lundi 10 mai 2021

Becoming the narcissist's nightmare, de Shahida Arabi

 


 Le·a narcissique (terme employé dans ce livre, qui s'ouvre sur des informations très détaillées sur la distinction entre narcissique, psychopathe et sociopathe, mais qui évoque concrètement les relations abusives en général -amoureuses surtout mais aussi parent/enfant, dans le monde du travail, ...- et ne se limite pas à une définition stricte) cherche à posséder sa cible, dans le plus de sens du terme possible, et à utiliser sa souffrance et sa détresse comme autant de confirmations de son importance, de son égo jamais pleinement satisfait. Le cauchemar du ou de la narcissique que l'autrice propose de devenir, c'est une personne pleinement épanouie, qui se donne à elle même l'importance qu'elle mérite, désormais invulnérable aux manipulations et autres gesticulations de l'ancien bourreau.

 La partie qui détaille l'état de la science est assez claire... sur les zones d'ombres. S'il y a des pistes argumentées pour établir un profil du ou de la narcissique, les vulnérabilités spécifiques des victimes, les données (et l'expérience personnelle de l'autrice, victime plusieurs fois et très active dans plusieurs groupes de partage qui lui ont beaucoup apporté), le profil type n'existe pas. Certain·e·s agresseur·se.s correspondent au profil identifié par certain·e·s chercheur·se·s de l'ancien enfant roi auquel ses parents ne refusaient rien, d'autres semblent correspondre au profil identifié par d'autres chercheur·se·s d'un trait de personnalité consécutif à un ou des traumatismes. Certaines victimes ont des vulnérabilités identifiables (parents narcissiques, forte tendance à chercher à se conformer au désir de l'autre avant de s'écouter soi, ...), d'autres pas du tout et pour autant ont vécu des situations semblables. Le tronc commun réside surtout dans l'absence de bienveillance du ou de la narcissique, et ses techniques de manipulation, au service de son égo et du contrôle de l'autre, en particulier le cycle des violences : idéalisation (l'agresseur·se se présente sous son meilleur jour, le visage agréable et séduisant visible de l'extérieur, et multiplie les déclarations les plus flatteuses), dénigrement (la victime devient soudain méprisable, ce qu'elle fait n'est jamais satisfaisant, les qualités d'hier deviennent des défauts -l'ambition devient prétention, le physique avantageux devient la preuve d'une personnalité superficielle et/ou d'un besoin malvenu de séduire, ...-), l'abandon (rupture brusque, potentiellement en la rendant délibérément blessante), la destruction (renforcement de l'étape précédente, ça peut être une campagne de diffamation, s'afficher avec un·e nouveau·elle partenaire, ...), et la récupération -hoovering en anglais, qui évoque l'aspirateur-, qui consiste à relancer la victime, et qui tout en ayant l'apparence d'une volonté de tirer un trait sur le passé, ou plutôt de revenir au passé d'avant les violences, est en fait une tentative pour l'agresseur.se de maintenir son pouvoir.

 Ces mécanismes créent et exploitent des vulnérabilités (dont par exemple la faible estime de soi, la recherche d'une belle relation mais aussi les vulnérabilités, non négligeables dans cette situation, que sont l'empathie et la bienveillance) pour aboutir au contrôle et à la destruction, le plus longtemps possible (faire du mal, c'est exercer un pouvoir). Comprendre que la personne qui nous a fait vivre de si belles choses au début est un masque, que la personne qui agresse est la vraie personne, et non l'inverse, comprendre que célébrer et dénigrer les mêmes qualités n'est pas contradictoire (c'est selon si, en ce moment, l'égo du ou de la narcissique est gonflé, par procuration, ou menacé par ces qualités), comprendre que la personne qui revient vers nous après avoir dit tout le mal possible n'a pas changé d'avis sur nous mais a le comportement qui sert le mieux son envie immédiate, comprendre éventuellement que les violences ne sont pas la conséquence d'une pathologie mentale ou d'un traumatisme (qui peuvent par ailleurs être bien réels) mais d'une vision de la relation, ça demande du recul, particulièrement difficile à prendre dans ces circonstances, et surtout ça demande de penser au pire, ce qui n'est généralement pas spontané et qu'on peut n'avoir aucune envie de faire, en particulier quand le début de la relation était si beau. L'autrice donne d'ailleurs quelques clefs pour être vigilant·e en début de relation. Ses attentions semblent disproportionnées par rapport à l'état de la relation? Iel vous laisse très peu d'espace personnel (parce que, bien sûr, iel ne peut pas se passer de vous et a besoin d'être avec vous tout le temps)? Posez explicitement des limites, sa réaction devrait être parlante. Son ex est folle? Vous serez probablement la prochaine "ex folle".

 Et la meilleure solution, sur laquelle l'autrice insistera le plus (d'où le titre), est de vous éloigner et de vous concentrer sur vous. La solution qui l'a le plus aidée, c'est de couper le contact ("go No Contact") ou, quand c'est impossible autrement (enfants ou entreprise en commun, par exemple), passer au contact minimum ("low contact"). Le contact minimum implique de limiter les échanges aux stricts aspects pratiques, de poser des limites claires et les maintenir (horaires pour les appels par exemple, ou interdiction d'entrer dans le domicile), éventuellement imposer un canal unique pour les communications (l'écrit est idéal car ça permet de garder des traces, et limite les risques d'entrer dans un jeu de manipulation). Dans les témoignages, certain·e·s disent aussi que l'aide d'un tiers (avocat·e, conjoint·e actuel·le) pour relire les échanges et limiter l'impact émotionnel ou la manipulation peut aider. En ce qui concerne le "No Contact", si l'autrice célèbre son efficacité (tout en disant qu'il faut attendre à peu près deux mois pour commencer à en bénéficier pleinement), elle ne prétend pas que c'est facile. Il ne s'agit pas seulement de résister à la tentation de répondre au téléphone ou de lire les SMS, voire d'appeler ou écrire soi-même, mais aussi de ne pas aller regarder les publications du ou de la narcissique sur les réseaux sociaux, éventuellement ne pas être en contact sur les réseaux sociaux avec des ami·e·s commun·e·s (d'autant que le·a narcissique sera le·a premier·ère à s'en emparer pour envoyer des messages directs ou implicites), et, surtout, dans les moments difficiles, s'occuper activement de soi (faire une activité agréable, ou épanouissante, ou qui a du sens, même si c'est juste faire une série d'abdos ou lire un poème si on a pas beaucoup de temps). Reconnaître que c'est difficile, c'est aussi se féliciter quand certains paliers de durée ont été atteints (et être indulgent·e avec soi-même en cas de rechute : le dénigrement, on le laisse au ou à la narcissique). Le "No Contact", s'il a l'air simple (d'ailleurs le concept tient en trois syllabes), est un parcours qui va beaucoup dépendre de la personne et des circonstances, et va plus ou moins aider, comme les très nombreux témoignages présentés dans le livre permettent de se rendre compte.

 Le pendant positif du "No Contact", c'est que ça laisse d'autant plus d'espace pour être en contact avec soi. L'autrice insiste là-dessus, les circonstances, si sombres soient-elles, sont aussi une opportunité pour grandir, tout en acceptant la patience nécessaire pour récupérer. Prendre soin de soi, c'est acter qu'on le mérite, récupérer activement, c'est acter qu'on ne subit plus. La psychothérapie (l'autrice fournit un éventail d'exemple), le contact avec d'autres victimes à travers les réseaux sociaux ou des associations, l'investissement dans des activités professionnalisantes ou artistiques, sont autant d'outils pour contrer le manque de ce qui a été perdu, le temps passer à douter, à ruminer (ce qui ne signifie certainement pas que la culpabilisation est justifiée quand la douleur est trop forte pour faire quelque chose). Plus spécifiquement, Shahida Arabi insiste sur le sport, les comédies ou spectacles comiques, la méditation, pour contrer les effets physiologiques du stress vécu et du manque de la relation amoureuse passée.

 S'il fallait faire un reproche au livre, c'est qu'il est assez inégal. Les contenus sont variés sur la forme (articles d'auteur·ice·s invité·e·s, liens, témoignages, chapitres détaillés, interventions extrêmement brèves) et pas toujours intégrés de façon organisée, la structure est parfois confuse, il y a pas mal de redites alors que le livre... fait 500 pages. Les chapitres qui concernent l'aspect neurologique et hormonal du traumatisme, et de la fusion traumatique ("traumatic bonding"), étaient clairement une mauvaise surprise : l'avalanche de terme techniques qui sont certes impressionnants mais n'aident pas en soi à la compréhension (c'est classe de dire -plusieurs fois- qu'un effet du traumatisme sur l'aire de Broca, qui contrôle le langage, a été démontré, mais pourquoi ne pas dire un mot sur l'effet concret du traumatisme sur la maîtrise du langage?) cohabitent avec des mythes pseudoscientifiques comme le cerveau reptilien (ironiquement rangé dans la section "faits sur le cerveau"... les faits, c'est surtout que ça n'existe pas  ), le syndrome de Stockholm souvent évoqué (pour le syndrome de Stockholm, "pseudoscientifique", c'est gentil) ou encore la sécrétion de dopamine comparée à l'addiction à la cocaïne parce que, bien sûr, le-circuit-de-la-récompense... Pourquoi pas, en cas de réédition, revoir la structure du livre et confier la partie qui concerne l'aspect biologique à des expert·e·s, vu qu'il y a déjà pas mal d'invité·e·s? Mais cette critique ne me dissuade absolument pas de recommander le livre, pédagogique et riche au niveau factuel, et qui communique une force nettement intensifiée par la quantité de témoignages recueillis sur Self-Care Haven, le site de l'autrice (elle a aussi une chaîne YouTube), qui peuvent aussi contribuer à briser la potentielle sensation de solitude qui peut s'immiscer après un tel vécu. Comme le livre est un best-seller, je ne désespère pas de voir un jour une traduction en français (et même dans d'autres langues).

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