mardi 14 avril 2020

Thérapie existentielle, d'Irvin Yalom




 L'approche du livre est pour le moins originale puisque, loin des préoccupations classiques de la psychopathologie, Irvin Yalom propose ici une psychothérapie adaptée aux problèmes inhérents au statut d'être humain, tels que la mortalité, la responsabilité de ses propres choix, ou encore le sentiment de solitude existentiel ou l'absence de sens de la vie.

 L'aspect original de l'approche ne pousse pas particulièrement Yalom à ménager son auditoire, puisque le premier chapitre va être consacré à la mort, et en particulier à ce qu'il a pu observer, en tant que clinicien, à travers les interactions avec des personnes confrontées prématurément à leur propre mortalité, le plus souvent suite à l'annonce ou la menace d'un cancer. Le sujet est pris au sérieux par l'auteur, et ce chapitre est particulièrement brutal, je serais presque curieux de la proportion de lecteur·ice·s qui ont persisté jusqu'au chapitre suivant (je suis par contre assez confiant dans le fait que tou·te·s auront consciencieusement rayé Irvin Yalom de leur liste des gens à inviter en soirée) (sans compter qu'il se fiche un peu du monde, puisque 40 ans après la publication de ce livre où il nous invite à nous représenter une mort immédiate, il est toujours en pleine forme). Au delà de l'aspect plombant, force est de reconnaître que, à l'exception peut-être, et encore c'est indirectement, dans la clinique du deuil et du vieillissement, ce territoire est, sauf erreur de ma part, peu exploré par les psychologues (oui, bon, il y a aussi la méditation, mais je vois mal Petit Bambou entrecouper ses méditations guidées de "Ah, au fait, n'oubliez pas que vous allez mourir"). A moins d'avoir une culture générale assez limitée, l'humain passe pourtant une partie conséquente de sa vie en sachant qu'il va la perdre, et il peut sembler évident qu'une telle information, dont l'enjeu est indéniable, a une incidence sur le psychisme. Pour Yalom, si l'on peut avoir l'impression de rarement y penser, cette conscience est pourtant constante, mais mise de côté par le déni, mécanisme de défense redoutablement efficace : s'y confronter frontalement augmente pourtant considérablement, selon lui, la qualité de la vie. L'un des nombreux exemples qu'il donne est celui d'une personne qui, suite à un cancer de l'œsophage, ne pouvait avaler que des bouillons, et encore péniblement. A un self, cette personne contemplait les autres, inconscient·e·s de leur privilège de pouvoir profiter d'un repas normal, avant de réaliser qu'elle-même pouvait encore faire de nombreuses choses, jusqu'ici sans le percevoir comme un privilège. De nombreux autres exemples sont donnés d'angoisses, de comportement d'évitement, qui concernaient en fait la peur d'être confronté·e, serait-ce intérieurement, à sa mortalité, ou encore les nombreuses réactions, parfois violentes, dans une thérapie de groupe, à l'annonce du cancer d'un·e des membres. Il donne aussi des exemples de pratiques thérapeutiques concrètes utilisables en groupe, comme de demander aux patient·e·s de donner huit réponses successives à la question "qui suis-je?" puis de prendre le temps de renoncer, successivement, à chacune de ces réponses et d'explorer ce qui se passe intérieurement, ou encore de demander aléatoirement, pendant le déroulement, à des membres du groupe de rester présent·e·s mais ne plus participer, puis revenir ensuite sur ce vécu.

 L'auteur change ensuite radicalement de sujet puisque, alors que dans l'essentiel des cas l'individu ne choisit pas de devenir vivant après avoir eu l'opportunité de peser tranquillement le pour et le contre, et si on leur demandait leur avis la plupart des gens choisiraient sans doute de ne pas mourir, il consacre la partie suivante à la liberté. Alors qu'il attribue l'approche psychanalytique de la souffrance (refoulement, expression détournée, potentiellement psychosomatique, des désirs inacceptables) à une trop grande omniprésence de contraintes dans la société viennoise du début du XXème siècle, il constate que nombre de ses patient·e·s souffrent en fait... de trop de liberté, ce qui contraint à prendre des décisions, donc à proposer plutôt que disposer, à faire des renoncements, et plus profondément à prendre des responsabilités. Yalom donne l'exemple d'un de ses patients qui avait de nombreuses relations extraconjugales. En déplacement professionnel, il avait téléphoné à quelques personnes pour ne pas passer la soirée seul, sans succès cette fois-ci, avant de se résigner à passer la soirée à lire tranquillement... avec un certain soulagement parce que, il s'en est aussitôt rendu compte, c'est ce qu'il voulait vraiment faire. Plus que la partie sur la mort, la partie sur la liberté évoque à de nombreuses reprises des situations vécues dans le cabinet du thérapeute (en particulier en Approche Centrée sur la Personne, qui vise précisément à restituer sa pleine autonomie au ou à la client·e). Plus que le chemin vers le choix, le chemin vers la responsabilité peut souvent être long et ardu. Yalom donne l'exemple de patient·e·s qui disent avoir agi ou ne pas avoir agi de telle ou telle façon dans le groupe, ou en thérapie individuelle, à cause d'une règle précise... que Yalom n'avait en fait jamais énoncée. En thérapie de groupe, le groupe marque de l'impatience envers une patiente qui se plaint que le groupe le lui apporte rien mais qui reste passive, ne l'investit pas. Elle répond qu'elle ne sait pas comment faire... alors même que ça avait été l'objet de la séance précédente! Les solutions sont souvent mieux connues qu'il n'y paraît des personnes qui n'agissent pas, l'enjeu se situe alors à un autre niveau. Pour cette raison, l'auteur insiste sur l'importance de ne pas suggérer de solutions : l'action n'a vraiment de sens que si elle est pleinement appropriée par la personne qui agit. Et le·a patient·e qui demande avec insistance des conseils au ou à la thérapeute le fait potentiellement, non par défaut de critère pour prendre telle ou telle décision, mais pour ne pas avoir la responsabilité du risque. Yalom donne l'exemple d'une femme qui souhaitait surprendre son époux avec une maîtresse pour le quitter (donc lui attribuer la rupture qu'elle-même désirait), ou encore d'un homme qui, plutôt que de rompre avec une femme, pourrissait la relation dans l'espoir qu'elle le fasse (a priori ces deux personnes n'étaient pas en couple ensemble!).

 La troisième partie concerne la solitude existentielle. Celle-ci peut se manifester par une solitude factuelle, comme la solitude face aux choix si on les assume pleinement, ou la solitude face à la mort (certes les suicides collectifs, ou la mort à plusieurs pour une même cause, existent, mais même dans ce cas chacun·e meurt individuellement, ou en tout cas ne meurt pas moins du fait d'être accompagné·e... on peut aussi objecter que, comme Brassens le dit si bien, on peut mourir à la place de quelqu'un d'autre, mais dans ce cas, précisément, la personne reste vivante!), mais aussi par un sentiment intime, douloureux, parfois furtif, de déconnexion du monde. La réponse pour Yalom se situe principalement dans le développement de relations profondément authentiques, dont il explique les modalités en s'appuyant, dans le détail, sur le travail de Martin Buber. Il évoque enfin l'absence de sens mais, prenant le contrepied du reste du livre, il invite dans ce cas précis à s'en affranchir plutôt qu'à s'y confronter ("quand les choses sont importantes, elles n'ont pas besoin de sens pour être importantes").

 En dehors du fait que les problématiques évoquées sont inhérentes à chaque être humain, il est difficile de ne jamais se sentir concerné·e du fait de l'écriture elle-même : Yalom alterne développements fins des concepts philosophiques, situations de patient·e·s, vécus et difficultés de thérapeute, et état de la recherche sur le sujet, brassant assez large pour que le·a lecteur·ice se sente concerné·e à différents niveaux (réflexions, émotions, décisions, ...). Il donne aussi une légitimité pleine à des aspects du psychisme qu'il peut être tentant, par point aveugle théorique voire par insécurité, de n'observer qu'indirectement. La forme elle-même prend au dépourvu, puisque le plus souvent il explicite les concepts, puis les lie à sa propre expérience, et seulement à la fin présente les connaissances scientifiques disponibles. Ne serait-ce pas pourtant un gain de temps de commencer par ce que les chercheur·se·s ont confirmé ou infirmé, pour ensuite déterminer ce qu'on peut en faire cliniquement? Certes, mais la structure reprend en fait le fonctionnement de la recherche scientifique classique (concepts, questionnements, puis arbitrage factuel), et permet de mieux s'approprier les éléments présentés, de s'en imprégner plus personnellement, et ainsi d'être plus attentif·ve, moins passif·ve, au moment de s'interroger sur les enjeux des éléments plus objectivés.

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