vendredi 24 août 2018

Sur l'autre rive de la vieillesse, de Dominique Rivière




 Sans nier la souffrance liée au vieillissement et à la perte d'autonomie, que ce soit pour la personne concernée, les proches ou les professionnel·le·s, le psychogériatre Dominique Rivière relève le défi de remettre en question sa représentation comme une perspective terrifiante, si insupportable que rien que l'intitulé de sa profession effraie ("Gériatre, passe encore, car depuis quelques années, la spécialité a acquis quelques petites lettres de noblesse, depuis que la "silver économie" a fait florès, mais gériatre en psychiatrie, c'est le bouquet!").

 La société en effet valorise par de nombreux aspects non seulement la jeunesse mais aussi l'énergie, l'autonomie, la productivité. Quel bonheur quand le bébé s'affranchit des couches pour aller aux toilettes, peut dire ce qui lui pose problème plutôt que de laisser aux adultes deviner la raison des  pleurs, quand le·a jeune adulte passe le permis, conquiert son premier salaire... et quelle douleur, par contraste, de s'imaginer un jour remettre les clefs de sa voiture, ne plus pouvoir assurer par son travail ses besoins matériels, porter à nouveau des couches (à ce détail près qu'elles sont rebaptisées "protections"), perdre son savoir et ses compétences intellectuelles si laborieusement bâties, voire même ses valeurs les plus fondamentales ("tes synapses sont déjà en manque de neurotransmetteurs et, dans bien peu de temps, tu ne distinguera plus rien entre tous ces dieux pour lesquels, dis-tu, tu as donné ta vie", "Dans très peu de mois ou d'années, tu mettras ton livre saint en mille morceaux, tu briseras toi-même les objets que tu as vénérés, tu pourras te déshabiller en pleine célébration, ou uriner, ou pousser des cris"). L'auteur rappelle pourtant que toute vie est destinée à prendre fin ("le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà à tout jamais", dit Pascal, cité dans la préface de Didier Martz) et que, à moins de mourir jeune, ce qui est rarement perçu comme une bonne nouvelle, la perte de capacités est un horizon inévitable, quelles que soient les consignes de prévention qui valent ce qu'elles valent ("prenez un peu de toxiques, saupoudrez de quelques lésions vasculaires, faites cuire avec un niveau scolaire très faible, faites revenir avec un noyau de dépression, et vous aurez le plat démentiel servi à point! Quand on prend connaissance des conclusions de certains spécialistes, lors des congrès ou à la lecture de la littérature médicale, on finirait presque par déclarer, péremptoire : "Vaut mieux être riche, intelligent et en bonne santé que pauvre, c..., et malade!" "). La perte d'autonomie, même, est peut-être plus dramatisée que de raison ("je suis bien obligé de reconnaître que je suis dépendant de mon garagiste, de mon épicier, et d'une foule de gens et d'institutions dont je ne peux me passer. Pourquoi être dépendant de son informaticien et de son plombier serait plus enviable que de l'être de son aide-soignante?").

 Par provocation assumée, l'auteur refuse le terme de "déments" et lui substitue celui, entre guillemets, de "présents" ("des personnes dont les fonctions supérieures ne sont plus directement compréhensibles, on ne peut dire qu'une chose : "Ils sont là présents, donnés à tous" "), et intitule le premier chapitre "Le jour où il nous tardera d'être "présents", nous serons sur la bonne voie". Il propose de voir cette attente de la mort comme, d'une certaine façon, un retour à l'essentiel. Alors que les capacités (langage, raisonnement, motricité, ...) déclinent, les préoccupations sont différentes. Si la personne âgée est tout aussi mortelle que la personne jeune en pleine forme, elle est moins en mesure de se dissimuler cet état de fait, et peut commencer le chemin de l'acceptation de sa mortalité. L'auteur illustre en partie ces éléments par une situation qui l'avait initialement perturbé : alors qu'un résident d'EHPAD plutôt autonome et bien portant mourait d'une fausse route malgré les efforts des soignant·e·s pour le sauver, son voisin de table continuait, imperturbable, son repas. "Je ne suis pas certain que ce voisin de table se moquait de son collègue mourant sous ces yeux. Simplement, ne pouvant effectivement rien tenter d'efficace, ni se rendre utile de quelque manière que ce soit, et peut-être même pressentant que toute action de sa part -un mouvement de panique, une réaction intempestive, un cri- pouvait au contraire se révéler nuisible en détournant l'attention de la personne agonisante, il est resté neutre, mais aussi pleinement vivant. Donc mangeant, respirant, buvant. Face à la mort, l'attitude de vivre reste finalement la meilleure"). Bien entendu, il n'est prétendu à aucun moment que le vieillissement, la dépendance, sont des promesses de plénitude ininterrompues. L'auteur ne passe pas sous silence la violence dont peuvent être auteur·ice ou victime lesdits "présents", le manque de moyen des aides soignant·e·s pour faire leur travail comme iels le voudraient, la surmédication (Dominique Rivière déplore que les traitements qui préviennent l'aggravation de pathologies, en fin de vie, ont souvent plus d'effets secondaires que de bienfaits, mais précise qu'il ne se limite pas dans la prescription d'antalgiques), ... 

 L'une des grandes performances du livre est précisément de tenir un propos fort, tout en restant nuancé (le fait de dire que la recherche scientifique, les normes de sécurité, la médecine face à un déclin inéluctable, sont nécessaires dans une certaine mesure après les avoir critiquées rend la critique plus précise et non moins crédible) : alors qu'on pouvait craindre le pire d'un ouvrage qui convoque Tintin, Lévinas, Mozart, les recherches sur la maladie d'Alzheimer et les plans santé du gouvernement, le tout dans 200 petites pages, pour défendre une thèse qui est louable mais pas si originale ("on stigmatise la vieillesse et c'est pas bien"), le tout est solidement argumenté et avance plusieurs propositions pratiques (remise en question de la fausse bonne idée du maintien à domicile qui risque d'augmenter le sentiment de solitude et est moins sécurisé, animations à centrer sur le lien social créé par l'intervenant·e plutôt que sur les sollicitations potentielles de l'activité proposée, ...) en plus de traiter son sujet principal.

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