jeudi 1 février 2024

Amours en cendres, d'Anne Billows

 


 Ce roman graphique sur les relations abusives est le résultat d'un important travail de documentation. Les histoires d'Andrea et Thomas, de Femi et Patrick et de Sophie et Julien sont les compilations de nombreux témoignages recueillis, une forme qui permet de préserver l'anonymat des personnes concernées. Entre ces récits sont intercalés des points théoriques indispensables pour vraiment comprendre les relations abusives, saisir en quoi elles sont fondamentalement différentes de relations amoureuses, même conflictuelles. Ces affirmations sont appuyées par des paroles d'expert·e·s, plutôt nombreux·ses ce qui donne une idée du travail de préparation colossal, soit extraites de leurs textes (livres, articles, ...) soit recueillies directement. L'idée probablement la plus importante est que ce sont des situations où l'agresseur, s'il peut mettre en avant avec insistance des motifs qui correspondent aux idées reçues (souffrances terribles infligées par leur mère ou une ex, incapacité à contrôler ses émotions en particulier la colère, ...), perçoit sa compagne comme sa propriété,  ce qui est la cause fondamentale des violences. La tentation de prendre soin de lui, d'écouter ses souffrances, de se plier à ses exigences, aggravera donc la situation au lieu de l'apaiser comme on pourrait s'y attendre. Dans de nombreux cas, il sait d'ailleurs parfaitement avoir un comportement différent selon les interlocuteur·ice·s, soigner son image, ou encore reculer (contrition, promesses, ...) juste assez pour pouvoir ensuite reprendre, plus intensément, son emprise.

 Dans les trois histoires, une femme est victime d'un homme violent, ce qui est le cas dans la très grande majorité des situations même s'il n'est bien entendu pas question de nier le vécu d'hommes victimes de femmes, ou l'existence de violences dans les couples homosexuels. Ces trois histoires sont parlantes et marquantes tant par leurs points communs que dans leurs différences. Dans les trois, un net changement de comportement a lieu quand le couple se rapproche, après une première période idyllique (Julien fait d'ailleurs du forcing pour habiter chez Sophie, prétextant ou provoquant des soucis de logement de son côté, alors qu'elle n'est vraiment pas à l'aise avec l'idée). Dans les trois, les colères, explosives, qu'elles mènent à des violences physiques ou non, sont une menace, un souci constant. Sophie évite de rappeler à Julien pour la énième fois que c'est son tour de faire la vaisselle alors que la situation lui pèse, parce qu'il a fini par hurler lorsqu'elle a insisté un peu après d'infinies précautions pour amener le sujet. Femi, après le premier épisode de violences physiques, estime avoir recadré les choses comme il le fallait et est plutôt satisfaite de, cette fois, ne pas s'être laissée faire, sauf qu'intérieurement la peur s'est installée et qu'elle commence à marcher sur des œufs. Thomas ne frappe pas, mais prive régulièrement Andrea de sommeil par des disputes interminables qui finissent par être tellement vides de sens que, même prête à dire n'importe quoi pour qu'il s'arrête, elle finit par ne pas savoir quoi répondre. Les trois dénigrent régulièrement, très régulièrement, et c'est entrecoupé ou non de périodes plus joyeuses qui laissent la place aux compliments. Les trois disent très régulièrement à quel point elles ne comprennent rien à leur souffrance et passent leur temps à les embêter pour rien. Dans les trois cas, et le livre est certes cru mais a le mérite de rentrer dans les détails de cet aspect important, la sexualité est un outil de manipulation et d'emprise. Thomas pousse sans arrêt Andrea à des pratiques toujours plus extrêmes, qu'elle accepte sous la pression de la comparaison avec ses ex et des accusations d'être coincée. Patrick ne s'intéresse absolument pas au plaisir de Femi, et souvent la viole après des violences physiques. Julien impose à Sophie des choses pour lesquelles elle n'est pas consentante (rapports sexuels pendant les règles alors qu'elle est extrêmement mal physiquement, retrait du préservatif malgré un refus clair, relation sexuelle à côté de sa fille qui dort dans le même lit, pour laquelle il a par ailleurs des gestes alarmants, ...). Les trois isolent leur victime, soit directement comme Patrick qui trace le portable de Femi et l'enferme et coupe l'électricité quand il sort, soit indirectement comme Thomas dont les colères disproportionnées font honte à Andrea. Dans deux cas, c'est un déclic, après une période interminable de doutes, qui poussera à mettre fin à la relation : Andréa voit Thomas se masturber en riant pendant qu'elle essaye de lui parler sérieusement de la relation, et le perçoit soudain comme minable, ridicule et plus effrayant. Femi prend immédiatement la décision de partir, ce qu'elle fait avec énormément de précautions pour se protéger, lorsqu'il frappe leur fille ("Comme si j'étais morte puis revenue à la vie. Faire preuve d'une telle violence à l'égard d'un enfant si petit, pour rien, je ne pouvais pas le supporter."). En ce qui concerne Sophie, c'est la police qui l'encourage à porter plainte alors qu'elle est enfermée hors de son propre appartement (police qui a aussi refusé la plainte de Femi -"on n'est pas des conseillers conjugaux. Madame, nous ne sommes pas là pour régler vos conflits"-).

 La lecture peut être éprouvante car rien n'est euphémisé et le dessin impose une représentation visuelle, mais la complémentarité du récit et des explications permet de vraiment comprendre des aspects cruciaux et hélas probablement éloignés, au service des agresseurs, des représentations générales, comme le fait que, évidemment, les agresseurs ne ressemblent a priori pas à des agresseurs et savent par ailleurs bien dissimuler les choses, que les violences ne sont pas des disputes même si elles peuvent y ressembler au point de tromper les victimes même, que la relation abusive c'est, encore plus que des explosions spectaculaires, un poids constant (pressions sur le comportement, dénigrement, impossibilité de s'exprimer, confusion entretenue, ...) qui a de lourdes conséquences, que les proches et les forces de l'ordre ne protègent pas nécessairement les victimes, ... C'est à ma connaissance l'un des livres voire le livre en français le plus complet sur le sujet, et si la forme du récit fait que les informations sont données de façon implicite, le contenu est extrêmement riche.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire