Pour
se sortir d’une situation de violence conjugale, que ce soit pour
prendre la décision de partir, pouvoir le faire dans de bonnes
conditions, ou pour mieux vivre l’après, l’entourage est souvent
important. Ingrid Falaise a trouvé la force de partir quand des
détectives privés, engagés par ses parents avec qui elle avait
coupé le contact, ont trouvé sa trace. Avant ça, une phrase de son
beau-père, l’attitude du meilleur ami de son conjoint, n’ont pas
changé grand-chose concrètement mais ont eu assez d’impact pour
qu’elle s’en souvienne des années après. Sophie Lambda, après
la rupture, a énormément souffert de l’incompréhension de ses
proches. Asa Grennwall a pu compter sur son père pour l’héberger
quand elle est partie, et pour récupérer ses affaires en sécurité
le lendemain. Pourtant, alors que dans ces situations de danger les
bonnes intentions ne suffisent pas et peuvent même être
contre-productives, peu de ressources (à ma connaissance) sont
destinées spécifiquement aux proches des victimes. C’est ce que
propose l’autrice, psychothérapeute et travailleuse sociale
spécialiste du sujet, elle-même ancienne victime. Elle utilise
systématiquement le masculin pour parler de l’agresseur et le
féminin pour parler de la victime, ce qui reflète probablement son
expérience professionnelle, choix que je vais conserver dans ce
résumé bien que ces violences existent aussi dans des couples
homosexuels ou, bien plus rarement, infligées par des femmes à des
hommes.
Si
la situation est hélas fréquente (l’autrice rappelle que le·a
lecteur·ice connaît probablement, qu’iel en ait conscience ou
non, des agresseurs et des victimes), certains aspects peuvent en
effet prendre au dépourvu même une personne bien intentionnée,
qu’ils relèvent d’une méconnaissance des conséquences du
traumatisme (état de confusion extrême, estime de soi très basse
-le dénigrement, sous forme de culpabilisation, d’insultes, ...
fait partie des violences-, espoir de voir l'agresseur changer) ou d'idées reçues sur le couple (ça peut arriver à tout le monde de
s’énerver, les problèmes de couple se règlent en couple, il
suffit de partir, elle devrait mieux s’affirmer, elle n’est
probablement pas non plus facile à vivre, …). Pour toutes ces
raisons, le plus important est d’écouter, sans jugement, la
victime, et, ce qui est peut-être le plus difficile, de respecter
son rythme. L’humilité est d’ailleurs au cœur des
recommandations, au point que, si l’autrice insiste sur le fait
qu’il ne faut pas culpabiliser si ça se termine mal (l’agresseur
est le seul responsable et coupable des violences), il n’y a pas
lieu non plus de se féliciter en cas de succès : c’est la
victime qui, en s’emparant des ressources fournies, a fait
l’essentiel du travail. Si récompense à rechercher il y a, c’est
dans les compétences acquises en servant de soutien.
Le
premier risque est d’être trop distant·e. L’isolement est une
part intégrante de la relation abusive, les espaces pour développer
des relations sociales sont potentiellement réduits. La victime
passe l’essentiel de son temps avec une personne qui la fait douter
de ses perceptions, éventuellement la maintient dans la honte, voire
la dissuadera plus directement de parler en la menaçant de
représailles. La construction d’une relation de confiance
demandera du temps. Les premières évocations des violences seront
probablement allusives, la situation minimisée. Si le rythme de la
parole est à respecter (simplement être disponible pour la
recueillir, ce qui peut consister dans un premier temps à appeler ou
passer du temps ensemble sans parler de la raison pour laquelle on se
rend réellement activement disponible, est déjà une étape
importante), les allusions devront être relevées, éventuellement
en demandant plus de précisions avec des questions ouvertes, sans
pression à en dire plus mais en marquant un intérêt : les premiers pas doivent être encouragés, sinon la victime risque de laisser tomber. Et surtout,
il est important de respecter sa perception même quand
elle semble indulgente envers l’agresseur (sans pour autant
exprimer qu’on partage cette perception, surtout si ce n’est pas
le cas -la sincérité est fondamentale-), de ne pas prendre parti,
quelle que soit la difficulté de rester neutre. Se rendre disponible
ne dispense pas de tenir compte de ses propres ressources : le
rôle éprouvant de soutien implique souvent d’avoir soi-même
besoin de soutien, sans compter que se ménager des pauses, c’est
aussi donner l’exemple, rappeler à la victime que c’est
important de se respecter soi.
Le
second risque est… d’être trop pro-actif·ve! Le titre initial du
livre, To be an anchor in the storm,
l’exprime bien : l’autrice invite bel et bien à être une
ancre dans la tempête, et non, si tentant que ce soit, un phare ou
un gouvernail. Paradoxalement,
le nouveau titre (L’aider à prendre sa liberté),
peut être interprété dans ce sens...
Être ferme envers la victime
pour la pousser à agir, dans une situation si évidemment néfaste,
peut avoir l’air d’être la chose à faire, mais c’est en fait
la pousser à choisir entre l’agresseur et nous… et l’agresseur,
c’est la situation qu’elle connaît, c’est son conjoint, et
c’est un manipulateur adroit : l’expérience professionnelle
de l’autrice lui a permis d’observer que les victimes qui
partaient sous la contrainte revenaient plus souvent et plus vite
vers leur ex. Autre élément important : la rupture est le
moment le plus dangereux, et un regard extérieur ne permet pas
d’identifier aussi clairement que la victime le risque bien réel
de représailles. Plus insidieux, prendre des initiatives, faire des
choix à la place de la victime, c’est nier ses compétences et son
autonomie, alors même que la confiance en elle est un élément
essentiel de la résilience,
de la reprise de pouvoir dont elle aura besoin précisément pour
s’en sortir. L’autrice va jusqu’à inciter à ne pas donner de
conseils même quand ils sont demandés. Elle invite par contre à
rappeler à la victime les choix pertinents qu’elle a pu faire par
le passé.
Les
deux paragraphes précédents ont
le point commun de mettre en valeur l'aspect désintéressé que doit avoir l'aide apportée : vous êtes l’ancre qui permettra à
la victime de mieux percevoir la situation, et d’accéder à ses
propres ressources. L’autrice
donne des conseils précis, insiste sur le fait que devenir une ancre
demande un entraînement (inévitablement, des erreurs seront faites…
ça se rattrape) et invite à se jeter à l’eau (à l’eau… oui
parce qu’on est une ancre… c’est drôle parce que… non,
rien) : elle le répète plusieurs fois, le changement vient de
l’action, plus que l’inverse. Ses conseils sont extrêmement
proches de l’Approche Centrée sur la Personne, donc je ne peux
qu’approuver (avec la plus grande objectivité) : reformuler
les phrases de la victime (pour signifier son écoute, pas pour faire
une imitation!) plutôt que chercher à lui répondre, prendre
conscience de ses propres émotions pour mieux accueillir les
siennes, faire la distinction entre émotions et pensées et éventuellement rediriger l'attention vers les émotions, avoir une
attitude d’acceptation inconditionnelle (il faut s’attendre à ce
que la victime prenne un certain nombre de décisions qui vont nous
déplaire, voire nous sembler aberrantes) en posant toutefois comme
limite notre propre sécurité, …
Des
conseils sont aussi donnés pour faire face à l’agresseur, qui
consistent en grande partie à des choses à ne (surtout) pas faire :
le risque de confrontation, potentiellement de danger, est bien réel
(l’amie qui a servi d’ancre à l’autrice s’est fait briser la
vitre de sa voiture alors qu’elle fuyait l’agresseur
venu à son domicile pour lui demander où trouver son ex, et a du
s’échapper en appuyant sur l’accélérateur avec deux pneus
crevés). Une étape importante est de savoir à qui on a affaire :
les agresseurs, pour l’essentiel, sont des manipulateurs adroits,
et ont presque pour automatisme de rejeter la faute de leurs propres
actions sur les autres (ça peut inclure l’ancre : l’autrice
prévient, si insolite que ça puisse paraître, qu’il est possible
de culpabiliser soi-même envers l’agresseur contre lequel on
consacre pourtant tant de temps et d’énergie à lutter).
L’attitude la plus autodestructrice serait de rentrer dans son jeu,
que ce soit dans la manipulation (c’est lui qui va gagner, il a toute une
vie d’expérience) ou dans l’escalade de violence. Chercher à le
changer est tout aussi illusoire : il ne changera que s’il le
décide lui-même et
qu’il s’y consacre activement avec une thérapie spécialisée
(une thérapie tout court, ça ne marche pas : le problème, ce
n’est pas qu’il souffre, c’est qu’il fait souffrir les
autres, ce n’est pas qu’il ne contrôle pas sa colère, c’est
qu’il estime que sa colère l’autorise à être violent). L’une
de ses forces, en dehors du fait de se déresponsabiliser, c’est de
mettre mal à l’aise, ce qui est particulièrement pratique
lorsqu’il reste dans l’univers de l’implicite : lui
demander d’expliciter ses actions ("tu dis que tu t’es un
peu énervé hier, il s’est passé quoi exactement? Ah, c'est tout le
monde qui criait? Parce que xxx me dit que tu l’as poussée devant les enfants et
que tu as cassé des meubles", "Tu viens de me dire :
"ça vaut mieux pour tout le monde si tu me donne la nouvelle
adresse de xxx, je ne suis pas quelqu’un de très patient",
qu’est-ce que tu entends par là? C’est une menace?"),
c’est lui retirer une arme, comme par exemple refuser de se
justifier lorsqu’il demande des comptes. Autre élément
important : faire en sorte que ses actions aient des
conséquences (dépôt de plainte, appel des forces de l’ordre en
cas d’urgence, …), et ne pas céder lorsqu’une conséquence a
été annoncée. Rentrer dans le jeu de la violence, c’est aller
vers l’escalade, chaque message d’impunité, c’est aller vers
l’escalade. Connaître précisément la loi (et, c’est hélas un
critère, l’autrice a d’ailleurs eu l’occasion de le constater
directement, le niveau d’implication des forces de l’ordre
locales) est un atout important.
Ce
livre très recommandé par Lundy Bancroft donne, en
plus des encouragements pour qui s’engagera sur ce chemin
potentiellement long et éprouvant, des conseils précis, souvent
contre-intuitifs, pour assurer dans les meilleurs conditions
possibles sur ce rôle de soutien qui pourrait pourtant sembler aller
de soi… jusqu’aux premières difficultés. Hélas, le livre
n’existe pas en français.
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