Premier d'une série de quatre livres sur les fondamentaux de l'Approche Centrée sur la Personne, les auteur·ice·s ouvrent peut-être sur le sujet le plus complexe! Vu de loin, ça va à peu près. On peut évoquer la congruence entre étudiant·e·s, entre thérapeutes ACP en sachant à peu près de quoi on parle. Mais quand on regarde à la loupe, et il y a de quoi observer des choses même au microscope, de plus en plus de questions se posent ("la congruence est probablement la plus complexe des trois attitudes du ou de la thérapeute selon Rogers, et pourtant c'est la moins expliquée"). Et pour autant, le sujet est central, c'est l'une des trois attitudes qui constituent le·a thérapeute ACP pendant la séance.
Je me souviens d'un échange avec un formateur qui regrettait le manque d'échanges avec les étudiant·e·s sur la théorie. Il était par exemple surpris d'avoir entendu que la congruence, c'est "faire ce qu'on veut". Je m'étais dit que d'une certaine façon, c'était pourtant une bonne définition. Pas dans le sens où c'était a priori entendu, d'une spontanéité qui ignore tout forme d'inhibition (pour le coup ce n'est vraiment pas ça), mais dans le sens de faire ce qu'on veut réellement, profondément, après avoir résolu toutes les contradictions. A ce moment là, pour moi, la meilleure définition, c'était un accord entre ce qu'on pense, ce qu'on exprime et ce qu'on fait. Plus tard, j'ai réalisé que simplement harmoniser ce qu'on pense, se libérer des conflits intérieurs, confronter et résoudre les conceptions qu'on peut avoir sur un même sujet, c'était déjà très ambitieux!
Même en tant qu'étudiant, j'avais donc de quoi me rendre compte que le concept était plus difficile à saisir que ce que j'aurais pu imaginer au premier abord. Et, ça va de soi, le livre va pousser les réflexions beaucoup plus loin, que ce soit au niveau théorique ou au niveau pratique. La première apparition de ce terme qui deviendra central est située dans un article de Rogers sur les conditions nécessaires et suffisantes de l'efficacité thérapeutique en 1957 (soit 15 ans après Counseling and psychotherapy, dont la parution peut être considérée comme la naissance de l'ACP). L'un des auteurs documente en quoi l'idée était là bien avant, un autre montre comment une première définition ("la cohérence entre le moi conscient véritable, et le moi idéal") qu'on pourrait presque qualifier de freudienne (réduction de l'écart entre qui je suis vraiment et qui je voudrais être, qui j'imagine que je suis) a évolué vers une notion bien plus axée sur l'idée de processus, ce qui a bien plus de sens d'un point de vue rogérien (la congruence est un mouvement, plus qu'un état).
Les développements théoriques sont riches, documentés et complexes, mais c'est bien entendu au service de la pratique. Et, de fait, bien ou mal comprendre ce qu'est la congruence en tant qu'attitude du ou de la thérapeute, ça fait une différence extrêmement concrète! L'une des autrices observe d'ailleurs que "le concept de congruence est la cause de nombreuses difficultés qui aboutissent à ce qui constitue à mon sens des comportements inadaptés de la part des thérapeutes". Le cœur du problème est décrit dans l'un des chapitres : dans le cadre thérapeutique, la congruence a nécessairement deux dimensions. La première, c'est celle qui est entre le·a thérapeute et le·a thérapeute ("qu'est-ce que je vis maintenant?" "est-ce que je suis dans une attitude d'écoute satisfaisante?" "est-ce que je vis un ou des conflits intérieurs?"). La seconde, et c'est là que c'est casse-gueule ça peut devenir extrêmement délicat, c'est ce que le·a thérapeute fait de sa congruence dans sa relation avec le·a client·e.
La congruence est un outil thérapeutique puissant, permet des moments de rencontre uniques. Des analyses d'entretien de Carl Rogers ont montré qu'il laissait de plus en plus de place à la spontanéité, et il a d'ailleurs dit explicitement que pour lui il fallait écouter ces intuitions qui n'ont aucun sens rationnellement (en résumé, "pourquoi je veux dire telle chose, faire tel geste, alors que rien dans ce qui a été exprimé ne peut permettre de démontrer qu'il y a quelque chose de logique derrière"). Pour aller plus loin, la congruence permet aussi de partager quand quelque chose de difficilement identifiable bloque dans la thérapie. Des exemples sont données dans le livre, dont certains plutôt insolites. Et c'est là qu'une compréhension fine est nécessaire : proposer une analogie ou une image dont on n'arrive pas à saisir l'origine, a fortiori dire qu'on n'arrive pas à surpasser un ennui ou un agacement, il va sans dire que ça doit être fait de la bonne façon, au bon moment. La connaissance du concept doit être théorique mais aussi expérientielle, et c'est là que la notion de congruence comme processus, que le rappel plusieurs fois dans le livre que la congruence s'articule nécessairement à l'approche positive inconditionnelle et à l'empathie (les deux autres attitudes), prennent tout leur sens.
Cette dimension relationnelle est particulièrement centrale aux yeux des auteur·ice·s, au point d'être celle qui ouvre l'Approche Centrée sur la Personne pas seulement sur le lien entre thérapeute et client·e, mais au monde en général : "Ce n'est pas une coïncidence si Carl Rogers s'est rendu compte que plus il se confrontait à la congruence et lui donnait de l'importance, plus il s'intéressant aux groupes, aux grands groupes et à la communication entre les groupes, aux sujets interculturels, aux questions sociales et politiques, comme dans le cas de ses implications dans des processus de paix.". Un regard sur l'évolution du concept qui ramène de façon convaincante au Je-Tu de Buber (un "Je-Nous" est même proposé, l'absence de traduction française est regrettable mais au moins elle nous préserve des lacanien·ne·s), soit un retour aux fondamentaux avec une preuve par la pratique.