historiens, géographes, essayistes"), une journaliste et deux chercheurs en psychologie sociale… belges nous font partager ce que leur discipline peut apporter. Leur angle principal est une distinction entre l’identité nationale (le patriotisme, le plaisir de l’appartenance, "nous" et "vous") et l’identité nationaliste ("nous" et "eux", "qui va chercher dans l’histoire des justifications à la xénophobie, qui convertit les différences culturelles en différences de valeur", "qui distingue les "vrais français" des autres"). Alors que le·a patriote aura plutôt tendance à se réjouir de l’immigration (l’amour de son pays est partagé), le·a nationaliste la verra comme une tragédie et, pire encore, une menace.

Si l’opinion défavorable des auteurs et de l'autrice envers le nationalisme est plutôt limpide, iels ouvrent leur essai sur les vertus du patriotisme… qu’iels jugent fondamental au point de faire un lien avec la théorie de l’attachement. C’est pour elle et eux l’occasion d’aller plus loin dans la distinction en rappelant que la théorie de l’attachement a permis d’établir qu’un lien affectif plus sécurisant permet précisément d’atténuer la peur d’explorer, d’aller vers l’autre. Iels poursuivent leur raisonnement avec l’exemple concret de prisonniers de guerre ayant été soumis à l’isolement et à des tentatives de lavage de cerveau : "les soldats les moins influencés étaient ceux qui se référaient le plus à leur famille et à leur pays. De même, les prisonniers fidèles à une religion se trouvaient moins soumis", "ils avaient internalisé leur groupe d’appartenance : ils n’étaient pas seuls". Le patriotisme implique aussi l’intégration de valeurs morales ("loin d’être influencé par l’idéologie ennemie, McCain était sorti davantage convaincu du bien-fondé des opérations américaines"), et leur trahison peut avoir diverses conséquences. Par exemple, le sergent Thomson, en essayant d’empêcher le massacre de My Lai pendant la guerre du Vietnam, alors même qu’il était dans une situation de conflit armé (où il s’était donc engagé pour tuer des combattants ennemis), s’est au nom de ses idéaux patriotiques opposé à des soldats de l’armée américaine. Allant plus loin, Mordechai Vanunu, heurté par la politique d’Israël, a diffusé des documents secrets (il était technicien dans une centrale nucléaire, ce qui lui a permis de dénoncer le développement du nucléaire malgré des accords de non-prolifération) mais a également quitté son pays, s’est converti religieusement, a changé de nom pour un nom anglophone (John Crossman) et a refusé à plusieurs reprises de parler hébreu. L’aspect inclusif du patriotisme est, pour les auteurs, particulièrement bien représenté par la citation de Barack Obama : "Je crois en l’exceptionnalisme américain tout comme je suspecte que les Britanniques croient en l’exceptionnalisme britannique et que les Grecs croient en l’exceptionnalisme grec".

Les auteurs et l'autrice approuvent également la citation de Romain Gary "Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres". La défiance envers l’autre, largement étudiée depuis des années par la psychologie sociale, n’est hélas pas l’exclusivité d’une personnalité ou d’une opinion particulière. Par exemple, on peut bêtement imaginer qu’un·e étudiant·e préfère avoir 15/20 que 13/20? Pourtant, dans une expérience menée auprès d’étudiantes en psychologie, une distinction pourtant assez superficielle (se destiner plutôt à une carrière auprès d’enfants ou auprès d’adultes) a suffi à provoquer une volonté de supériorité envers le groupe des "autres", même si cette supériorité avait un coût (dans le cas de cette expérience, préférer avoir 13/20 et que les autres aient 10/20, plutôt qu’avoir 15/20 et que les autres aient 17/20, ou encore que tout le monde ait 14). Cet effet n’est pas spécifique aux étudiantes en psychologie (en toute objectivité, je n’aurais jamais osé l’imaginer) : cette expérience est une réplication d’une expérience plus ancienne, pour laquelle la préférence pour un peintre plutôt qu’un autre avait donné des résultats semblables pour une somme d’argent à distribuer. Une autre tendance spontanée est l’ethnocentrisme : ceux et celles qu’on estime faire partie d’un exogroupe sont considérés au moins inconsciemment comme plus semblables entre eux, et bien entendu ayant plus de défauts, sinon moins de qualités. Les travaux de Susan Fiske ont montré que le fait d’accorder des qualités à l’exogroupe (les Noir·e·s sont sportif·ve·s, les Juif·ve·s sont travailleur·se·s, …) avait un effet pervers en rendant les stéréotypes plus résilients, en partie en les rendant plus socialement acceptables. Le fait de s’attribuer des identités multiples (nationale, professionnelle, religieuse, de centres d’intérêts, ...) permet de limiter ce type d’effets. Les auteurs et l'autrice rappellent quelques recherches montrant qu’on est tou·te·s, qu’on le veuille ou non, exposé aux stéréotypes, et que l’identifier est un premier pas pour mieux se comporter. Si le racisme explicite est plus rare que par le passé (même s’il est toujours existant - "chaque cri de singe ou jet de banane lors d’un match de foot, chaque plaisanterie de vieillard aigri sur la prochaine "fournée" d’artistes juifs nous rappelle que la déshumanisation n’est pas loin"), le danger vient aujourd’hui plus de l’infrahumanisation, plus discrète donc plus difficile à dénoncer mais aux conséquences bien réelles (discriminations sociales, économiques, policières, …) que de la déshumanisation (même si certaines populations, comme les Roms, subissent encore un racisme particulièrement violent).

Les arguments spécifiquement nationalistes vont porter sur une menace largement exagérée, qui peut porter sur les domaines de la menace réaliste (dans le sens où elle porte sur des éléments matériels, pas dans le sens où elle a quoi que ce soit de sérieux) et la menace symbolique (dans ce cas, c’est la culture qui est menacée). En ce qui concerne la menace réaliste, les auteurs et l'autrice donnent entre autres l’exemple des étranger·ère·s qui, lorsqu’iels travaillent, voleraient les emplois des Françai·se·s et lorsqu’iels ne travaillent pas, pilleraient les aides sociales, ou encore l’exemple du grand remplacement, qui ne s’appuie sur aucun élément démographique sérieux. De nombreux exemples permettent de constater que l’adhésion aux discours xénophobes est particulièrement forte en période de crise économique (montée du nazisme, crise grecque, …). En ce qui concerne la menace symbolique, les auteurs et l'autrice prennent  le temps de démontrer, avec l'exemple de l'Islam à quel point la part idéologique est importante, en particulier dans les débats sur le voile, en reprenant individuellement les arguments (libération des femmes, laïcité, lutte contre l’endogamie et le communautarisme) pour montrer qu’ils s’appliquent de façon disproportionnée dans ce cas précis (les restrictions vestimentaires pour les femmes sont loin de se limiter au voile, les signes ostentatoires de croyance juive ou catholique sont jugés bien moins alarmants, …).

Les auteurs et l'autrice s’intéressent également aux différentes façons dont la cohabitation peut être vécue, mais ce chapitre couvre malheureusement beaucoup de concepts en peu de temps, donc ne va peut-être pas très loin dans l’analyse des enjeux. Pour la population d’accueil, le souhait peut être l’intégration (ou multiculturalisme), dans laquelle les différences sont pleinement acceptées (les auteurs associent cette vision à celle de Nelson Mandela), l’individualisme où elles sont invisibilisées (cette vision est plutôt associée à Martin Luther King - "J’ai un rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau, mais par le contenu de leur caractère"), ou pour les plus nationalistes la ségrégation (le moins de contacts possibles) ou l’assimilation (injonction à effacer sa propre culture). Pour les immigré·e·s qui seraient réticent·e·s à l’intégration, les attitudes restantes sont la marginalisation (n’accepter ni la culture de ses ancêtres ni la culture d’accueil), l’assimilation (déjà évoquée plus haut) ou la séparation (les auteurs donnent l’exemple de Markus Garvey ou de Kemi Seba, rappelant qu’ils avaient le soutien respectivement du Klu-Klux Klan et de l’extrême-droite française).

Enfin, le dernier chapitre concernera les conditions pour que le contact permette une meilleure cohabitation… et ne rendra hélas pas particulièrement optimiste, les stéréotypes ayant plus facilement tendance à se renforcer qu’à diminuer. Une concurrence voire une absence de but commun, une hiérarchie (ce qui est d’autant plus difficile à contrer qu’avec les effets du plafond de verre, les situations de différence hiérarchiques renforcent mais sont aussi renforcées par le problème), une cohabitation sans trop de contacts, vont soit augmenter soit ne pas diminuer le racisme implicite. Le racisme qui créée dans une certaine mesure une ségrégation par quartiers va ensuite servir de prétexte aux accusations de communautarisme. Les exemples même d’intégration réussie peuvent avoir des effets pervers ("selon un certain nombre de nationalistes, dont Renaud Camus est le plus célèbre avec Alain Finkielkraut, elles ne seront jamais réellement Françaises. Pour d’autres, apparemment plus tolérantes, elles doivent faire preuve d’un talent qu’on n’exige pas d’un Français"). Les conditions de contact identifiées comme idéales sont une situation de collaboration volontaire inscrite dans la durée entre individus de même statut, bénéficiant du soutien des institutions… plutôt utopique difficile à organiser à grande échelle. Le seul domaine sur lequel les auteurs et l'autrice accordent leur optimisme est… le passage du temps! Aux Etats-Unis, les premier·ère·s immigré·e·s italien·ne·s étaient "considérés dans leur ensemble comme des mafieux", les Irlandais·es "associés à des cochons", alors qu’aujourd’hui la question de leur intégration ne se pose plus. Plus surprenant, l’exemple de… la tour Eiffel, il est vrai peu discrète, est donné.

Les auteurs et l'autrice insistent dans l’introduction sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique mais d’ "une réflexion, si pas objective, du moins honnête et rigoureusement documentée". J’ai d’abord eu du mal à comprendre ce qu’iels voulaient dire, puisque la psychologie sociale est précisément une discipline scientifique. Iels ont probablement voulu désigner leurs efforts de contextualisation : beaucoup d’exemples sont donnés dans l’actualité et l’Histoire, et en effet les auteurs et l'autrice ne sont pas historien·ne·s, ni sociologues, ni politologues. La précision, la représentativité des exemples donnés, ne peut pas être la même que pour la base scientifique qui appuie leurs observations. Mais même si certains passages ont pu me paraître un peu rapides (bon, j’ai aussi grincé des dents pour la biographie de Malcolm X ou de terroristes islamistes en fonction de leur situation d’intégration, mais c’est une part infime du livre), la promesse d’honnêteté et de rigueur est à mon avis remplie (la principale limite est que le livre, ancré dans l’actualité, risque de vite vieillir -encore que la présence médiatique d’Eric Zemmour ou d’Alain Finkielkraut ne me semble pas avoir particulièrement diminué-), et les explications par la psychologie sociale des mécanismes de l’identité et de la discrimination restent au cœur de l’essai.

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