mercredi 19 mai 2021

Restoring mentalizing in attachment relationships. Treating trauma with plain old therapy, de Jon G. Allen

 


 Dans un contexte d'augmentation exponentielle des classifications diagnostiques et  des modèles thérapeutiques mis à l'épreuve de la validation scientifique, l'auteur propose et surtout argumente pour un retour aux fondamentaux. S'il reconnaît qu'il n'y a pas de frontière nette entre une thérapie spécifique même extrêmement structurée et "la thérapie la plus classique" (il l'a constaté en tant qu'étudiant, quand le premier patient qu'on lui a confié s'obstinait à vouloir parler de ses problèmes pendant les séances au lieu de le laisser appliquer le protocole strict demandé), s'il met en avant sa subjectivité, son propos sera extrêmement documenté et détaillé : en plus d'être un plaidoyer convainquant, le livre est une vulgarisation particulièrement exigeante de psychopathologie du traumatisme.

 Lorsque l'auteur ironise sur l'invasion de la psychothérapie par des sigles, c'est une rhétorique adroite, mais qui peut laisser perplexe sur le fond : certes, dire que "l'EMDR a une efficacité reconnue pour le TPST mais n'est pas particulièrement recommandée pour le TDI", ça fait sourire, ça ne sonne pas très chaleureux, mais c'est une affirmation concrète (une fois qu'on l'a décodée), qui n'implique par ailleurs à aucun moment de négliger l'aspect relationnel. Pourtant, les classifications, quand on les observe de près, ont bien des défauts, en particulier, paradoxalement, celui de... manquer de précision. Par exemple, la dépression est une conséquence plus fréquente du traumatisme que... le trouble de stress post-traumatique! A l'inverse, les symptômes de trouble de stress post-traumatique peuvent survenir sans traumatisme spécifique identifiable. Il arrive donc que les thérapeutes cherchent un évènement traumatique qui n'existe pas forcément, tout en négligeant des pistes parfaitement accessibles ("non, ce·tte patient.e n'a pas vécu d'accident de voiture ni de tentative de meurtre, par contre ce serait peut-être intéressant d'explorer la maltraitance parentale donc iel a déjà parlé plusieurs fois?"), au risque, dans des cas extrêmes, de générer des faux souvenirs (Allen insiste : le·a thérapeute doit faire avec ce qu'iel a). Les pathologies peuvent également être liées les unes aux autres (addictions, troubles du comportement alimentaire, ...), ou ne pas l'être... or, chercher d'emblée la meilleure thérapie implique de mettre le·a patient·e dans une case dès que possible, et négliger de prendre le temps du questionnement. Inconvénient supplémentaire de l'hyperspécialisation : aucun·e thérapeute ne peut maîtriser toutes les méthodes, et dans ces conditions la flexibilité des thérapeutes ne pourra pas suivre celle des symptômes dans la mesure où les classifications, on l'a vu, sont très imparfaites ("les symptômes ne sont pas rangés bien proprement. Tel que je le perçois, les boîtes ne sont pas hermétiques : leur contenu déborde et se mélange, et c'est souvent difficile de déterminer dans quelle boîte il faut mettre tel ou tel contenu (symptôme)"). Pour autant, l'état de la science est un guide précieux, que la "thérapie la plus classique", si classique soit-elle, n'est pas dispensée de prendre en compte ("je pense que les généralistes que nous sommes, au même titre que les spécialistes, devons baser notre travail sur les preuves fournies par la recherche scientifique").

 Mais au fait, c'est quoi, la "thérapie la plus classique"? D'ailleurs, l'auteur admet avoir été provocateur, dans la mesure où il aurait tout autant pu parler de thérapie par la parole. Plus qu'un appel nostalgique à la tradition, la formule désigne deux piliers : la mentalisation et l'attachement. La mentalisation, c'est l'action de se représenter ce que pense l'autre, et d'expliciter à l'autre ses propres pensées. Chacun le pratique au quotidien, les thérapeutes probablement plus que les autres, et il se peut même que certain·e·s le fassent correctement (la théorie est simple, la pratique est exigeante, l'auteur l'a même vécu dans une thérapie particulièrement laborieuse qui s'est débloquée quand... le patient l'a invité à mentaliser!). L'attachement est aussi un domaine riche qui désigne avant tout la confiance dans la qualité de la relation : la relation thérapeutique étant, comme son nom l'indique, une relation, difficile d'en faire abstraction quel que soit le modèle théorique. La thérapie idéale sera donc constituée par un cadre sécurisant, un·e thérapeute qui cherche à comprendre le·a patient·e et qui exprime de façon maîtrisée son propre vécu, et une gestion apaisée des conflits. Même s'il a quelques réserves (par exemple l'idée que la qualité de la relation soit une garantie suffisante de l'efficacité de la thérapie), l'auteur estime que l'Approche Centrée sur la Personne, de Carl Rogers, se rapproche énormément de cet idéal, et je trouve qu'il a bien raison (mais non, je ne dis absolument pas ça parce que je me forme à l'ACP).

 D'accord, se spécialiser a ses limites, mais quel rapport entre la mentalisation et l'attachement de cette fameuse "thérapie la plus classique" et le traumatisme? Le résumé sera forcément brouillon par rapport à la technicité du livre, mais certains éléments sont assez frappants. Par exemple, selon la chercheuse Ronnie Janoff-Bulman, le traumatisme détruit trois présupposés : le monde est bienveillant, le monde a un sens, j'ai de la valeur. Le premier et le troisième présupposé sont des préoccupations directes de la théorie de l'attachement : plus la bienveillance de la figure d'attachement principale est inconditionnelle (donc, plus je suis valorisé·e pour ce que je suis et non selon ce que je fais), plus je vais me sentir en sécurité. Le second présupposé peut être réparé par la mentalisation, qui permet de redonner du sens. L'une des conséquences fréquentes du traumatisme est qu'y repenser revient à le revivre, ce qui génère souvent des comportements d'évitement (des stimuli externes -sons, odeurs, lieux qui rappellent l'évènement- et internes -émotions, sensations semblables à celles qui ont alors été vécues-). La mentalisation est un travail d'élaboration qui permet de passer progressivement de la sensation à la rationalisation. L'auteur reconnaît pleinement l'efficacité des thérapies basées sur l'exposition (qui sont même supérieures à la mentalisation sur un aspect : le protocole initie la confrontation redoutée, là où une thérapie non directive permet l'évitement pour une durée indéterminée), mais constate aussi un taux d'abandon élevé. En plus de la différence de méthode, une subtile différence d'objectif existe : l'idée n'est pas de se confronter directement au traumatisme jusqu'à ce qu'il ne soit plus douloureux, mais à rendre le·a client·e capable d'y repenser, donc ne pas être contraint·e à des comportements d'évitement eux-mêmes potentiellement insupportables.

 Le livre se clôture sur des aspects existentiels qui surviennent souvent en thérapie, en particulier en thérapie du traumatisme (bien et mal, religion et spiritualité, et espoir), mais ces thèmes extrêmement vastes (ils peuvent chacun occuper à peu près l'éternité, en faisant appel à plusieurs disciplines) sont expédiés en quelques pages avec une superficialité qui contraste fortement avec le reste du livre, et cette partie à mon avis appauvrit le livre plus qu'elle ne le sert.

 Le livre est extrêmement riche, et ouvre sur énormément de dimensions de l'attachement et de la mentalisation, mais aussi (un comble avec l'appel dans le titre à revenir à l'essentiel) de la complexité de la clinique du traumatisme. Celles et ceux qui recherchaient un étendard à brandir contre les thérapies les plus récentes seront d'ailleurs probablement déçu·e·s : le propos est solide mais nuancé, l'auteur insiste sur l'importance de la recherche scientifique et du mouvement constant vers de meilleures solutions, et rappelle que ce sera compliqué de trouver un·e thérapeute, quelle que soit sa méthode, qui n'attache pas d'importance à la relation (par contre, sans surprise, il est plus que réservé envers les thérapies sur ordinateur... et, certes elles peuvent avoir des qualités, mais sur l'aspect relationnel, difficile de contre-argumenter). Malheureusement, il ne semble pas y avoir de traduction française à l'horizon.

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