Le
titre en lui-même ouvre des horizons assez vastes… L’ordinaire
désigné concerne-t-il la norme légale, sociale, celle de la santé
mentale opposée au pathologique? La violence ordinaire est-elle un
mal nécessaire, est-elle par ailleurs toujours acceptable?
D’ailleurs, dans quelle mesure la norme ne définit-elle pas la
violence? Si tous ces sujets ne seront pas explorés, le livre couvre
un large éventail, allant de l’inévitable thème de la normalité
ou non des auteur·ice·s des violences les plus extrêmes tels que les
terroristes, les serial-killers
ou les participant·e·s aux crimes contre l’humanité ("peut-on
sortir du balancement sempiternel entre la démonisation ("ce sont
des monstres") et la généralisation ("tout le monde peut le faire
dans certaines circonstances"?") à l’extrêmement
spécifique et pour le moins anormal (le matricide avec
décapitation), en passant par la violence conjugale féminine, la
légitimité des différents outils de prédiction de la violence, le
néonaticide, le harcèlement
scolaire qui est d’une certaine façon une violence normative,
l’origine du comportement violent soit dans le développement
humain (à quel âge commence-t-on à être violent? que faire de ces
comportements?) soit d’un point de vue plus évolutionniste
(fonction homéostatique pour faire face à un débordement sensoriel
ou émotionnel, …). La
longueur des différents chapitres est très variable aussi, et
certains thèmes seront traités plusieurs fois, des fois de façon
complémentaire, des fois d’une façon qui s’apparente plus à un
doublon.
La
notion de norme et de violence se prête particulièrement à une
approche statistique. Laurent Bègue va par exemple fournir un
certain nombre de données sur les facteurs de risque, tout en
rappelant ce qu’il ne faut surtout pas en faire puisque la
stigmatisation elle-même est un facteur de risque, à la fois par
l’isolement social qu’elle provoque et par le désir qu’elle
suscite, dans un retournement du stigmate, de rechercher une
valorisation dans le comportement violent qui a été prédit. Cet
enjeu de la désirabilité sociale sera particulièrement mis en
valeur avec le travail d’Eric
Verdier sur le harcèlement scolaire : un comportement violent
qui est source d’orgueil dans la discrétion, devant un public
choisi, devient honteux quand il est exposé crûment devant un
groupe plus large, en particulier quand la victime est présente.
Concernant l’utilisation des statistiques pour anticiper les
comportements violents, Mathias Rio compare, de façon critique, les
différents outils disponibles, aucun
n’étant tout à fait satisfaisant.
La
norme se glisse aussi, même si c’est plus confortable de
l’oublier, dans la recherche. On peut l’observer dans le chapitre
de Bintou-Miranda Sanoko, Suzanne Léveillée et Anne Andronikof sur
la violence des femmes sur les hommes dans le couple. Si elles
rappellent que "les auteurs d’approche féministe ont pourtant été
parmi les premiers à relever l’existence de violences conjugales
commises par les hommes", une confrontation est toujours d’actualité
entre une perception, comme celle de Lundy Bancroft, de la violence
conjugale comme intimement liée au patriarcat (selon cette approche,
la violence conjugale féminine ne
relève pas du "terrorisme intime" -la violence a pour objet de
maintenir une situation de domination dans le couple-, mais de la
"violence situationnelle", qui relève d’un acte de violence dans
des situations spécifiques, parfois dans des cas de légitime
défense) et celle qui la conçoit plutôt comme un problème
interindividuel, où la prise en compte du genre n’a pas sa place.
Le chapitre est certes très court, mais cite beaucoup de recherches
et de méta-analyses, la compréhension fine de tous les arguments
demande donc un travail supplémentaire conséquent, et il semble
qu’il n’y ait pas encore de consensus scientifique concernant
l’une où l’autre approche. Celle
choisie par Roland Coutanceau est en revanche limpide dès le titre
du chapitre qu’il consacre au "crime passionnel", dénomination
extrêmement problématique en soi puisqu’elle met l’accent sur
les supposés tourments émotionnels de l’auteur qui deviennent
implicitement le motif des violences. Et le chapitre est hélas
cohérent avec son titre : contrairement à l’auteur, petite
chose fragile possédée par sa souffrance, la victime est, est-ce
une surprise, "l’objet de
l’acte". Celui qui est violent au point de tuer est humain, trop
humain, la victime ne peut même pas prétendre au statut de sujet.
Cette conception donne parfois lieu à des passages surréalistes,
tels que, concernant le passage à l’acte, "on soulignera le rôle
de certaines attitudes (rires ou sourires vécus comme moqueries) ou
parfois de certaines phrases malheureuses vécues comme
particulièrement provocatrices comme le classique "t’as pas les
couilles pour tirer" face à un partenaire menaçant d’un fusil
chargé" : c’est vrai ça, quelle idée d’aller provoquer
une personne si sensible, alors qu’il n’avait pas de mauvaise
intention, il était juste en train de menacer sa conjointe avec une
arme à feu chargée, c’est quand même le genre de choses qui
arrive à tout le monde. Lundy Bancroft l’explique très
clairement : si les éléments psychologiques décrits
(immaturité, dépression, honte de la séparation) jouent un rôle
dans la forme des violences, leur motivation principale est une
volonté de domination non négociable, vécue comme légitime. S’il
a pu l’analyser et l’argumenter finement, c’est par le
contact avec les auteurs et
les victimes, ce qui est il
est vrai peu compatible avec
le fait de leur donner un statut d’objet. Roland Coutanceau, dans
un chapitre qui a tous les aspects d’une approche scientifique
(vocabulaire, structure, …), aligne de nombreux poncifs souvent
reprochés aux articles de la rubrique faits-divers de la presse,
pourtant a priori rédigés par des professionnel·le·s moins
formé·e·s. C’est d’autant
plus surprenant qu’il a codirigé un livre sur les violences conjugales... et sérieusement inquiétant quand, après avoir occulté un aspect essentiel du sujet, il déplore la difficulté de "tenter d'en décoder les éléments précurseurs".
De
nombreuses pistes d’explication sont aussi fournies concernant ceux·elles qui commettent le pire, dont il est vite tentant d’oublier, voire
d’exclure, qu’iels soient normaux, ou même humain·e·s ("dans
l’imagerie populaire, le psychiatre c’est "celui pour qui tout
le monde est fou"… mais c’est aussi et surtout celui qui trouve
normal ceux qui se présentent à la plupart comme des fous
criminels"). Roland Coutanceau présente de manière synthétique ce
qui est recherché lors d’une expertise psychiatrique (l’axe de
la personnalité, l’analyse du passage à l’acte c’est à dire
ce qui s’est passé avant, pendant, et, ça a aussi une grande
importance, après, et
l’approfondissement de thématiques spécifiques liées à l’acte
lui-même). Daniel Zagury
détaille de façon nuancée les spécificités psychiques des
serial-killers, des
participant·e·s aux génocides, des terroristes djihadistes
(s’appuyant entre autres sur le travail de Marc Sageman, il
rappelle que les cibles sociologiques des recrutements de
l’organisation de l’État Islamique et d’Al Quaeda ne sont pas
les mêmes). Concernant la violence dont chacun·e serait capable, Johan
Lepage reprend de façon très détaillée les résultats des
expériences de Milgram, et de leurs réplications ultérieures. La
notion d’état agentique de Milgram (le sujet perd son
individualité pour accomplir la mission donnée) est prolongée par
Françoise Sironi avec la notion d’homme système : s’appuyant
certes sur le cas d’une personne spécifique (le bourreau Khmer
rouge Duch, avec lequel elle a eu de nombreux entretiens dans le
cadre d’une expertise judiciaire) dans un contexte spécifique (le
régime de Pol Pot, responsable de deux millions de morts en trois
ans et demie), elle montre comment une personne peut renoncer à sa
propre individualité pour devenir, intégralement, au service d’une
idéologie, à travers entre autres des mécanismes
d’hyper-adaptation et de clivage. Quatre éléments,
nommés techniques traumatiques, sont entre autres identifiés : la frayeur
(omniprésence du risque de mort), la douleur physique (ce qui inclut
l’épuisement par le stress, le manque de sommeil), la douleur
psychique ("un sentiment d’effraction psychique et de totale
transparence aux yeux d’autrui") et l’absurdité logique.
Ce
livre est un objet particulier du fait de son contenu très
diversifié par les thématiques des chapitres, et même leur
longueur, leur qualité (mais ne le répétez pas), la formation des
auteur·ice·s. Sur un thème qui laisse difficilement indifférent·e,
c’est autant de visions à explorer, que ce soit pour se satisfaire
du contenu du livre ou pour approfondir.
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