lundi 15 avril 2019

Un voyage à travers la folie, de Mary Barnes et Joseph Berke




 Le livre est un récit à deux voix de deux ancien·ne·s résident·e·s de Kingsley Hall, Mary Barnes et Joseph Berke, accompagné d’œuvres de Mary Barnes (récits courts et surtout peinture… quasi autodidacte, elle a été exposée plusieurs fois). Difficile toutefois de dire sur quoi exactement porte le récit... Sur l’autobiographie de Mary Barnes, de son enfance à ses études d’infirmière, sa fascination pour la religion, sa douleur insupportable de voir son frère sombrer dans la maladie mentale alors que son propre psychisme est en train de céder, ses années de séjour à Kingsley Hall qui l’ont vu s’enfoncer plus profondément dans la pathologie avant de s’en affranchir progressivement, tout en s’épanouissant artistiquement, le tout éclairé par Joseph Berke, le psychiatre qui l’a suivie de (très) près? Le fonctionnement bien particulier de l’institution Kingsley Hall (ou, selon les habitant·e·s du quartier, "chez les fous") qui doit continuellement se réinventer, que ce soit parce que c’est une invention en soi, parce que le personnel est créatif et veut sans cesse trouver des moyens de faire mieux, ou encore parce que les difficultés rencontrées sont parfois trop grandes pour continuer en l’état? Celui de l’investissement quasi entier de Joseph Berke qui, à force de foi, d’inventivité, d’énergie, d’endurance, mais aussi d’épuisement et de remises en question, finit par relever le défi qu’il s’était lancé de guérir cette patiente si agressive qui refusait de s’alimenter, décorait la chambre et son propre corps quand ce n’était pas l’ensemble de la résidence de ses excréments, et semblait incapable de communiquer, le tout en évitant l’hospitalisation et ses traitements lourds? Celui de la sublimation d’une souffrance intenable dans la création artistique? Celui des thématiques qui habitent Mary Barnes (excréments, refoulement des désirs sexuels, désir de grossesse, identification littérale à la mère ou au thérapeute, impression de toute puissance donc de responsabilité du moindre événement, volonté de retourner dans le ventre de sa mère) qu’on dirait inventées exprès pour un psychanalyste?

 Chacun de ces aspects pourrait justifier un long développement à lui seul, et donner l’impression que l’un se dégage plus particulièrement occulterait les autres et ne ferait pas justice au livre. Il convient aussi de rendre hommage à l’authenticité de l'auteur et de l'autrice : les textes de Mary Barnes sont souvent confus, ce qui nuit au confort du ou de la lecteur·ice qui a pris l’habitude de comprendre ce qui se passe (oubliez les récits bien propres, limpides et didactiques, de Philippe Cado ou Polo Tonka), mais permet de mieux se rapprocher de sa propre perception des choses (et fait ressentir d’autant plus de gratitude en profitant des éclairages ultérieurs du psychiatre!). Joseph Berke, de son côté, et s’il a finalement réussi à soigner Mary Barnes, est transparent sur le fait qu’il a été plusieurs fois dépassé par les événements, et que l’idéalisme et l’énergie, fussent-elles accompagnées d’un apport théorique aussi solide que possible et d’un travail d’équipe avec des personnes tout aussi motivées et qualifiées (son admiration pour Ronald Laing, directeur de Kingsley Hall, revient souvent, et des hommages sont aussi rendu à ceux qui l’ont accompagné dans la thérapie de cette patiente si exigeante), sont loin de toujours suffire. Qu’il le veuille ou non, il a pu ressentir de la lassitude, de l’épuisement, de la colère, du dégoût ("Une seconde! Qu’est-ce qui te met dans un état pareil? Ce n’est rien d’autre que de la merde. La merde, ce n’est pas non plus si terrible. Ça ne change pas de ce qu’elle utilisait pour ses premières peintures murales. Ça ne va pas non plus te tuer de toucher sa merde. En fait, si. Non, en fait non")… au point à une occasion, dans une explosion de rage, de la frapper assez fort pour la faire saigner du nez (cet événement est d’autant plus marquant qu’il est d’abord raconté par Mary Barnes, donnant l’impression qu’il s’agit pour Joseph Berke d’un geste normal -peut-être dans sa volonté d’avoir une approche novatrice et entière de la relation thérapeutique?- : le·a lecteur·ice n’apprend la panique et la culpabilité terrassante du psychiatre que de longues pages plus tard). La thérapie elle-même évoque la théorie de l’attachement (pourtant encore inexistante), Joseph Berke prenant au sérieux le besoin fusionnel de sa présence par Mary Barnes (tout en se ménageant autant que possible des espaces pour respirer et faire la partie de son travail qui concerne sa propre formation, le fonctionnement général de l’institution, ou d’autres patient·e·s), la thérapie systémique (en particulier en interrogeant de rôle de Barnes, souvent au centre de l’attention de tous, dans le fonctionnement de l’institution) ou encore, par certains aspects, la pré-thérapie (en ramenant sa patiente au réel pendant les crises de colère en identifiant ses émotions et en explicitant ses idées délirantes) qu’il pouvait pourtant, sauf erreur de ma part, difficilement connaître. Les éléments théoriques, le courage d’explorer la nouveauté, ne doivent pour autant pas faire oublier que la thérapie a aussi consisté à accepter les hauts le cœur devant l’odeur des excréments qui tapissaient les murs de la chambre voire l’occupante de la chambre elle-même, de se faire hurler dessus, frapper et ceinturer par Mary Barnes (il se félicite souvent de leur différence de gabarit qui permettait qu’elle se passe les nerfs sur lui sans trop de dégâts), la pression de devoir anticiper chacune de ses absences et ses conséquences, …

 Comme expliqué dans le premier paragraphe, le livre est d’une grande richesse, n’est orthodoxe ni sur le fond ni sur la forme, et le·a lecteur·ice sera presque forcément dérangé·e, contraint·e à la réflexion et à la remise en question, à un moment et à un autre, ce à quoi on ne s’attend pas nécessairement en démarrant la lecture d’un récit à deux voix qui annonce surtout la narration d’une résilience à travers la peinture.

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